la réponse : l’objet

La pertinence de la réponse (l’objet architectural) sera finalement assurée en dépassant la réponse objective à la demande explicite formulée par un programme nécessairement lacunaire. Comprendre ce non-dit est le premier travail de l’architecte. Un travail d’empathie et d’intelligence qui implique une disponibilité et une subjectivité que notre époque rationaliste a voulu remplacer par des techniques, des systèmes, des procédures.

Eduard Geisler [177] dans sa thèse de doctorat soutenue à l’Université de Tübingen sous le titre : Eine Analyse psychologisch bedeutsamer Problemstellungen im Bereich der Architecktur (≈analyse d’une problématique de la psychologie dans le domaine de l’architecture) croit apporter un outil d’aide à la compréhension du programme donné à l’architecte en lui permettant de formuler des besoins ou des attentes implicites. Geisler prend pour exemple un programme de cabinet de médecin et semble découvrir l’oeuf de Colomb en écrivant que la relation «médecin-patient-consultation» est l’élément essentiel du projet. Une découverte qui serait due à sa méthode d’analyse :

‘«Während der Architekt sich bemüht, Handlungsanweisungen für den Entwurf und damit einen Plan für das zu erstellende Bauwerke zu erarbeiten, versucht der Psychologe zu erfahren welche Einfluß das Bauwerk auf das Erleben und Verhalten seiner Nutzer hat. [...] Eine Möglichkeit architektonische und psychologische Prozesse gemeinsam zu strukturieren, bietet die allgemeine Systemtheorie. [......] Das Modell geht davon aus, daß alle Aktivitäten, welche bewußt die Veränderung der Beziehung zwischen Mensch und Umwelt zum Ziel haben, als Elemente eines Systems betrachtet werden können. [...] Es soll hier nochmals das Beispiel der Planung einer Artzpraxis aufgegriffen werden...Zunächst ist übersichtlich, daß das Element »Artz-Patienten-Gespräch» das kritische Element des Systems darstellt.. [...] Da jedem Studenten zudem die Problematik der Architektur aus eigener Erfahrung vertraut ist, könnten diese Fächer auf ein gesteigertes Relevanzverständnis hoffen.»011’ ‘ Pendant que l’architecte s’efforce d’organiser le projet et le plan du bâtimnt à construire, le psychologue tente de saisir l’influence du bâtiment sur le vécu et le comportement de l’usager. [...] La théorie des systèmes offre une possibilité de structurer conjointement les processus architecturaux et psychologiques. [...] Le modèle part de ce que toutes les activités qui ont pour but de transformer les relations entre l’homme et l’environnement peuvent être considérées comme élément du système. [...] Prenons à nouveau l’exemple d’un cabinet de médecin. On verra que l’élément médecin/patient/consultation représente l’élément critique du système. [...] Chaque étudiant est, par sa pratique, rompu à la problématique de l’architecture. C’est pourquoi ces disciplines sont appelées à un développement croissant.

Faut-il donc à l’architecte l’appui du psychologue et de sa méthode d’analyse pour comprendre cette évidence ? L’architecte n’est-il qu’un technicien de la mise en forme matérielle des espaces ? On se rappellera que les étudiants en architecture qui avaient souhaité fortement à partir de 1965 l’intervention des sociologues dans les écoles d’architecture l’ont ensuite violemment rejetée dès 1970. Nous avons tout lieu de penser que ce rejet de la sociologie trouvait son fondement dans l’attitude dominatrice178 de quelques spécialistes des sciences humaines.

Eduard Geisler apporte en conclusion de sa thèse que cette méthode est appelée à un bel avenir car les étudiants seraient - selon lui - déjà rodés à la problématique de l’architecture par leur propre expérience. C’est bien mal connaître l’architecture en général et les étudiants en architecture en particulier.

L’approche «scientifique» est sécurisante et nous nous y sommes laissé prendre quelques temps. Au début des années 70, dans le cadre de notre collaboration dans la société internationale d’architectes Burckhardt Partner (Suisse, Allemagne, France, Autriche, Gabon) comme architecte-gérant de la filiale française, nous avons utilisé avec enthousiasme cette nouvelle méthode d’Analyse de la Valeur (Nutzwertsanalyse) en croyant d’abord trouver là un remède à nos doutes. Cette méthode était naturellement supposée nous permettre de parfaitement appréhender le programme, les contraintes et les attentes, et de sélectionner la meilleure réponse possible, la plus adaptée, la plus pertinente. Il nous aura fallu nous acharner 18 mois pour comprendre que nous étions parvenus à détourner l’outil et en faire un outil de persuasion, nous donnant ainsi les moyens de convaincre, sous couvert de technologie méthodologique, le client du bien-fondé de notre proposition. C’est lors d’un colloque interne en 1973 que cette constatation a émergé au même moment chez nos collègues allemands, suisses, italiens, autrichiens, américains, et ne dépendait donc ni de notre culture ni de notre formation.

En revanche, ce type d’analyse nous est apparu comme une technique très efficace pour permettre la concertation avec certains clients industriels à l’esprit assez «technocratique».

La thèse d’Eduard Geisler est dans le droit fil de ‘«l’architecture scientifique»’ de Yona FRIEDMAN [179]. Ce mouvement n’est pas éteint, il réapparaît périodiquement tel le monstre du Loch Ness, semblant satisfaire quelques technocrates alors qu’il indiffère profondément le reste de la profession qui revendique ‘«le geste»’ ou ‘«le parti».’

