Chapitre 8 : Décryptage du texte urbain

8.1 Le code de la route et le code de la ville

Allons en ville, quittons l’autoroute par une bretelle sur laquelle ne se trouve aucune bande d’arrêt d’urgence (BAU). L’entrée dans la ville sera perçue au rond-point donnant accès à la zone commerciale dont le mail au portique greco-romain (quoique métallique) est le point fort. Suivons cette avenue, Une fois «en ville», on se déplacera dans les rues, et boulevards d’une place à l’autre, pour arriver au centre ville, ou vieille ville ou coeur de ville, ou centre historique. On aura pu fréquenter des spécialités locales commes les traboules à Lyon, les traverses à Aix ou Marseille, ou prendre le frais sous les platanes du cours provençal. L’architecture récente aura été écrite en conformité avc le Plan d’Occupation des Sols (POS) enjoignant l’emploi parfois exclusif de formes, de couleurs, de matières. Les matériaux visibles en façade et leurs coloris, les proportions des percements et les pentes de toiture sont prévus dans un codex sévère. Serait-ce le royaume du formalisme ? Certes non, car un réglement d’urbanisme qui se respecte proscrit explicitement tout pastiche. Il impose en revanche l’emploi d’un vocabulaire architectural «situé» : l’ardoise locale en couverture, ou l’ocre des enduits de Roussillon, ou la pierre de pays à Gordes. Si les corniches préfabriquées en fausse pierre s’imposent en Région parisienne pour «personnaliser» une habitation «de caractère», dans le midi de la France, c’est la gênoise méditerranéenne qu’il faut mettre en oeuvre. Il en existe dans tous les catalogues de fabricants de tuiles et briques. D’autres éléments architecturaux, ceux-là non obligatoires, sont présentés dans une forme nouvelle, préfabriquée, plus légère, plus performante, plus économique : les plafonds provençaux «à l’ancienne» peuvent être rapidement installés par plaques sous un plancher en béton, les petits-bois «Versailles» en PVC des fenêtres sont clipables pour faciliter le nettoyage. La gênoise était autrefois un moyen simple, utilisant des tuiles creuses, d’écarter l’égoût de toit du pied de la maison. Ce dispositif trouvait son utilité dans la mesure où il n’y avait pas de gouttière. La méthode se perpétrant est devenue une tradition : en Provence, d’une part, l’on met en oeuvre des gênoises (vraies ou fausses), et d’autre part il n’y a toujours pas de zingueur-couvreur, ce qui favorise le développement commercial de gouttières en PVC «à l’ancienne» 144. Cette reconnaissance d’un point de repère culturel devient la raison qui justifie ce qui n’est peut-être qu’un gadget et lui donne une valeur d’usage à la mesure de sa valeur symbolique. Lorsque Paul Valéry écrit : ‘«Il n’est que pure folie de vouloir que les choses survivent à leur raison d’avoir été»’ il refuse qu’une ‘nouvelle raison’ vienne se substituer à celle originelle145 .

La ville, constituée dans une culture, prend en compte sa propre structure langagière et tente de la pérenniser, croyant ainsi se justifier. Elle définit alors quelques sèmes (des urbèmes ?) et quelques règles grammaticales supposées fonder l’urbanité, une urbanité propre à chaque quartier et l’identifiant.

‘«Il est vrai qu’aujourd’hui on appelle aussi place un simple espace vide bordé de quatre rues et destiné à ne pas être bâti. [...] Mais du point de vue de l’art, le seul fait qu’un terrain ne soit pas bâti n’en fait pas pour autant une place urbaine. Si on entend ce dernier terme en son sens plein, bien d’autres conditions sont requises, qui concernent l’ornementation, la signification et le caractère.» [ 146 ]

Hormis les règles nationales de construction, c’est par le POS (Plan d’Occupation des Sols) que s’édicte le code du langage de la ville. Une syntaxe simpliste organise le tissu en régissant le coefficient d’occupation du sol, la hauteur, les prospects, les fonctions. Cette règle du jeu est complétée par l’obligation d’employer quelques éléments d’un vocabulaire architectural local soi-disant traditionnel (ou pour certains bâtiments «résolument moderne»). La ville se construit dans une grammaticalisation dialectique entre l’espace symbolique et l’espace matériel :

‘«La sémiotique de l’espace symbolique définit un mode de production du signe. Il se produit une forme de grammaticalisation des signes de la ville : dans la mesure où il sont engagés dans un système sémiotique de production, le code de la ville formule les structures et les règles de la production de ces signes, dans une forme de transitivité applicative de la signification, la première production de signe étant la production d’un second différentiel généré par le premier : le différentiel entre signifiant et signifié, entre code, système de représentation, et référence.» [LAMIZET 147 ]
Notes
144.

Si la blanquette-de-veau-à-l’ancienne est disponible en boîtes pasteurisées, c’est parce qu’elle constitue un point de repère culturel par lequel nous nous raccrochons à l’Histoire. Comme la fausse gênoise provençale, elle est une partie de nous facilement lisible, reconnaissable et sécurisante.

145.

Ou peut-être n’avait-il aucun sens du marketing ?

146.

[] Sitte Camillo (1889). L’art de bâtir les villes. Paris, Essais, Le Seuil (1996) (p. 35)

147.

[] Lamizet Bernard (1997) Les langages de la ville. Marseille, Editions Parenthèses (p. 45)