11.2 Les rythmes de l’urbatexte

11.2.1 Qui nous parle du rythme de la ville ?

Communément admise en architecture et en tourisme architectural (le rythme des arcades de la rue de Rivoli ou de Deir el-Bahari, le rythme des percements dans l’architecture de Le Corbusier ou le rythme des péristyles grecs), la notion de rythme n’est pas utilisée dans le champ de l’urbanisme. Edmond Bacon - l’urbaniste pour qui la ville était un arbre - évoque bien dans D’Athènes à Brasilia [205] le terme de rythme, mais ne sait trop qu’en faire, sauf à évoquer rapidement une analogie avec le rythme en musique et le rythme du poème.

Ainsi, c’est en dehors du milieu de l’architecture, par des éclairages différents (littérature et poésie, danse, cinéma, linguistique) et des approches biaises, que nous voyons émerger de façon récurrente la notion de rythme de la ville.

Le décor de Plassans (Aix-en-Provence) est utilisé par Emile Zola [206] pour imprimer au roman le rythme lent et feutré de la petite ville provinciale de son temps et mettre en exergue l’acharnement têtu et sournois de l’arriviste Abbé Mouret :

‘«Plassans est divisé en trois quartiers absolument distincts : le vieux quartier où vous n’aurez que des consolations et des aumônes à porter ; le quartier Saint Marc, habité par la noblesse du pays, un lieu d’ennui et de rancune dont vous ne sauriez trop vous méfier ; et la ville neuve, le quartier qui se bâtit en ce moment encore autour de la Sous-Préfecture, le seul possible, le seul convenable...»011’

Par cette courte description d’Aix-en-Provence au 19° siècle, Zola ne nous donne pas seulement à voir une petite ville structurée en trois quartiers socio-économiques, il nous fait rentrer dans le rythme de la ville, il nous en dévoile le caractère.

L’opposition entre France-Ville et Stahlstadt que fait Jules Verne dans ‘«les cinq cents millions de la Begum»’ [207] consiste dans l’opposition entre les rythmes de vie des habitants, rythmes suscités par l’organisation spatialede la ville, elle-même fondée sur une organisation morale de la société.

Alfred Döblin [208] construit pour le lecteur de son Berlin Alexanderplatz la structure du Berlin de 1928 : il utilise pour cela les lignes de tramways dont l’énoncé des stations défile. La progression du personnage principal, Franz Biberkopf, dans son destin commence à la sortie de la prison de Tegel avec le tram n° 41 ‘«Mit der 41 in die Stadt»’. Puis c’est le tram 68 qui nous fait découvrir le lien avec l’Alexanderplatz en passant par la Rosenthalerplatz où passent aussi le 41 et le 99 («ein junges Mädchen steigt aus der 99»). Si la ville apparaît ainsi dans sa structure et ses liens (à trois heures trente de Hamburg-Altona par le train de 18 h 05), ses activités (Die AEG ist ein ungeheures Unternehmen) nous sont encore révélées par l’annuaire téléphonique, autre texte disant la ville.

Ernst Jünger [209], dans une courte description, faisant du trajet de la gare St-Charles au Vieux-Port le passage initiatique de l’Europe du nord vers l’Afrique augurant des ‘«Jeux africains»’, nous donne le rythme de la foule descendant l’escalier de la gare, puis la tristesse calme du Boulevard d’Athènes, l’arrivée sur la Canebière et la cohue frémissante du Vieux-Port. Cette progression dramatique des espaces, voilà son Marseille. C’est très vraisemblablement à ce passage de Jünger que fait allusion Henri lefebvre dans son ‘«essai de rythmanalyse des villes méditerranéennes»’ [210] après avoir exposé [211] les ‘rythmes de la représentation’ dans un rapport dialectique entre ‘rythme du soi’ et ‘rythme de l’autre’.

Les errances surréalistes d’André Breton [212] et ‘Nadja’ dans Paris font de l’espace urbain un acteur du rêve éveillé, un producteur du rythme de vie :

‘ ‘«6 Octobre 1927.- De manière à ne pas avoir trop à flâner je sors vers quatre heures avec l’intention de me rendre à pied à »la nouvelle France», (où Nadja doit se trouver à cinq heures et demie), tout en faisant un détour par les boulevards où, non loin de l’Opéra, j’ai à aller retirer d’un magasin de réparations mon stylo. Contrairement à l’ordinaire j’emprunte le trottoir droit de la rue de la Chaussée d’Antin.» ’ ’

Par une matérialité théâtrale, le décalage et la distanciation du regard, le monde du cinéma a fait prendre corps à la ville alors que la littérature ne faisait que deviner. La ville au cinéma est une lecture de la ville, une lecture particulière et partisane au service d’une histoire, et il est clair que le Marseille de Panisse n’est pas celui de Marius et Jeannette.

