Chapitre 12 : Les rythmes, outils d’intervention sur la ville

Pourquoi admirons-nous le centre médiéval d‘Aix-en-Provence ou de Tübingen, comment justifier le charme à Marseille des quartiers du Panier ou de Belsunce : la circulation y est difficile, le parking impossible, l’ensoleillement parcimonieux (si ce n’est inexistant pour la majorité des habitations), les pièces étroites, etc.

En regard, examinons les réalisations des cinquante dernières années : circulations aisées, parkings et garages, accès prévus pour les secours et les services quotidiens, chauffage central et local poubelles, soleil assez correctement réparti dans les appartements, et, comme le disait le ministre en visite dans les tours des «quartiers nord» de Marseille : «depuis la-haut, quelle belle vue sur la mer et le port...». Où est l’erreur ?

Nous tenons certes en mémoire la valeur du ‘«malerisch»’ de Camillo Sitte [229], et nous en acceptons les limites, mais il faut reconnaître que le ‘«knack»’ de ces quartiers anciens est ailleurs que dans le pittoresque, le pictural, le romantique. Et si le rythme était le caractère de la ville, donnant certes à distinguer entre gros village et petite ville, mais permettant aussi de distinguer chaque ville parmi les autres en signifiant son identité ?

S’il est un rythme spécifique pour chaque ville, il en est un aussi pour chaque quartier de la ville. Le rythme de l’activité est aisément mesurable au trafic automobile : Sartrouville (banlieue d’ouvriers et petits cadres au Nord-ouest de Paris) s’éveille vers six heures, pendant que Le Vésinet, banlieue très CSP+ de cadres supérieurs et dirigeants immédiatement voisine, reste calme jusque huit heures. Tout banlieusard-ouest sait que le pont de Gennevilliers est encombré de sept heures à neuf heures, alors que le Pont de Chatou sera «chargé» de huit heures à dix heures.

Mais s’il est clair que l’activité n’est pas l’urbain, où faut-il chercher l’urbanité ? L’apport des anthropologues urbains laisse l’architecte-urbaniste sur sa faim, et l’urbanité n’est pas seulement, au contraire de ce que pensait Wirth, déterminable par la taille, la densité et l’hétérogénéité. En revanche, lorsque Ulf Hannerz [230] écrit :

‘«ici aussi, comme pour les centres de cérémonies, les concentrations de population sont temporaires et périodiques et prennent la forme de foires. Peu à peu pourtant, les commerçants se sédentarisent et se regroupent autour desfortifications.»’

c’est bien du rythme qu’il s’agit. Les villes sont nées dans et par le rythme.

Le géographe Jacques Lévy [231], traitant des difficultés de la ville contemporaine, met bien en lumière - sans le nommer - ce Rythme de l’urbain que nous cherchons ici à définir :

‘«Le problème n’est donc pas le béton, la surconcentration, mais l’inverse, le vide... pas assez de monde, de mouvement, de frottement.»011 ’

Le rythme et non la métrique.

Lorsque Roland Barthes [232] compare la ville au navire Argo, c’est que la ville, comme le bateau n’est ville (ou bateau) que dans l’organisation de ses divers éléments :

‘« Toute la ville est un peu construite, faite par nous à l’image du navire Argo dont chaque pièce n’était plus une pièce d’origine, mais qui restait toujours le navire Argo, c’est à dire un ensemble de significations facilement lisibles et identifiables. Dans cet effort d’approche sémantique de la ville, nous devons essayer de comprendre le jeu des signes, de comprendre que n’importe quelle ville est une structure mais qu’il ne faut jamais chercher et qu’il ne faut jamais vouloir remplir cette structure.»011’

Hésitant à nous attaquer de plein front à ce que pourrait être le rythme de la ville, nous choisissons de tenter de le démonter pour étudier séparément ses constituants supposés (les rythmes de la ville), quitte à devoir examiner ensuite l’effet de leur superposition.

Les limites de cette analyse résident dans l’usage que nous voulons en faire : des instrument de travail pour intervenir en architecte, en urbaniste, en politique, sur la ville. Nous traiterons uniquement des seuls critères rythmiques qui peuvent être l’outil du professionnel de l’aménagement urbain, non sans garder en tête cette spécificité de la ville qu’est la rencontre multiple et fortuite d’individus.

Sans établir ni préséance ni rapport de causalité, ni prétendre à l’exhaustivité, nous distinguerons sept composantes élémentaires du rythme de la ville : morphologie, échelle, perception des cinq sens, odonymie, chronotopie, fonctions et frontières.

Notes
229.

[] Sitte Camillo (1889). L’art de bâtir les villes. Paris, Essais, Le Seuil (1996)

230.

[] HANNERZ Ulf (1983). Explorer la ville. Paris, Editions de Minuit (p. 116)

éd. originale : Exploring the city - Columbia University Press 1980

231.

[] LEVY Jacques (1998) ’Cette démocratie urbaine qui fait peur’in Libération, 20/4/98

232.

[] BARTHES Roland (1985). L’aventure sémiologique. Paris, le Seuil (p.271)