Chapitre 11 : L’Urbatexte et ses rythmes

11.1 L’Urbatexte comme ensemble signifiant

Les architectes et urbanistes interviennent professionnellement sur le calque de l’urbanisme (et de l’architecture) afin de déterminer une action sur la ville réelle, celle du calque de la ville-instrument ou ville réelle.

Dans cette ville réelle, nous distinguons une partie matérielle et une partie immatérielle :

  • La partie matérielle est faite tout autant de bâtiments que de ces espaces «en creux» tels que les rues et les places, les squares et les terrains vagues, les cours des immeubles et les jardins privés. Cet ensemble d’espaces organisés s’offre dans une typologie glissante (souvent floue ou subtile) du singulier au collectif (l’espace public ouvert ou simplement couvert, l’espace public fermé, l’espace privé ouvert, etc.). L’‘Urbatecture’ nommée par ZEVI ou DUPLAY exprime ces espaces et leur organisation dont nous avons pu vérifier qu’ils constituent un ensemble interprétable dans sa globalité et dans ses parties.

  • La partie immatérielle est constituée par l’organisation, non plus seulement des espaces, mais également des relations entre les individus ou les groupes d’individus. C’est l’organisation des services publics, l’horaire du réseau de bus et de tramways qui peut exclure un quartier de ville ou au contraire en faire un pôle fort de la vie urbaine, c’est la réglementation du stationnement et la façon de l’appliquer, ce sont les festivités saisonnières ou les périodes de soldes. La ville immatérielle, c’est aussi un comportement totalement culturel qui permet de traverser hors des passages pour piétons avec désinvolture, ou qui fait sagement attendre l’apparition du petit bonhomme vert dans une rue déserte ; c’est ce qui fait que certaines manifestations descendent les Champs-Elysées alors que d’autres tracent un lien de la Bastille à la République. Cette partie immatérielle de la ville réelle semble bien située à proximité du concept de ‘Gemütlichkeit’, d’atmosphère.

Penser la ville en termes ‘d’’ ‘urbatecture’ l’ampute d’une part de sa personnalité (son «âme» ?) pour la réduire à l’état d’«‘objet inanimé’» 198 alors que la ville n’est que vie. En effet, ces deux parties de la ville - la ville matérielle et la ville immatérielle - constituent ensemble l’‘Urbatexte’, mais elles n’ont pas de lien de nécessité. Ces deux parties peuvent éventuellement s’entr’aider ou se combattre ; comme le confort et la ‘Gemütlichkeit’, elles n’ont en commun que leur raison d’être (l’habitant) et leurs possibles interdépendances.

L’impalpable immatérialité de la ville, si proche de la ‘Gemütlichkeit’ d’un logement, est de la même nature que ce ‘«contenu abstrait»’ dont Jean RENAUDIE [199] écrit :

‘’Plaisir : L’important dans un logement n’est pas tellement ce qu’on a considéré jusqu’à maintenant comme déterminant, c’est à dire ces considérations de pur fonctionnement, mais davantage des facteurs relativement indéfinissables, ce qu’on pourrait baptiser ’le contenu abstrait’, c’est à dire le fait d’éprouver du plaisir dns un espace, dans un logement.»’

Nous ne voulons pas dire ici que le vécu de la ville est de même nature que le vécu du logement, nous tenons en revanche à marteler que le vécu de la ville, comme celui du logement, n’est pas fait que de matérialité et de représentation symbolique de l’espace urbain, mais bien aussi de la part immatérielle de la ville, les deux parties s’enchevêtrant selon cette ‘«logique de la complexité» ’ ‘que découvrait RENAUDIE’ ‘.’

L’enchevêtrement de l’‘Urbatexte’ n’en fait pas un poème hugolien, non plus que ce chant qu’entend l’Eupalinos de Valéry [200] devant certains rares édifices :

‘ « Dis-moi (puisque tu es si sensible aux effets de l’architecture), n’as-tu pas observé, en te promenant dans cette ville, que d’entre les édifices dont elle est peuplée, les uns sont muets ; les autres parlent ; et d’autres enfin, qui sont les plus rares, chantent ? Ce n’est pas leur destination, ni même leur figure générale, qui les animent à ce point, ou qui les réduisent au silence. Cela tient au talent de leur constructeur, ou bien à la faveur des Muses.» ’

L’‘Urbatexte’ ne relève pas vraiment des Muses, il sait être trivial, violent, tyrannique, asocial, mais aussi aimable et accueillant, sensuel, incohérent ou emphatique, humble ou hâbleur.

