Scandales et modernités

a) Des signes qui ne disent plus leur sens

Parmi les six sites retenus pour cette étude, un seul (Notre-Dame-de-Toute-Grâce) est à vocation ou fonction religieuse et les propos recueillis auprès des visiteurs nous conduisent à une réflexion particulière.

Le public interrogé sur ce site témoigne, plus qu’ailleurs, de représentations peu favorables à la modernité architecturale, jugée « choquante »94. Toutefois ces propos sont souvent l’occasion de faire valoir une modernité plus modérée dont l’église du plateau d’Assy serait l’exemple (voire l’exception qui confirmerait alors la règle).

P5h
Ma belle-mère voulait nous la montrer parce que ça l’avait choquée...
P3h
c’est un modernisme... Bon, assez souvent le moderne c’est choquant, c’est criard ... passez moi le terme, c’est gueulard... là y’a beaucoup d’harmonie...
P3f
c’est pas choquant du tout, au contraire... on s’attend toujours à voir quequ’chose d’ancien, tandis qu’là...euh...

La relation entre le public et l’architecture du vingtième siècle se révèle ici particulière à deux titres :

  • il ne s’agit pas d’un objet architectural de patrimoine « ordinaire », mais d’un lieu de culte (catholique) auquel les visiteurs semblent attachés95.
    Ce qui fait que quand certains trouvent malgré tout cette architecture « un peu osée », cela tient davantage à sa fonction religieuse même. A ce genre d’édifice le public associe en effet des représentations plutôt conservatrices, définissant en fait le style dans lequel il convient globalement de rester pour conserver justement ce caractère religieux (donc traditionnel...).
    P3h non, y’a beaucoup de moderne, on est habitué au style ancien en matière de religion,
    P7f [...] On peut pas dire c’est une église du Dauphiné ou de j’sais pas quoi. Elle est surement pas représentative des églises autour, ou voilà...
    Mais même là, le public admet que l’on « s’habitue » à la modernité, requalifiée alors d’« originalité » (comme on pourrait dire « fantaisie » ?). D’ailleurs, par comparaison avec d’autres édifices religieux, cette église trouve encore grâce aux yeux de ces visiteurs.
    P4f au début cet aspect ... moderne nous paraissait un peu choquant, mais maint’nant on s’y habitue... [...] Elle ne ressemble pas aux autres églises, elle est vraiment à part. Et puis elle n’est quand même pas moderne comme par exemple la cathédrale d’Evry c’est une église moderne, mais...qui est...
    P4h c’est une église qui a d’la classe. La cathédrale d’Evry c’est ... c’est un amoncellement de briques qui sont très bien posées mais ...
    P9h Moderne mais qui ne choque pas. Qui ne choque pas...[...] Les églises modernes sont... on est allé à un mariage y’a pas très longtemps à Drancy. On croirait plutôt un château d’eau qu’une église...

