Nous avons constaté que, placés devant/dans l’objet-architecture ou l’objet-ville, tous les sujets sont susceptibles de formuler une signification de l’objet considéré. Ce processus d’interprétation peut, dans une certaine mesure, être assimilé à l’interprétation d’un texte. Toutefois, lorsque nous disons que la cité est un discours, nous devons, soit accepter une bonne part de métaphore, soit accepter que ce discours est d’un type particulier dans la mesure où la ville est le résultat de la ré-écriture et ré-énonciation de plusieurs intentions exprimées par de multiples destinateurs dans des systèmes intelligibles différents.
Lire l’architecture, lire la ville, n’est pas de la même nature que lire un livre ou lire une partition de musique142. Cette lecture de l’architecture et de la ville fait certes appel à une procédure de déchiffrage à partir d’une perception visuelle, mais une perception sensorielle plus globale est nécessaire pour une prise de connaissance. Pour autant, les matériaux de l’espace urbain (sol, parois verticales des façades) ne sont pas nécessairement clairement identifiés ni mémorisés pour que leur perception soit prégnante.
La relation aux matériaux passe par une expérience kinesthésique (en pente, glissant, lisse, rugueux, etc.) dont l’interprétation s’impose devant une expérience esthétique.
La notion de densité est tout à fait relative et subjective, c’est une notion pour laquelle le citadin n’a pas d’autre outil de mesure que sa propre expérience : Aix et Tübingen sont dites «denses» alors que leur densité réelle est faible (relativement à d’autres villes comparables). L’étroitesse des rues, des parcelles, la sinuosité des rues, mène à ressentir une probable densité. Une confusion s’opère qui mêle densité de fréquentation (ressentie) et densité du bâti (inférée).
La mesure de la ville (dimension, densité) est imprécise, seule est «exacte» la mesure du temps de/dans la ville qui s’avère régulièrement contrôlée dans l’expérience personnelle.
La relation du sujet à la ville est affective. On aime son quartier (majoritairement jugé très ou assez agréable) même si l’on peut souhaiter habiter un autre quartier, et même si l’on habite un quartier méprisé par ceux qui n’y habitent pas (nous l’avons vu dans des termes absolument identiques à Jas de Bouffan et à Waldhaüser-Ost). Certains quartiers, généralement ceux comportant des ensembles de logements sociaux, sont mal considérés et font l’objet de préjugés colportés par la rumeur. A l’inverse, la vieille-ville est jugée de façon très positive. On ne connaît de la ville que la partie ou la facette dont on a l’usage : usage fonctionnel (lieu de travail/logement/centre commercial pour l’habitant ou « tour-de-ville » pour le touriste), usage de classe socio-culturelle (théâtre, université, zone industrielle) ou encore usage autorisé (la partie restreinte du quartier dans laquelle les enfants ont une relative autonomie, la partie de ville à laquelle on a «financièrement» accès).
Le code d’interprétation de ce «discours» de la ville dépend de l’environnement culturel situé et daté dans lequel se situe le sujet, mais aussi de la situation du sujet dans l’ensemble social (ou en dehors de cet ensemble).
Le quartier a un caractère définissable, mais ses frontières sont difficilement mémorisées. Le quartier est moins reconnaissable par une homogénéité formelle, une architecture, que par son caractère, par l’activité socio-culturelle qui s’y déroule. Le «style» architectural des quartiers est lu et reconnu, mais c’est en termes affectifs qu’ils sont intégrés. La ville est porteuse de chaque histoire individuelle, reconnue par bribes, rêves et cauchemars juxtaposés qui sont la trame de la ville personnelle.
L’organisation économique et sociale est reconnue dans la structuration de la ville. Les fonctions de la ville ne sont reconnues que lorsqu’elles mettent en jeu des interactions dans la ville. La fonction universitaire d’Aix et sa fonction touristique semblent la définir, alors que les fonctions juridiques et les activités industrielles et commerciales sont la source prépondérante de ses revenus.
On sait dire que l’on est en ville ou bien que l’on n’est pas en ville. Les entrées de ville sont difficiles à reconnaître, identifier et désigner, si ce n’est par des repères visuels, des indices de densité, voire même par le panneau signalisateur. On peut dire que l’on est hors la ville ou bien dans la ville, mais la limite n’est pas définie.
Le terme «ville» signifie aussi bien le centre-ville que la ville ou l’agglomération.
Les noms des lieux et leur typologie sont porteurs de valeurs qui structurent le paysage urbain, même au delà de la raison qui nommait le lieu. Certains noms donnés officiellement ne sont pas acceptés par l’usage commun et quelques noms liés à l’usage ou à la perception s’imposent.
Faisant avec Umberto ECO [143] la distinction entre «interprétation sémantique» (résultat du processus par lequel le destinataire, face à la manifestation linéaire du texte, la remplit de sens) et ‘«interprétation sémiotique ou critique»’ (celle qui essaie d’expliquer pour quelles raisons structurales le texte peut produire ces interprétations sémantiques), nous (comme architecte et urbaniste) pouvons accepter que l’architecture et la ville soient considérées (pour partie) comme des ensembles signifiants de signes susceptibles de faire l’objet d’interprétations multiples.
Nous avons vérifié que la ville peut, dans une certaine mesure, être considérée comme un écrite (dite) dans un (des) langage(s), mais il semble maintenant plus complet de la prendre comme un dialogue : le dialogue entre la ville et ses usagers, aussi bien que les dialogues entre les diverses relations ou lectures qu’entretiennent avec elle chacun des usagers. C’est que l’usager de la ville, dans une double action, s’adapte à la ville et la transforme.
Nous dégageons alors dans la ville deux traits significatifs :
la ville paraît constituée d’une multiplicité de rapports syntagmatiques individuels juxtaposés dont l’articulation fonde l’urbanité.
la signification de l’ensemble urbain est dit par la superposition de ces rapports.
C’est aussi parce que la lecture de la ville est située dans l’articulation entre le plan de la dénotation et le plan de la connotation que l’intervention de l’aménageur (urbaniste ou architecte) ne peut s’arrêter à (dis)poser quelques objets signifiants, plus ou moins «beaux», plus ou moins «riches», plus ou moins à la mode. La mission de l’aménageur est plus large : il s’agit d’organiser les potentialités des dialogues urbains. La question se pose alors de définir les éléments sur lesquels l’aménageur peut agir pour faire-de-la-ville à partir de sites équipés dont le caractère d’urbanité semble absent.
Ce n’est pas non plus le processus selon lequel la voyante lit les cartes pour dire l’avenir de son client.
[] ECO Umberto Les limites de l’interprétation. Paris, Livre de poche 1994 (p. 36)