L’Urbatexte n’est pas fait que de béton et de pierres, il est aussi écrit sur Internet, il est écrit dans des lignes d’autobus par la politique du transport, et il est encore écrit par la périodicité du marché aux fleurs autant que par les aides publiques qui, plus ou moins naïvement, poussent à la gentryfication de quelque quartier en décrépitude.

Au delà de la notion de «texte de la ville», ce terme d’‘Urbatexte’ veut exprimer le plus clairement la dialectique permanente et mouvante instaurée entre la texture de l’urbain «en dur» (ce que l’on appelle habituellement le «tissu urbain») et l’entrelacs des organisations du vivant. C’est bien cette dialectique que Marcel RONCAYOLO [201] met en avant dans sa présentation de la problématique marseillaise. L’‘Urbatexte’ englobe la totalité des textes superposés de la ville, et que la ville nous offre, à partir desquels nous faisons la ville, et à partir desquels nous fondons notre représentation mentale de la ville et dont se nourrit l’imaginaire.

L’espace public est fait d’espace comptabilisable «réel» et d’espace de représentation. C’est ainsi que la voiture du maire Jean-François Picheral devant le portail de l’hôtel de ville d’Aix-en-Provence est à la fois réelle et symbolique et le lieu est marqué par cette voiture dont l’absence même est également réelle et symbolique : c’est l’endroit où se gare la voiture du Maire. Ailleurs, le marché hebdomadaire relève du réel (s’approvisionner) et du symbolique (se faire voir, rencontrer, être reconnu comme un habitué ).

Dans l’espace public se joue le jeu social selon la triade ‘je /jeu/je me joue’. Dans l’espace public, ‘je’ joue le ‘jeu’ selon les règles du lieu et du temps , et jouant mon rôle, je joue une représentation sociale du ‘je.’

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Figure 63 - Jeu urbain

Les distinctions que pose Bernard LAMIZET [202] entre scène réelle et scène symbolique montrent que l’espace public (comme scène réelle) ne peut être déconnecté de sa valeur de scène symbolique :

  • L’espace public reçoit le jeu des relations et des dynamiques réelles de pouvoir et de sociabilité aussi bien que les représentations symboliques des tels rapports.

  • Dans l’espace public, les situations historiques ne se répètent certes pas, mais les manifestations symboliques s’inscrivent dans une logique de la répétition.

  • L’espace public structure effectivement les rapports entre les citoyens dans la durée, mais autorise des manifestations pour la durée de la représentation.

L’usager de la ville, par sa pratique de l’espace public, passe de l’indistinction du public à la personnalité de l’acteur qui se montre et se représente aux autres, autant qu’à lui-même dans le miroir de l’espace. Les enjeux de la représentation font la différence entre l’agora et le théâtre (LAMIZET [203]), mais ils font également la différence entre la scène de l’espace public de Sextius-Mirabeau et celle du französische Viertel. Certes, dans les deux cas, il s’agit de la représentation de soi aux yeux des autres autant qu’à ses propres yeux, et de la constitution d’une identité en référence à un surmoi culturellement situé.

Sans considérer la ville comme un poème [204] ou comme un langage au sens de Umberto Eco, mais au moins en tant que système signifiant justifiable d’une sémiotique urbaine (Roland Barthes) on peut donc se poser la question de savoir s‘il est un rythme de la ville comme il est un rythme du langage, et en quoi il consiste.

Notes
198.

Alphonse de Lamartine posait en poète la question de la représentation symbolique de l’objet

199.

[] RENAUDIE Jean (1992). La logique de la complexité. Rome, IFA et Carta Segrete (p. 16)

200.

[] VALERY Paul (1921). Eupalinos. Paris - Poésie Gallimard 1970. (p. 29)

201.

[] RONCAYOLO Marcel (1999). ’Fragen einer Hafenstadt : Marseille.’ In Hamburg und seine Partnerstädte (Festschrift zum 52. Deutschen Geographentag, Hamburg, 4-9 Oktober 1999)

202.

[] LAMIZET Bernard (1999). La médiation culturelle. Paris, L’Harmattan. (pp. 121-122)

203.

[] LAMIZET Bernard (1999). La médiation culturelle. Paris, L’Harmattan (p.102)

204.

[] HUGO Victor. Notre-Dame de Paris. Paris, Pocket