11.2.2 Le rythme de la ville, métaphore ou réalité ?

Cerner la métaphore

C’est généralement par métaphore que l’on parle de la ville et de l’architecture.

Si les proportions d’une architecture, écrivait Heinrich Wölfflin, décident essentiellement du caractère d’une construction,

‘«Il est également d’un grand intérêt de constater la relation entre les proportions et les rythmes respiratoires. [...] Le sens du rythme respiratoire, quant à l’expression de la Stimmung, est très important pour tout ce qui est des caractéristiques historiques.» [ 219 ]

Considérer l’architecture - et la ville - comme un être vivant n’est pas une métaphore nouvelle et bon nombre d‘architectes, anciens élèves d’Othello Zavaroni (quai Malaquais dans les années 60), se souviennent encore du patron présentant les colonnes des temples antiques comme de magnifiques cuisses de jeunes vierges. Mais peut-être n’était-ce qu’un artifice pédagogique.

‘Paris s’éveille’, chantait Jacques Dutronc, et Joël Roman dans Esprit de Juin 1994 traitait de ‘la mort annoncée de la ville’.

Et bien avant d’avoir été comparée à un arbre, l’architecture - la ville - était déjà considérée comme être vivant et Vitruve, dans son De Architectura pouvait écrire :

‘«Jamais un bâtiment ne pourra être bien ordonné... si toutes les parties ne sont, les unes par rapport aux autres, comme le sont celles du corps d’un homme bien formé»’

A la limite de la métaphore, l’architecture du Goetheanum à Dornach (près de Bâle) par Rudolf Steiner se voulait essentiellement expression d’une pensée. Le «style» anthroposophique veut imprimer une conception anthroposophique de l’Homme dans le cosmos. L’architecture organique de Rudolf Steiner, dans la modernité expressionniste des années 20, est issue de l’admiration de l’architecture de la nature (Unmenschliche architektur selon le jeu de mot de Hugo Kükelhaus [220] : ‘unmenschlich’ ≈inhumain, et non-humain) en tant qu’oeuvre parfaite du créateur et, à l’instar des positions du Bauhaus, du respect des spécificités du matériau utilisé. Mais c’est l’Homme qui y est affirmé comme valeur centrale. Non pas comme modèle à recopier ou à imiter. Mais comme modèle de conception. C’est l’usager qui reste le centre de la problématique et détermine les volumes et leur enveloppe.

La réalité d’une architecture urbaine, certes bordée entre le réglementaire et le financier, et certainement écrite - n’en déplaise à Heinrich Wölfflin - dans la prégnance d’un climat, est bien l’expression d’une âme, d’une ‘Stimmung’ car, ainsi que l’exprimait Nassima Dris (lors du 2° colloque international sur la Ville Méditerranéenne à EALR Montpellier en 1997) : ‘«c’est dans l’usage que se reconnaît une ville ».’

Ayant évacué la métaphore anthropomorphique, ou tout au moins reconnu et mesuré sa portée, nous écarterons aussi la métaphore musicale (rythme, mélodie, accord, symphonie),

Roland Barthes, avec le rythme des voies, places, éléments marquants, nous ramène à la réalité matérielle de la ville :

‘«De tout évidence, chaque ville possède cette espèce de rythme ; Kevin Lynch l’a remarqué : il existe dans toute ville, à partir du moment où elle est véritablement habitée par l’homme, et faite par lui, ce rythme fondamental de la signification qui est l’opposition, l’alternance et la juxtaposition d’éléments marqués et d’éléments non marqués.»011[ 221 ]

Quel rythme ? :Si le ‘«rythme respiratoire»’ de Wölfflin est métaphore, il en va autrement pour le ‘«rythme fondamental de la signification»’ de Roland Barthes et ce glissement du sens constitue pour l’architecte naturellement une question à éclairer.

Définir le sens de ce mot «rythme» semble bien relever de la gageure comme l’expose Pierre Sauvanet [222] lors des Colloques de Cerisy en Juin 1989 :

‘«C’est le moment d’un premier bilan de recherche, en compagnie de Valéry, Benveniste et Meschonnic. Le premier définit mieux le rythme par ses remarques pointues que par ses définitions inopérantes ; le second nous rappelle que toute définition qui ferait une part à l’écoulement, et non à la forme, serait caduque ; quant au troisième, il a raison de critiquer les définitions traditionnelles, mais définit mieux la critique elle-même que le rythme, si ce n’est négativement... Et cette définition promise ?»’

Il est clair que l’architecte ne trouve pas ici, par cette proposition, même si elle éveille son attention, de quoi asseoir sa démarche. Le géographe Luc Bureau [223] dessine le contour de ce rythme ‘«créé pour unir d’une manière indissoluble le temps et l’espace - c’est à dire la vie »’. C’est bien le géographe - homme du terrain - qui parle à l’architecte - homme de terrain - et lui tend la main :

‘«Le rythme est espace, il est dans l’espace, il est organisation (disposition, configuration) de l’espace. Et comme l’espace n’est pas séparable du sujet, qui est lui-même espace, le rythme est inséparable du sujet dans l’espace, ou du sujet-espace. »’

Et Luc Bureau conclut en se prenant à ‘«murmurer quatre ou cinq propositions nébuleuses et suspectes comme celles-ci :’

  1. Le rythme réside dans la coïncidence instantanée d’un esprit et d’un lieu......

  2. Le rythme commande une vision synthétique plutôt qu’analytique......

  3. Le rythme répugne à l’idée que »tous les chats sont gris»......

  4. Le rythme commande le mythe......

  5. Le contraire du rythme n’est ni l’absence de rythme, ni l’arythmie, ni la dysrythmie, mais l’aliénation»

C’est sans doute cela le rythme : la manière particulière qu’a chacun d’entre nous d’habiter l’espace» [ 224 ]

Ces approches biaises du mot Rythme sont de celles que perçoit l’architecte, s’approchant alors de Henri Meschonnic lorsqu’il écrit que ‘le rythme est architectonique et compositionnel’. [225].

Notes
219.

[] Wölfflin Heinrich, Prolégomènes à une psychologie de l’architecture,1996, Ed. Carré.

220.

[] KüKELHAUS Hugo (1973). Unmenschliche architektur. Köln, Gaia Verlag

221.

[] BARTHES Roland (1985). L’aventure sémiologique. Paris, le Seuil (p. 264)

222.

[] Sauvanet Pierre (1992), ”Le Rythme : encore une définition !” in Les Rythmes, lectures et théories, J.J. Wunenburger ( sous la dir. de), Paris, L’Harmattan. (pp.233-240)

223.

[] Bureau Luc (1992), ”Géorythme : la transmutation des lieux” , in Les Rythmes, lectures et théories , J.J. Wunenburger ( sous la dir.), Paris, L’Harmattan. (pp. 124-126)

224.

[] BUREAU Luc (1992). (Op.cit. pp. 133-135)

225.

[] MESCHONNIC Henri (1982) Critique du rythme, anthropologie historique du langage. Lagrasse, Verdier. (p.451)