la demande implicite

Pourtant, aussi cohérent et complet que soit ce Programme, et au delà de ce qui a été omis (ou décrit avec imprécision) par simple négligence ou incapacité, le Programme présente plusieurs lacunes qui relèvent de deux natures différentes :

ce qui n’a pas été imaginé au motif que cela n’existe pas encore, ou parce que l’on pense que ce n’est pas réalisable. Note capacité à imaginer s’appuie toujours sur des images connues, nos références culturelles sont prégnantes : la maison avec son toit rouge à deux pentes et sa cheminée fumante, les sheds de l’usine, le clocher de l’église.

Ainsi la publicité (démagogique par essence) des programme immobiliers est significative de cette demande non-dite. Comment présente t’on la future «maison de rêve» d’un couple de cadre moyen : en premier plan une jeune femme (mince et blonde) à raquette de tennis avec à ses côtés une fillette de 12 ans et un garçon de 10 ans, qui sourient en tenant leurs vélos. Au second plan, un gazon lisse comme une moquette de laine et quelques arbustes derrière lesquels apparaît monsieur, 35 ans, sportif, grand sourire et Citroën Xantia. En fond de scène, la maison de rêve en maçonnerie traditionnelle (en parpaings BA 40) comportant un porche en poutres bois (Région Parisienne) ou arcature (Provence), les fenêtres à petits carreaux (ultra-modernes lors de la construction de Versailles), la lucarne, la cheminée (en option). La version «cadre supérieur» montrera en outre la piscine, la raquette sera remplacé par un sac de golf, la fillette portera une jupe écossaise plissée et des socquettes blanches, monsieur sortira de la BMW et la maison sera dite «en L». On pourra ajouter un Colley ou un Barzoï.

Ces architectures convenues manipulent avec l’intelligence du marketing des poncifs qui répondent à la demande implicite.

ce qui n’est pas exprimable dans un programme, soit parce que ce n’est pas monté au plan conscient, soit parce qu’il ne serait pas «correct» de l’exprimer.

Resté presque toujours inconscient, ou tout au moins rarement exprimé, le désir de montrer sa réussite, son pouvoir ou sa richesse : Louis XIV, Fouquet, Bokassa 1°, tel(s) Président(s) de Conseil Général ou Régional, ou simplement monsieur Dupont fonctionnent sur ce plan selon le même schéma.

En revanche, pleinement conscient, le texte de présentation de «Challenger» proclame sur Internet le geste mégalomaniaque de Francis Bouygues pour le siège social de son groupe. Situé en prolongement du grand Canal du château de Versailles, «Challenger» n’est pas seulement un lieu de travail, c’est un symbole :

‘«Symbolique et fédérateur, Challenger contribue au développement d’une culture commune. Conçu par l’architecte américain Kevin Roche comme une maison qui favorise la communication et le progrès, il rassemble depuis 1988, environ 3 000 collaborateurs. Une coupole octogonale de 30 m de haut, l’atrium, dessert quatre ailes de bureaux, aménagées en espaces paysagers. Les postes de travail sont tous équipés d’une messagerie électronique et d’outils bureautiques.»’
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Figure 55 - Challenger, vue aérienne Photo gracieusement fournie par le groupe Bouygues pour l’usage exclusif de cette thèse.

Avec la même distanciation (cynique ?) que Bouygues, le promoteur public de la réhabilitation des quartiers du Panier et de Belsunce à Marseille pouvait ainsi expliquer (à des architectes visitant l’opération le Jeudi 11 Décembre 1997) sans s’émouvoir, que cette réhabilitation n’était devenue possible qu’en déplaçant, transmutant, son produit : les logements vétustes sont transformés en «produits financiers» grâce à la loi Périssol et autres aides et avantages. Le travail de l’architecte dans ce type d’opération sera-t-il de concevoir un «produit financier» ou des logements agréables ?

Le non-dit, l’indicible, les références objectives et/ou symboliques constituent bien la base, la fondation, sur lequel s’appuie le programme de la demande d’architecture.

Notes
176.

Photo gracieusement fournie par le groupe Bouygues pour l’usage exclusif de cette thèse.