8.3 Les tentatives de décryptage « professionnel »

Les tentatives modernes (la première moitié du XX° siècle) de théorisation de l’art et de l’architecture se sont souvent appuyées sur la Gestalttheorie [159] pour rationaliser la recherche d’une esthétique nouvelle. L’idée de la «bonne forme», et l’adage selon lequel «la forme suit la fonction» ont été à la base du travail de recherche du Bauhaus avant de devenir l’axiome du «design», puis de gagner le grand public avec la production d’objets usuels160, qui, du sèche-cheveux au rasoir électrique en passant par la cafetière et le briquet, aura contribué à faire évoluer la forme de l’objet industrialisé. Même si le mot «design» exprime aujourd’hui plus souvent une forme à la mode - et dont la validité est donc provisoire, contrairement à la pérennité supposée de la «bonne forme»- le design aura permis à la Gestalttheorie de dépasser l’analyse de la perception visuelle pour s’élargir à la perception tactile et ergonomique de l’objet. Parallèlement à ces recherches sur l’objet, une volonté d’analyse s’est manifestée depuis la fin du 19° siècle pour tenter de se donner les outils, les moyens de percevoir, concevoir et réaliser l’espace urbain.

Camillo Sitte [161], admirateur savant de l’art urbain antique et/ou médiéval, met en exergue l’aspect malerisch (≈pittoresque, pictural, au sens de ce qui mérite d’être peint) des vieilles cités. Sitte conclut de sa très vaste et minutieuse analyse des villes européennes que la qualité de vie dans les villes est faite de «justes» proportions, de non-alignement et de non-symétries, de détails charmants et pittoresques, et il fut évidemment raillé 50 ans plus tard par Le Corbusier. On replacera la lecture de l’oeuvre de Camillo Sitte dans son contexte historique : car c’est bien parallèlement au développement des utopies d’urbanisme social (cf. supra chapitre 2.2.3) de la fin du XIX° siècle que Sitte cherche à comprendre la ville traditionnelle en s’attachant à sa forme et à sa structure. Sitte tente de découvrir la forme qui fait la vie, il ne cherche pas le lien inverse, il ne prend pas en compte le fait social de l’homme faisant la ville. On pourrait dire qu’il cherche innocemment à retrouver une ‘Gestaltqualität ’(≈qualité formelle) fondamentale que les anciens auraient connu, maîtrisé et su mettre en oeuvre dans l’architecture des villes.

C’est pourtant à partir de sa recherche que les grilles et méthodes d’analyse se sont succédées, apportant souvent une vision nouvelle, un éclairage nouveau mais toujours partiel de la ville.

Une synthèse des recherches sur la perception de la ville a été élaborée par Antoine Bailly [162] dans la première partie de sa thèse de doctorat ‘«La Perception de l’Espace Urbain»’, présentée le 28 Mai 1977 devant l’Université de Paris IV. C’est en géographe urbain qu’Antoine Bailly situe son travail au niveau des préliminaires à la conception d’un POS (Plan d’Occupation des Sols) de ville moyenne (Belfort) dans le cadre institutionnel et fonctionnel des années 70 alors que les villes se devaient de mettre en oeuvre un POS en application de la Loi d’Orientation Foncière de 1967.

Antoine Bailly met l’accent sur le lien entre le concept de territorialité en tant que notion psychologique et subjective, avec l’espace de planification. Cette notion de territorialité qui apparaît avec Ebenezer Howard (Garden-Cities of to-morrow, publié en 1902), ne cessera ensuite d’être développée par des chercheurs d’horizons divers comme Edward Hall, Abraham Moles, Kevin Lynch, Jean Piaget, Pierre Kaufmann et l’école de Chicago.

La notion d’échelle, «fondamentale» selon le mot d’Antoine Bailly, n’est en réalité qu’à peine évoquée (une demi-page sur les 700 pages de la thèse) et elle est ramenée à une question de perspective : ‘«Cette notion de perspective, soigneusement étudiée pour le tracé des autoroutes, reste le phénomène le plus mal saisi par les enquêtes réalisées. C’est un domaine important à approfondir.»’ L’échelle, pourtant au coeur de l’architecture, reste effectivement un concept d’autant plus flou qu’on le retrouve en psychologie (les échelles d’appréciation, d’intelligence), en photographie (échelle des valeurs) en politique des salaires (l’échelle mobile), en économie (l’effet d’échelle des cartels), en cartographie (l’échelle des cartes).

L’échelle, une notion essentielle mais si floue qu’elle est l’une des plus difficiles à «faire passer» aux étudiants en architecture, au point que même l’architecturologue Philippe Boudon [163] s’y laisse piéger dans son exemple de petite église vs grande chapelle. L’échelle dont on fait pourtant connaissance avec l’Eupalinos de Paul Valéry :

‘«Tout change avec la grosseur. La forme ne suit pas l’accroissement si simplement ; et ni la solidité des matériaux, ni les organes de direction, ne le supporteraient. Si une qualité de la chose grandit selon la raison arithmétique, les autres grandissent autrement.»011[ 164 ]

et avec Claire & Michel Duplay [165] qui lui consacrent un chapitre argumenté à partir de l’arc de Titus à Rome et de son immense clône de l’arc de triomphe de Paris

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Figure 48 - L’échelle, croquis de Claire & Michèle Duplay

La thèse d’Antoine Bailly développe une perception de la ville dont on constate qu’elle est bien différente, selon qu’elle est celle du géographe, du sociologue, du psychologue, d’un organisme opérationnel comme l’IAURP (Institut d’Aménagement et d’Urbanisme de la Région Parisienne), de l’architecte-urbaniste, de l’écrivain ou du poète.

