12.3 Cinq sens (et un sixième)

Les pignons pointus des rues de Tübingen enserrant la petite échelle des façades, les horizontales frisées des génoises des rues d’Aix-en-Provence qui unissent les taches noires des percements verticaux, les contrastes ombre/lumière, les enseignes et les affiches publicitaires233, forment une trame visuelle sur / dans laquelle s’inscrit la vie citadine.

Le contact avec les matériaux (pierre tendre ou «froide», doux enduit à la chaux ou raide de ciment, dallage lisse ou pavage bossu, gravier crissant ou bitume souple et râpeux) est marqueur dans la ville, il est certainement tactile mais il réagit à sa manière par la réflection de la lumière et du son. Chaque matériau, faisant selon le mot de Julien Gracq ‘«le grain de peau d’une ville»’ [234] est à la fois un signifié et un signifiant. Le toucher est aussi le mode de perception du vent, du soleil et de la pluie. Ces éléments significatifs d’un climat sont réécrits par l’architecture de la ville.

Notre perception de la ville ne se fait pas seulement par la vue et le toucher. La ville ne produit pas un bruit absurde et incompréhensible, chaque rue, chaque quartier émet «son» bruit235 comme le démontre Colette Pétonnet [236], ce bruit dont Robert Musil [237] fait même la «matière» de Vienne :

‘ “A ce seul bruit, sans qu’on pût définir pourtant la singularité, un voyageur eût reconnu les yeux fermés qu’il se trouvait à Vienne, capitale et résidence de l’Empire.”’

Les travaux du laboratoire CRESSON à Grenoble ont fait la preuve de la prégnance du monde sonore dans la ville mentale. Chaque ville, chaque quartier, chaque espace urbain, joue sa propre musique sur l’instrument acoustique de son architecture : dimensionnement des espaces, morphologie et matériaux des bâtiments «rendent» les bruits de la ville.

Passer devant une boulangerie à Aix-en-Provence ne laisse personne indifférent, de même que traverser le marché aux fleurs de Tübingen, le petit marché de la place Richelme ou le presque-souk de Belsunce à Marseille. L’odeur de la ville est aussi significative de son environnement géographique et climatique, de son activité, elle est une marque d’identité, de personnalité. On s’étonne que les documents d’urbanisme ne contiennent pas un «plan des odeurs» alors que tant d’écrivains nous aont depuis longtemps alerté. Ainsi, des auteurs aussi différents que Patrick Süskind [238]

‘«Und natürlich war in Paris der Gestank am größten, denn Paris war dir größte Stadt Frankreichs. Und innerhalb von Paris wiederum gab es einem Ort, an dem der Gestank ganz besonders infernalisch herrschte, zwischen der Rue aux Fers und der Rue de la Ferronnerie, nämlich den Cimetière des Innoents. Achthundert Jahre lang hatte man hierher die Toten des Krankenhauses Hôtel-Dieu und der umliegenden Pfarrgemeinden verbracht. ...»’ ‘ Et naturellement, la puanteur était la plus grande à Paris, car Paris était la plus grande ville de France. Et dans Paris même il y avait un endroit où la puanteur régnait infernalement, entre la rue aux Fers et la rue de la Ferronnerie, c’et àdire dans le cimetière des Innocents. Pendant huit cents ans on avait enterré ici les morts de l’Hôtel-Dieu et les membres de la communauté paroissiale alentours...

Ernst JÜNGER [239]

‘“L’air était plein des senteurs de races étrangères, de grands entrepôts et de détritus marins, de ce souffle d’anarchie commerçante qui imprègne et anime les villes maritimes.”011’

ou Paul Valéry [240] pour qui ‘«les cèdres et les cyprès se changent en poutres odorantes».’

Le goût, certainement le seul des cinq sens qui échappe totalement à l’action de l’urbaniste, n’est pas étranger au caractère de la ville. Calisson d’Aix, lentilles du Puy, Maultaschen à Tübingen, font partie du paysage urbain, on les voit dans les boutiques, on les goûte comme touriste, on les offre. Ce goût daté et situé motive des activités et des proximités.

Contrairement à l’assertion de Mme Akrout-Yache 241 selon laquelle ‘«les cinq sens sont spécifiques de la ville méditerranéenne»’, l’espace est sensuel, aussi bien dans les villes de la Baltique que dans les villages des Carpathes. On s’étonne évidemment de constater que l’urbanisme et l’architecture ne tiennent réellement compte que de la vue.

Aux sens qui nous font voir, toucher, entendre, sentir, goûter la ville s’ajoute le sens kinesthésique qui nous fait connaître la troisième dimension. L’usager à Tübingen est situé dans un rapport permanent de verticalité aux deux collines, l’Osterberg et le château de Hohentübingen. En revanche, l’usager d’Aix-en-Provence qui se déplace ne perçoit que par instant les accents verticaux de quelques rares clochers. Le déplacement sur le plan incliné du site d’Aix-en-Provence se fait dans un continuum qui atténue la perception de la pente, alors que passer de Südstadt au centre-ville produit une forte modification de la démarche.

On ne joue pas «Phèdre», «La Cerisaie», «Le Malade Imaginaire» ou «Mutter Courage» indépendamment du décor. Qu’il soit voulu «daté» ou «résolument contemporain», réaliste ou absent, Brechtien ou «Roger-Hartien», le décor fait partie de la pièce et de la signification que veut en donner le metteur en scène. Ainsi, chaque ville, chaque quartier, chaque espace urbain, constitue une scène dans laquelle les acteurs-citadins vivent leur pièce (drame, comédie, tragédie) quotidienne. C’est par les cinq sens (ou, mieux, les six sens) qu’ils l’appréhendent.

Notes
233.

l’absence d’affiches publicitaires est le premier choc que subit le parisien (ou le marseillais, le tunisois, etc.) lors de sa promenade initiatiqueà Copenhague

234.

[] GRACQ Julien (1985). La forme d’une ville. Paris, José Corti (p. 109)

235.

l’absence de bruit est le second choc que subit le parisien (ou le marseillais, le tunisois, etc.) lors de sa promenade initiatiqueà Copenhague

236.

[] PETONNET Colette (1987). “Variations sur le bruit sourd d’un mouvement continu”

in “Chemins de la ville, enquêtes ethnologiques”.Paris, CTHS, Editions du Comité des Travaux Historiques et Scientifiques.

237.

[] MUSIL Robert (1930-32). L’homme sans qualité. Paris, Seuil (1979) (p. 9)

238.

[] SÜSKIND Patrick (1985). Das Parfum. Zürich, Diogenes Taschenbuch (1994) (p. 6)

239.

[] ]JÜNGER Ernst (1944) Jeux africains.Paris, folio, Gallimard (p. 89)

240.

[] Valéry Paul (1921). Eupalinos. Paris, Poésie Gallimard 1970.

241.

directrice de l’Association de Sauvegarde de la Médina de Tunis, lors du 3° colloque international sur la ville méditerranéenne à Montpellier (novembre 1998)