  • Ce lieu de culte est aussi utilisé dans une fonction muséale, présentant des oeuvres d’artistes illustres, ayant certes contribué à une réalisation collective d’art sacré mais dont l’oeuvre reste globalement d’inspiration profane. Cette double fonction d’église et de musée semble ambiguë à quelques visiteurs.
    P1f je trouve que ça fait plus musée que lieu de culte, c’est un petit peu la critique que j’en ferais. Mais au niveau richesse des oeuvres, c’est très enrichissant [...]
    P5h ça risque de choquer certaines personnes... je dirais pas d’un certain âge... mais qui ont une idée de la religion assez stricte, pas moderne [...]
    Mais malgré la diversité des oeuvres exposées, les visiteurs sont satisfaits de percevoir dans l’ensemble une certaine« harmonie »96.
    P3f oui, oui, y’a beaucoup d’harmonie. J’suis pas une fana de Picasso, je comprend pas tout, mais là ce qu’il a fait, ça ne me choque pas, je trouve que même le Christ avec ses bras ...
    P7f La diversité, euh... l’harmonie qui règne, tout en ... je ne sais pas si ils l’on recherché, si ils ont travaillé ensemble ou pas, mais en tous cas, c’est divers et en même temps il y a rien qui dénote. Ça me paraît remarquable.
    P8h c’est bien, ce sont des peintres tout à fait différents, y’a une harmonie quand même
    D’ailleurs que peut-on trouver de choquant à l’église Notre-Dame-de-Toute-Grâce ? Construite au milieu du vingtième siècle, dans une écriture régionaliste sage, cette église apparaît, quelles qu’en soient les qualités, de facture plutôt conservatrice97. De plus, les oeuvres exposées sont toutes d’artistes universellement reconnus (et disparus !) qui depuis bien longtemps ne participent plus de l’avant-garde artistique.
    Les critiques exprimées ne portent donc pas tant sur les domaines de l’esthétique ou de la fonctionnalité proprement dites de l’architecture, mais soulèvent le problème plus complexe d’une image qui ne serait pas conforme à une fonction. Le choc ne viendraient pas ici de la modernité directement mais de la modernité d’une église, rendant confuse cette image que l’on pouvait se faire de la religion à travers des formes architecturales « typiques ».
    P9h Les églises modernes sont... on est allé à un mariage y’a pas très longtemps à Drancy. On croirait plutôt un château d’eau qu’une église...
    P4f Elle ne ressemble pas aux autres églises, elle est vraiment à part. Et puis elle n’est quand même pas moderne comme par exemple la cathédrale d’Evry c’est une église moderne, mais...qui est...
    P2h ...ça fait pas cathédrale, ça fait maison...
    P2f Ces églises, là...qui ressemblent à des cages à poules...
    Cette interprétation n’est cependant pas unanime puisqu’elle trouve son paradoxe même au sein de notre échantillon assez restreint de visiteurs. Ainsi le « choc » de la modernité peut-il être perçu comme un principe créateur, produisant une nouvelle image de la religion : plus ouverte, plus accueillante, évolutive, plus moderne.
    P5h le moderne peut choquer ! ça agresse un p’tit peu les mentalités et ça fait que ça fait vivre un esprit différent. Ça fait évoluer la religion. La religion, ça fait 2000 ans qu’ça existe, y’en a pour tous les goûts... C’est en évoluant, on est au deuxième millénaire, non au troisième, pardon... Ça donne envie de bouger On peut pas rester vieux jeu et strict comme dans une cathédrale. [...]ça donne certainement envie aux jeunes certainement de rentrer dans une église, parce que c’est moderne, c’est accueillant, c’est agréable
    A un niveau plus général, il nous semble que ce cas de l’église du plateau d’Assy nous révèle très clairement l’un des principaux problèmes que pose l’architecture du vingtième siècle aux yeux du public : le problème d’une architecture « illisible », c’est à dire une architecture qui met en oeuvre des signes inconnus ou qui ne rendent pas compte de la nature de l’objet architectural, une architecture qui ne «dit» pas ce qu’est le bâtiment ou bien « à quoi il sert», qui ne laisse pas comprendre «ce qu’il y a dedans» ou comment «on peut vivre dedans», une architecture dont on ne comprend pas ni à quels critères elle répond, ni quelles en sont les qualités.

Notes
94.

Il convient de garder une certaine réserve quant à l’emploi généralisé du mot “ choquant ” à propos de ce bâtiment : on peut présumer qu’il s’agit d’une résurgence du discours des guides de visite.

95.

Parmi les dix entretiens enregistrés, neuf visiteurs de Notre-Dame-de-Toute-Grâce donnent à entendre qu’ils sont catholiques (cinq d’entre eux se disant pratiquants).

96.

Même précaution au sujet de l’emploi répété du mot “ harmonie ”.

97.

Le public ne s’y trompe pas, qui ne mentionne guère l’architecture de l’église