Ces approches cognitives n’apparaissent plus aujourd’hui aux architectes comme des outils salvateurs de l’espace urbain. Nous les prenons pour ce qu’elles sont : des aides à la conception, au même titre que la géométrie descriptive ou l’informatique. Les tentatives de décryptage de la ville font ainsi partie de l’arsenal que nous avons à disposition pour avancer. Ces tentatives multiples, diverses, convergent en un point : elles placent l’Homme au centre de la ville et des préoccupations de l’aménageur.

Edmund Bacon [166] approche cette analyse par le rapport espace/temps/mouvement avec, pour mesure de référence, l’échelle humaine.

Roy Worksett («The Character of Towns») recense les points focaux, les perspectives, le «caractère» des villes et surtout introduit la notion de vitesse de déplacement dans la ville.

Lawrence Halprin [167] part des éléments constitués en rues, espaces urbains, jardins, mobilier, sol, eau, etc, et fait intervenir le mouvement comme une chorégraphie. Pour constituer un outil de conception, il élabore un système graphique de représentation de l’espace basé sur le déplacement de l’observateur, en analogie avec l’image de l’écran radar.

Gordon Cullen [168] veut échapper à l’aspect technocratique de la grille précédente et présente une palette d’émotions (proximité, déflection, closed vista, projection, incident, intimité, etc...). C’est sur la base de la grille de Cullen que Ivor De Wolfe [169] mettant l’accent sur les éléments naturels (terre, eau, feu, air) tente de faire un lien entre le paysage urbain et les émotions ressenties.

Johannes Holschneider [170], reprenant les travaux sur la perception menés au Bauhaus (en particulier ceux de Johannes Itten), et s’appuyant sur l’enseignement de Wassily Kandinsky, décompose l’espace en éléments visuels : points, lignes, surfaces, volumes.

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Figure 49 - Illustration de Johannes Holschneider in CREE n° 9-1971

On se souviendra ici que l’architecte Bernard Tschumi a remporté le concours d’aménagement du Parc de la Villette en argumentant son projet sur cette problématique (points, lignes, surfaces, volumes). On peut naturellement se demander si cette grille d’analyse est fondatrice du projet architectural, ou bien si elle n’est qu’une façon «chic», intellectualisante de présenter un projet intelligent et talentueux, «bien dessiné», et dans le vent.

Ces systèmes d’analyse restent une grille de lecture immédiate, et c’est Kevin Lynch qui apporte une qualification plus précise de espaces en nommant des composants : Voie/lisière/unité/noeud/élément marquant. Lynch apporte surtout la notion de lisibilité de l’espace et réalise des plans de la ville telle qu’elle est perçue. Car on constate une distorsion signifiante entre la réalité morphologique et la ville perçue.

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Figure 50 - L’image de la ville (Kevin Lynch)

Il en résulterait qu’un apprentisage de la lecture de l’urbain semble être nécessaire pour s’approprier nos grandes villes modernes :

‘« In the development of the image, education in seeing will be quite as important as the reshaping of what is seen.» [ 171 ] ’ ‘ ≈Dans l’élaboration de l’image, l’éducation du regard sera aussi importante que la remise en forme de ce qui est vu.011(trad. Ph. Fayeton)
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Figure 51 - L’image mentale de la ville (Kevin Lynch)

Toutes ces tentatives de décryptage butent sur cette coupure sémiotique que reconnaissait implicitement déjà Wölfflin [172] et qu’il aurait voulu effacer :

‘«Une compréhension organisque de l’histoire des formes ne sera possible que lorsqu’on connaîtra les liens qui unissent la nature humaine à l’imagination de la forme» [...]la grossièreté matérialiste qui croit devoir expliquer l’histoire des formes architectoniques à partir des simples contraintes de matériaux, de climats et de fonctions...»’

Des pistes vers ce lien sont celles indiquées par Gaston BACHELARD, par Gilbert DURAND ou plus expérimentalement par Edward HALL.

Notes
159.

[] GUILLAUME Paul (1937) La psychologie de la forme Paris, Flammarion (1979)

160.

la marque allemande BRAUN s’est distinguée à partir de 1960 comme pionnière dans cette démarche

161.

[] Sitte Camillo (1889). L’art de bâtir les villes. Paris, Essais, Le Seuil (1996)

162.

[] BAILLY Antoine (1980). La perception de l’espace urbain : les concepts, les méthodes d’étude, leur utilisation dans la recherche géographique. Thèse de doctorat présentée le 28 Mai 1977 (Université Paris IV), service de reproduction des thèses - Université Lille III.

163.

[] Boudon Philippe (1992). Introduction à l’architecturologie, Paris, Dunod. (pp.143-144)

164.

[ ] Valéry Paul (1921). Eupalinos. Paris, Poésie Gallimard 1970. (p.94)

165.

[] DUPLAYClaire & Michel (1982) Méthode illustrée de création architecturale. Paris, Le Moniteur. (p. 122)

166.

[] BACON Edmund N. (1967). D’Athènes à Brasilia. Lausanne, Edita

167.

[] HALPRIN Lawrence (1963). Cities. New-York, Rheinhold Publishing Corp.

168.

[] CULLEN Gordon (1961). Townscape Cambridge, Mass. The MIT Press

169.

[] DE WOLFE Ivor (1963) The italian townscape. London, The architectural Press

170.

[] HOLSCHNEIDER Johannes (1969) ’Environnement visuel et perception’. (trad. Philippe Fayeton). in CREE n°5

171.

[] Lynch Kevin (1960). The Image of the City. Cambridge, Mass. The MIT Press. (p. 120)

172.

[] Wölfflin Heinrich, Prolégomènes à une psychologie de l’architecture,1996, Ed. Carré. (pp.85-87)