Le Paris de ‘Playtime’[213], film de Jacques Tati (1967) est, par ses rythmes (jour/nuit, l’aéroport, La Défense, etc...), l’élément initiateur du rythme dans lequel s’inscrit l’histoire et les caractères.

La Lisbonne de ‘«la ville blanche»’, [214] film d’Alain Tanner (1993) n’est pas un décor, mais plutôt la partie rythmique de l’histoire d’un homme qui se fuit et se cherche.

Le Tunis de«‘Halfaouine, l’enfant des terrasses»’, [215] film de Ferid Boughedir, (1990) donne à voir trois villes juxtaposées : le niveau de la rue (vie sociale), le niveau de la maison familiale (parmi les femmes, sous la férule paternelle), et le niveau de la liberté sur les terrasses. Trois niveaux, trois villes, trois rythmes.

On accolera ici les mots de ‘«symphonies urbaines de la ville-rythme»’, (Jean-Paul Colleyn, anthropologue et cinéaste), ou ceux de Claude Mourieras, cinéaste :

‘«La ville n’aime pas la danse. Pourtant elle a un extraordinaire sens du rythme : ce qui me fascine dans la ville, ce n’est pas le décor qu’elle offre, c’est son rythme, son souffle, ses hurlements auxquels la danse contemporaine peut répondre et dont elle se nourrit» [ 216 ]

En 1919, lorsque l’écrivain humoriste berlinois Kurt Tucholsky décrivait ses concitoyens, il reconnaissait sa ville :

‘«Le Berlinois n’a pas le temps. Le Berlinois est, le plus souvent, de Posen ou Breslau et n’a pas le temps. Il a toujours quelque chose à faire, il téléphone, prend rendez-vous, arrive à bout de souffle aux dits rendez-vous - un peu en retard - il a énormément à faire. Le Berlinois est esclave des rouages de sa ville.» [ 217 ]

Tucholsky nommait alors le rythme de l’activité humaine qui marque la ville, le village, ou même le village urbain : rythme chronologique des cloches de l’horloge de l’église (en léger décalage de l’horloge républicaine de la Mairie), rythme hebdomadaire du jour de marché, rythme annuel ou saisonnier des fêtes votives, rythme donné par les heures de passage du TGV ou les bruyantes récréations de l’école, rythme déphasé des heures de la marée réglant l’activité commerciale sur le port, horaires «de bureau», sortie des usines, rythme des vacances scolaires dans les zones touristiques.

Le premier rythme urbain est certainement celui de l’activité de ses habitants, aussi imposé à eux par la ville : les usagers de la ville parlent du rythme de la ville.

Mais, sans même imaginer de donner dans l’urbologie ou ‘l’urbanologie’, selon le mot de Marcel CORNU [218], lorsque l’on veut intervenir en praticien sur la ville, pour aller à la recherche de la réalité sensible de ce rythme signifiant (de) la ville que nous montrent l’écrivain et le cinéaste, il convient de circonscrire en préalable la zone de métaphore qui entoure le concept de rythme urbain.

Notes
205.

[] BACON Edmund (1967) D’Athènes à Brasilia. Lausanne, Edita (p.35)

206.

[] Zola Emile, La conquête de Plassans, Livre de Poche 1978

207.

[] VERNE Jules, Les Cinq Cent Millions de la Begum, Paris, Librio 1994,

208.

[] DöBLIN Alfred (1929). Berlin Alexanderplatz. München, DTV - 36° Aufl.1997

209.

[] JÜNGER Ernst (1944) Jeux africains.Paris, folio, Gallimard (pp. 88-92)

210.

[] LEFEBVRE Henri (1992). Eléments de Ryhmanalyse, introduction à la connaissance des rythmes. Paris, Syllepse (p. 106)

211.

[] LEFEBVRE Henri (1992). op.cit. (p. 104)

212.

[] BRETON André (1928). Nadja . Fragment publié (pp 9-11) de La Revue Surréaliste n° 11 du 15 Mars 1928

213.

[] TATI Jacques (1967). Playtime

214.

[] TANNER Alain (1993). La ville blanche

215.

[] BOUGHEDIR Ferid (1990). Halfaouine, l’enfant des terrasses.

216.

[] Mourieras Claude (1994), Visions urbaines, François Niney, (sous la dir.) Paris, éditions du Centre Pompidou

217.

[] Tucholsky Kurt (1919), texte paru dans le Berliner Tagblatt le 21/7/1919, (trad. Alain Brossat et Klaus Schuffels) in ’Berlin, le ciel partagé’ revue Autrement, Janvier 1983

218.

[] PAQUOT Thierry (2000) (sous la dir.). La ville et l’urbain, l’état des savoirs. Paris, éditions la découverte (p. 11)