Lorsque l’on se pose en visiteur, tel l’indien-dans-la-ville, dans l’attitude du lecteur naïf (le «lecteur sémantique» de Umberto ECO [124 - p.36 et suiv.] tenant en main la brochure de présentation de la Résidence Port-Royal [125] à Aix-en-Provence, on reste pantelant :
‘«...le nouveau quartier Sextius Mirabeau considéré comme l’une des plus prestigieuses réalisations architecturales européennes. Son concepteur, Oriol Bohigas a réussi dans ce site exceptionnel, l’accord parfait entre l’esprit traditionnel de la ville et les idées les plus innovantes en matière de qualité de vie contemporaine.»’Cette brochure est construite sur un argumentaire simple en 4 points :
‘ ‘La tradition aixoisePour conclure, le promoteur Progéréal, se déclare ‘«créateur provençal, exclusivement»’ dans un euphémisme publicitaire pour dire «petit promoteur régional».
L’adresse du bâtiment n’est pas en reste. L’avenue Mozart, avec sa référence parisienne, a conduit à dénommer «îlot Auteuil» ce pâté de maisons, et lui confère ainsi des lettres de noblesse (bourgeoise).
L’opération Etoile-Mirabeau [126] joue sur le même registre. Placée en limite de Sextius-Mirabeau, elle est présentée «en continuité avec le centre ville historique» et la référence à l’étoile (les Champs-Elysées ?) n’est pas anodine.
L’argumentaire est globalement le même qu’à Sextius-Mirabeau :
Les items développés n’ont toutefois rien de prestigieux et le confort est banal : la pierre marbrière des halls d’entrée (la référence au marbre serait-elle marque de prestige ?), l’ascenseur (équipement normal aujourd’hui pour un bâtiment de 7 niveaux, et par ailleurs obligatoire), chauffage électrique avec programmateur (c’est bien le moins), parking en sous-sol (obligatoire).
Les brochures nous présentent trois plans d‘appartements (T2, T3 et T4) très analogues d’une opération à l’autre, qui ne diffèrent pas vraiment des logements sociaux d’aujourd’hui, et dont la qualité des espaces reste à prouver.
Si, comme le proclament les brochures, cela est le summum en matière d’urbanisme et d’architecture, si ces bâtiments sont issus des idées les plus innovantes, si c’est ainsi que l’on se représente la qualité de vie contemporaine, c’est que l’on n’a pas mis la barre assez haut, ou simplement que nous avons perdu la (première) bataille dans «‘la guerre du faux’» d’Umberto ECO
Le marketing immobilier n’épargne pas l’Allemagne. Les slogans publicitaires Outre-Rhin vantent naturellement d’autres «points-forts» car le «marché» est différent : la maison française moyenne (80 m2 pour 500 000.-FF) n’est pas vraiment comparable à la maison moyenne allemande (120 m2 pour 500 000.-DM), l’ossature bois (‘Holzhaus’) est courante en Allemagne, même si une tendance se fait jour vers la maçonnerie (‘Massivhaus’) avec une variante récente constituée d’un mixage bois/maçonnerie (‘Massivholzhaus’). Les arguments «écologiques» ou «faible énergie» sont plus prisés. Un «projet d’habitation futuriste» attire le chaland en plein dans le 21° siècle (‘Wohnen im 21. Jahrhundert’) en proposant des «‘Solar-Power-Häuser’ presque sans consommation d’énergie» pour vendre des maisons en bande.
Ces discours publicitaires (politiques ou commerçants) proposent du rêve et l’on se souvient du slogan de la ville nouvelle de Cergy-Pontoise : ‘« Ville nouvelle, vie nouvelle »’. Dans un rêve organisé de vie nouvelle, les utopies sociales du XIX° siècle, de Hygeia au familistère de Guise, de Icarie à Harmony, du Phalanstère à France-ville, comme nous l’a bien montré Françoise CHOAY[127], s’exprimaient par l’organisation d’un espace iconique fini, supposé embrayeur d’une organisation sociale. L’utopie, lieu de nulle part, avait besoin d’un lieu pour exister. A l’inverse, les quartiers nouveaux (Sextius-Mirabeau à Aix-en-Provence et le französisches Viertel à Tübingen), volontairement définis dans une limite géographique, une morphologie et une «écriture» architecturale, portent une part d’utopie. Ces deux opérations, si comparables et si différentes, sont chacunes sous-tendues par une idéologie, qui, s’appuyant sur des icônes et mythèmes, présentent les 4 grands thèmes de l’utopie (l’île, l’altérité communautaire, la confusion historique, le bonheur). Les différences entre les deux concepts d’urbanisme sont certes clairs et forts, mais il apparaît que la différence entre ces deux utopies s’établit au plan du mode de décodage : le code du consensus à Aix-en-Provence, le code de la connivence à Tübingen.
[] ECO Umberto Les limites de l’interprétation. Paris, Livre de poche 1994
[] Brochure de présentation de la résidence Port-Royal à Aix-en-Provence
[] Brochure de présentation de la résidence Etoile-Mirabeau à Aix-en-Provence
[] CHOAYFrançoise, (1965). L’urbanisme, utopies et réalités.Paris, Editions du Seuil