Nous avons pu assister à l’une de ses réapparitions récentes180 lors d’une présentation de MATEA, Modèle Analytique pour la Théorie et l’Expérimentation architecturale. Ce modèle, présenté avec maestria (sur PowerPoint) par son inventeur Stéphane HANROT, enseignant auprès des écoles d’architecture de Saint-Etienne et de Marseille, relève ainsi de la «Science de l’architecture». Ce modèle correspond parfaitement à celui que nous avons expérimenté trente ans auparavant et que nous avons évoqué ci-dessus. Nous soulignons toutefois les limites et les ambitions de ce modèle : pour Stéphane HANROT, il n’a pour but que d’analyser les dispositions d’un projet et d’en mesurer «objectivement» l’adéquation aux objectifs définis. Le respect des limites de ce modèle lui donnera sa valeur.

Ces approches cognitives sont certes utiles pour comprendre-comment-ça-marche, pourtant on ne peut s’en contenter : les systèmes sont par nature réducteurs et ne peuvent rendre compte du langage architectural et urbain.

Lorsque Ismail KADARE [181] élargit la réponse à la fonction demandée :

‘«Ainsi donc, mon Pharaon, reprit-il, la pyramide, avant d’être destinée à l’autre vie, a sa fonction dans celle-ci. En d’autres termes, avant d’être conçue pour l’âme, elle l’est pour le corps.»011’

c’est en accord avec la proposition d’Umberto ECO [182]

‘«En ce sens, ce qui permet l’usage de l’architecture (passer, entrer, stationner, monter, s’allonger, se pencher, s’appuyer, empoigner, etc.) ce ne sont pas seulement les fonctions possibles mais avant tout les signifiés relatifs qui me disposent à l’usage fonctionnel.»’

Gilbert Durand [183] intervient comme psychologue lorsqu’il pose la question sous cette forme ‘: «Dis-moi la maison que tu imagines, je te dirai qui tu es»’ l’architecte fonctionne dans le sens inverse et voudrait dire : dis-moi qui tu es, et je construirai la maison que tu imagines.

‘«Le psychanalyste a donc parfaitement raison de montrer qu’il y a un trajet continu du giron à la coupe. Un des premiers jalons de ce trajet sémantique est constitué par l’ensemble caverne-maison, habitat autant que contenant, abri autant que grenier, étroitement lié au sépulcre maternel, soit que le sépulcre se réduise à une caverne comme chez les anciens juifs ou à Cro-Magnon, soit qu’il se batisse à la façon d’une demeure, d’une nécropole, comme en Egypte et au Mexique....C’est en effet par la cave, le creux fondamental, que physiquement s’implante toute demeure, même celle qui matériellement n’a pas de fondations.» ’

Pour conclure cette mise en lumière de la demande nous lisons avec un immense plaisir une partie de la lettre de commande de monsieur Tucker à Robert Venturi [184] lui décrivant sa maison telle qu’il l’imagine :

‘«Cher Ami, Je vois ma maison, comme une image de moi-même, extérieurement simple et sans ostentation, rien qui puisse arrêter le passant ; pas ordinaire pour autant. En regardant attentivement la maison dans les yeux, on doit pouvoir en saisir toute l’originalité (avec les corollaires de notre époque, c’est à dire l’ironie, l’angoisse et l’humour, le besoin de certitude monumentale et la conscience que cette certitude est, et a toujours été, une superbe illusion comme le prouvent les palais en ruine). L’accès à la maison n’est guère facile ; la maison est à la fois timide et accueillante aux visiteurs qu’elle oblige de grimper le long d’un sentier boisé dont chaque tournant réserve une surprise et qui débouche - presque par accident - sur la porte d’entrée. [...] Ces fenêtres sont des tableaux et les tableaux - quatre maîtres anciens, trois ancêtres et de nombreux petits cadres (enluminures, gravures modernes, portrait de George Washington, fragments de sculptures) - sont des fenêtres ouvrant sur la somme de cultures qui a produit ce lieu et ce moment. [...] La pièce, comme son propriétaire, est allergique aux tâches fonctionnelles. [...]’

En nous gardant bien d’esquisser une réponse, nous poserons une double question :

message URL FIG56.gif
Figure 56 - Maison Tucker (Robert Venturi architecte)
Notes
177.

[] GEISLER Eduard (1978) Eine Analyse psychologisch bedeutsamer Problemstellungen im Bereich der Architecktur.Thèse de doctorat - Université de Tübingen

178.

Attitude «impérialiste» désapprouvée par quelques sociologues enseignants dans les écoles d’architecture comme Sylvia Ostrowetsky

179.

[] FRIEDMANN Yona (1971). Pour l’architecture scientifique. Paris, Pierre Belfond

180.

Séminaire International AISE/IASSP-ENAU à Sidi Bou Saïd, 23-27 mai 2001

181.

[] Kadaré Ismail (1993) La pyramide. Paris, Le Livre de poche (p. 17)

182.

[] ECO Umberto (1972). La structure absente. Paris, Le Mercure de France (p. 265)

183.

[] Durand Gilbert (1969). Les structures anthropologiques de l’imaginaire. Paris, Dunod (pp. 275-276)

184.

[] L’architecture d’Aujourd’hui n° 197 de juin 1978 (pp. 18-19)