8.2 Lecture innocente et lecture savante

La lecture innocente, c’est notre lecture quotidienne, celle du quidam, faite de sentiments et d’impressions, de réactions à des stimuli divers (bruit, lumière, coloration, matière, échelle, rythme, «style» architectural, beauté/laideur, souvenirs et références) et construite sur des fondations référentielles.

L’éclosion de nombreux ateliers d’écriture a apporté une matière écrite qui montre clairement que la ville est un ensemble signifiant :

‘«Ce qui me frappe, c’est cette froideur des alignements, des angles droits, ces perpendiculaires, cette rigueur, cette austérité. Tout semble avoir été dessiné par des militaires. Nous comprenons très vite pourquoi. Sur une place, sûrement une des places principales, car éclairée, nous découvrons l’Empereur (nous ne l’avions pas reconnu). Nous nous trouvons face à une église, on dirait des colonnes doriques ou peut-être ioniques. Que vient faire la Grèce dans ce coin paumé ? Après avoir fait le tour de la place, nous arrivons devant un autre monument. Toujours ces colonnes. Au fronton, nous lisons ’Théâtre Municipal’. Nous sentons le style Empire. Mais que viennent faire ces trois colonnes avec des poubelles dessus, gags d’étudiants ? Au fait, y-a-t’il des étudiants, des universités ? Non, impossible.» [ 148 ]

L’écrivain Erich Kästner, de retour dans l’Allemagne détruite, regarde stupéfait des villes connues qu’il ne reconnait pas, aussi bien à Dresde [149] :

‘«Das, was man früher unter Dresden verstand, existiert nicht mehr.»’ ‘ Ce que l’on entendait sous le nom de Dresde n’existe plus

qu’à Heidelberg [150] :

‘ «Früher war Heidelberg weit und breit wegen seiner Ruinen berühmt. Heute hingegen bestaunt man’s, weil es keine Ruinen aufzuweisen hat.»’ ‘ Autrefois Heidelberg était célèbre pour ses ruines. Aujourd’hui en revanche on s’étonne parce qu’elle n’a plus de ruine à montrer.

Kästner attribue bien un caractère (une personnalité) à chaque ville, et de la même façon Günther GRASS [151] nomme la signification que sa mère atribuait au logement :

‘«Die Wohnung, die sich dem Geschäft anschloß, war zwar eng und verbaut, aber verglichen mit den Wohnverhältnissen auf dem Troyl, die ich nur vom Erzählen her kenne, kleinbürgerlich genug, daß sich Mama, zumindest während der ersten Ehejahre, im Labesweg wohlgefühlt haben muß.»011’ ‘ L’appartement, contigü à la boutique, était pourtant étroit et mal fichu, mais, comparé aux conditions de logement au Troyl que je n’ai connu que par ouï-dire, l’appartement était suffisament petit-bourgeois pour que maman, du moins les premières années de son mariage, ait dû se senti bien Labesweg.

Cette lecture innocente n’exclut pas la question architecturale, elle s’en nourrit. Ainsi, lorsque Jean-Claude Vigato raconte sa «promenade» dans les banlieues de Nancy, et déroule le village et la ZUP, les pavillons, la fausse avenue, les barres du Grand Prix de Rome, les commerces et le boulevard, alors la lecture innocente ne le reste pas bien longtemps et la lecture savante s’impose :

‘«Devons-nous en déduire que l’architecture ordinaire de la banlieue se fonderait plus sur des images dont la théorie - faut-il que j’ajoute inconsciemment - relèverait plus de la stratégie publicitaire que d’une problématique de l’oeuvre ou de cette quête, par les maîtres toujours recommencée, de l’essence de l’architecture ?» [ 152 ]

Passant de l’innocence à la conscience grâce au média de l’objectif et de sa machinerie, les cinéastes ont fréquemment utilisé la ville comme décor, en tant que toile de fond sur lequel se découpe une histoire que l’on raconte. De « Quai des Brumes » à « Le Roi et l’Oiseau », c’est en quelques images typées que le cinéaste situe l’histoire qu’il raconte. La ville filmée, ‘Chronique d’une banlieue ordinaire’ [153] par Dominique CABRERA est aussi un décor agissant sur la vie qu’elle permet, contraint, et met en scène. Mais la ville apparaît aussi comme un enjeu avec Pierre ZUCCA dans ‘Paysages : porte de Bagnolet’ [154] ou avec Jean-Louis COMOLLI dans ‘Marseille de père en fils’ [155] et parfois même, dans une lecture particulière, la ville avec Sophie MARTRE devient le thème et l’acteur principal du film ‘Bucarest, la mémoire mutilée’ [156]. Quand le cinéaste Jean-Paul Colleyn pose ce qu’il nomme «la question primordiale» : ‘«Peut-on vraiment filmer la ville ?»’ [157] cela revient pour l’architecte à se demander si l’on peut vraiment lire et (donc) écrire la ville. Jean-Louis COMOLLI [158] nous précise que la ville est là pour la lecture innocente, pour le dedans :

‘La ville à l’intérieur des habitants. La Ville Intérieure...La ville incarnée, digérée par les corps des siens, devenue pensée à l’intérieur, dans l’épaisseur, dans les plis de la chair, devenue forme dans les corps.’

C’est cette ville intérieure que nous (urbanistes et architectes) sommes chargés de réaliser.

Notes
148.

[] X. Martial (1995/1997), Atelier d’écriture du Manège, Ville de La Roche sur Yon.

149.

[] KÄSTNER Erich (1946) Das zerstörte Dresden. Büchergilde Gutenberg 1969

150.

[] KÄSTNER Erich (1946) Neues Leben in einer toten Stadt. Büchergilde Gutenberg 1969

151.

[] Grass Günter (1970). Die Blechtrommel. Fischer Bücherei (p. 34)

152.

[] VIGATO Jean-Claude ’Mes banlieues de Nancy’ in Cahiers de la Recherche Architecturale, n° 38/39 (pp. 63-71)

153.

[] Chronique d’une banlieue ordinaire Réalisatrice : Dominique Cabrera, 1992 Production : ISKRA/Canal Plus/INA

154.

[] Paysages : porte de Bagnolet réalisateur : Pierre Zucca, 1992, production JBA Productions/la SEPT/INA

155.

[] Marseille de père en fils Réalisateur : Jean-Louis Comolli 1989 Production : Archipel 33/la SEPT/ FR3/ Centre Pompidou/BPI/INA

156.

[] Bucarest, la mémoire mutilée Réalisatrice : Sophie Martre, 1990 Production : Artimages Docks

157.

[] ALTHABE Gérard et COMOLLI Jean-Louis (1994). Regards sur la ville Paris, éditions du Centre Pompidou

158.

[] COMOLLI Jean-Louis (1994) ’La ville filmée’ in Regards sur la ville

de Gérard Althabe et Jean-Louis Comolli, Paris, éditions du Centre Pompidou, 1994