10.2 Concevoir, aménager, habiter

Le discours politique sur la ville (le discours des politiques) ne fait pas la ville, mais il constitue le fondement de la conception de la ville ensuite formalisée par le discours urbaniste. Ce phénomène de la conception produit une transformation du discours initial à la manière d’une traduction. Puis la réalisation de la ville réelle par les aménagurs est une nouvelle transformation-traduction. C’est ensuite une nouvelle traduction dans un nouveau texte, celui de la représentation mentale de la ville, qui s’opère par la pratique de la ville. Nous représentons ces trois transformations-traductions par un diagramme que nous appelons ‘l’édifice sémiotique de la ville’.

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Figure 60 - L’édifice sémiotique de la ville

Cet édifice est constitué des 3 étages : concevoir, aménager, habiter.

Ces 3 étages ne sont pas simplement superposés mais assemblés : ils sont interdépendants. De la même façon qu’un parpaing n’a pas de sens en dehors d’un mur (passé, présent ou à venir), aucun de ces 3 niveaux ne peut exister sans les autres : concevoir, aménager et habiter sont indissociables.

Ensemble, les 3 niveaux constituent un édifice signifiant et ils ne trouvent individuellement leur sens que dans la signification du bâti, c’est à dire dans la signification que nous élaborons190 à partir de notre pratique de ce bâti.

Examinant ce diagramme, nous voyons en premier lieu que, dans chaque étage, un plan horizontal est à la fois un plancher (pour l’étage considéré) et un plafond (pour l’étage situé en dessous). Ces 2 fonctions sont claires pour les architectes : le plancher porte (se porte, nous porte) et le plafond définit le volume du niveau inférieur. Ces fonctions peuvent être même séparées, le plafond devenant un faux-plafond suspendu sous le plancher, accroché ou non à ce plancher191.

En poursuivant la métaphore de l’édifice, quelles que soient les formes, les usages et les dimensions de chaque «étage», il reste que les forces incontournables de la gravité terrestre (g = 9,81) vont établir un lien sur toute la hauteur, autant pour faire tenir l’ensemble (assurer la descente de charges) que pour l’alimentation et l’évacuation des fluides, permettre l’accès des choses et des personnes d’un niveau à l’autre192. Pour aller plus loin, rappelons que l’effort au vent, plus important au dernier étage, sera repris finalement par les fondations pour empêcher le basculement de l’ensemble.

Notre diagramme de ‘l’édifice sémiotique de la ville’ n’est pas sans rappeller partiellement la triade vitruvienne ‘«projeter/construire/habiter»’ 193. Il en diffère toutefois par la notion de transformation qui se produit dans l’épaisseur de chaque étage.

Les 4 plans (planchers/plafonds) politique/urbanisme/ville-instrument/représentation sont des expressions d’un contenu, chacune écrite dans un langage spécifique sur un calque séparé. Le calque, pour employer une métaphore aisément accessible aux architectes, est un support sur lequel s’écrit la politique, ou l’urbanisme (plans, réglements, systèmes de financement, etc.). De la même manière, la ville-instrument est formalisée sur un calque. Enfin, la ville vécue n’est-elle pas représentée sur le calque de la littérature ?

Chaque calque comporte deux parties que l’on appellera, avec les mots de l’informatique, le ‘hard’ et le ‘soft’ que l’on ne confondra pas avec la substance et l’expression.

Le calque de la politique de la ville reçoit pour le ‘hard’ les discours écrits et prononcés, les lois et textes réglementaires et, pour le ‘soft’, les services, l’attitude, la manière, les ambitions (comme il y a le texte et le ton, la lettre et l’esprit, la règle et la pratique).

Sur le calque de l’urbanisme sont inscrits les règles, plans et documents d’urbanisme qui composent la partie ‘hard’. On trouve aussi sur ce calque, dans la partie ‘soft’, les procédures non-écrites d’application et/ou de contournement des réglements, les intentions.

La ville-instrument désigne cette chose animée qui peut exister en dehors de l’individu, de sa perception, de sa conscience. Sur ce calque, il y a bien sûr la ville ’en dur’ (les bâtiments, les tuyaux et les câbles, les lignes de métro, etc.), mais aussi le ‘soft ’de la ville dont on citera les services (de nettoyage, de la poste, de la police, etc.), les associations (de pêcheurs à la ligne ou d’îlotage), la réputation de la ville, et ce quelque chose de chaque ville qui en est le caractère ou l’esprit (l’air de Paris, le ‘berliner Luft’).

Le calque de la ville vécue est celui sur lequel s’impriment et se défont les représentations mentales personnelles de la ville, telle cette ‘«image de Nantes qui lève spontanément de mon esprit»’ décrite par Julien GRACQ [194]. Si l’on peut circonscrire les contenus des 3 calques supérieurs, il faut bien laisser la multitude des représentations s’imposer sur ce calque. On pourra toujours reconstituer des groupes significatifs sur des échantillons socio-culturels, ou par tranches d’âges, ou par groupes cultuels, la représentation d’une ville est faite à la fois de l’ensemble de toutes les représentations individuelles et du plus petit dénominateur commun de toutes ces représentations. Sur notre diagramme plusieurs rectangles indiquent les diverses représentations mentales de la ville sur ce calque.

Notre ‘édifice sémiotique de la ville’ a pour lui de satisfaire l’esprit de l’architecte en lui offrant l’apparence de la stabilité et de l’organisation : à chaque niveau correspond une fonction, et chaque niveau est représentable sur un «calque» différencié écrit dans son langage propre.

Mais c’est pourtant cette stabilité qui en fait toute la faiblesse. Ce diagramme ne sait pas rendre compte des interactions multiples qui font l’urbain. Concevoir, aménager, habiter apparaît comme un processus unique dans lequel la conception semble être l’origine et dont l’aboutissement serait l’Habiter. Mais la ville n’est pas finie et se re-fait en permanence.

Le diagramme ci-dessous met en évidence les analogies entre des représentations statiques du processus de la ville

Figure 61 - De Vitruve à l’édifice sémiotique de la ville
Vitruve Muntañola Thornberg Edifice sémiotique
1 Projeter Préfigurer Concevoir
2 Construire Configurer Aménager
3 Habiter Refigurer Habiter

Il manque à notre édifice sémiotique un embrayeur essentiel : l’imaginaire qui, s’appuyant sur la représentation de la ville, fait naître, dans le souffle du temps qui passe, une nouvelle projection sous l’effet du désir.

Notes
190.

Lorsque monsieur Néanderthal s’installe dans sa grotte, il prend évidemment la grotte comme elle est, et la relation qu’il établit entre la chose et sa représentation constitue l’habiter ; il ne se passera pas longtemps avant qu’il n’intervienne politiquement (le 3° niveau) à partir de sa représentation pour marquer, défendre, et aménager sa grotte

191.

L’architecture classique connaît ces duos coupole/dôme, intrados/extrados

192.

Lorsque l’architecte dessine un WC sur le plan du 1° étage d’une maison, il sait (en principe) qu’un tuyau ø 10 cm traversera à cet endroit la hauteur du rez de chaussée, c’est à dire que l’on ne peut pas (sans subterfuge technique) décider d’implanter un WC juste au dessus du milieu du salon. De la même façon, implanter un poteau implique la conscience de la nécessité de permettre la descente de charge ponctuelle jusqu’au bon sol.

193.

reprise par Josep Muntañola Thornberg sous la forme «préfigurer - configurer - refigurer» lors de sa conférence au Séminaire international AISE/IASSP-ENAU à Sidi Bou Saïd (23-27 mai 2001) dans une tentative de dresser une synthèse des inter-sémioticités de l’architecture.

194.

[] GRACQ Julien (1985). La forme d’une ville. Paris, José Corti (p. 42)