12.4 Odonymie

Alors que Raymond Queneau constate que : ‘«Les villes sont hétéronymes»’, Julien GRACQ [242] se saisit de l’odonymie et en fait l’instrument de l’image de la ville :

‘«C’est la toponymie, ordonnée comme une litanie, ce sont les enchaînements sonores auxquels procèdent à partir d’elles la mémoire, qui dessinent sans doute le plus expressivement sur notre écran int&rieur l’idée que nous nous faisons, loin d’elle, d’une ville.»’

Les noms situent l’usager par rapport aux villes alentours (route de Marseille, route d’Avignon, rue Celony, Stuttgarterstraße et Reutlingerstraße). Les noms situent aussi la ville dans l’Histoire (rue du 18 Juin, rue du 4 Septembre), par rapport aux personnages-références (Rosa-Luxemburg Straße, Boulevard du Roi René), par rapport à l’activité (Place du Marché, Place des tanneurs, Nonnengaße), à la topologie (unterm Rathaus). Les noms de poètes, d’écrivains, musiciens, fleurs, oiseaux, dans les lotissements banalisés et dans les zup-zac ne sont pas à prendre en dérision : ces noms, supposés apporter la poésie, le charme, la culture, marquent l’impuissance des urbanistes, des architectes et des programmeurs, à créer la ville. Ces noms sont aveux de l’échec reconnu ou tout au moins pressenti. L’indication en provençal de noms anciens des rues et places d’Aix-en-Provence dépasse le pittoresque présenté au touriste. C’est une façon de marquer une altérité, une différence par rapport au français «parisien» ; c’est aussi un moyen de se raccrocher à une Histoire brillante et raffinée, lointaine mais encore revendicable.

Artères, venelles (petites veines), boyaux et cul de sac, qui n’a subi les «Embarras de Paris» et n’est resté bloqué dans un goulot d’étranglement ?

Le nom du lieu plus qu’un marqueur, plus qu’un signifiant, est un embrayeur.

Comme l’a montré Jeanne-Marie Barbéris [243], les enjeux sociolinguistiques des odonymes sont réels et sont constitutifs du rythme de la ville.

Les types d’espaces sont embrayeurs de rythme (rue, avenue, boulevard, traverse, cours, impasse, place, et Gaße, Straße, Weg, Ring, Steg ou Allee) : le comportement du passant est différent dans une Gaße ou dans une Allee, dans une rue ou dans une avenue. La signification globale (dénotative/connotative) de l’espace nommé intervient, non pas sa dimension géométrique : une grosse voiture n’a jamais été un petit camion.

Ainsi, lorsque Philippe Boudon [244], pour évoquer l’échelle sémantique, met en comparaison grande chapelle et petite église, il omet de prendre en compte la spécificité de chaque lieu de culte dont la taille n’est pas significative. L’église, lieu de culte d’une communauté, recèle en permanence dans un Tabernacle ce que les chrétiens appellent la Présence Réelle alors que la Chapelle est un lieu de prière privé ou dédié à des activités religieuses épisodiques (chapelle de pélerinage de Ronchamp).

La Place de la Rotonde, à Aix-en-Provence, porte en fait trois noms : place de la Libération (ancienne dénomination encore portée sur le plan cadastral), Place du Général de Gaulle (dénomination officielle que personne ne connaît) et enfin, place de la Rotonde, que tout le monde situe facilement dans la ville par rapport à l’ancienne rotonde SNCF et justifiée par sa morphologie circulaire. On notera ici que la place n’est pas réellement circulaire, mais qu’elle est ressentie comme un volume torique s’accordant assez bien au terme de rotonde.

Les odonymes sont particulièrement significatifs de l’histoire de la ville, de son histoire politique : la ville de Tübingen a été en 1933 l’une des premières villes allemandes à nommer sa Hitlerstraße ; elle ne fut pas la dernière à retrouver sa Judengaße.

Aix-en-Provence s’accroche au Roi René (Boulevard) ou à la Reine Jeanne (une rue seulement), à Charles de Gaulle (place), honore le Général de Lattre de Tassigny (avenue) et se souvient de l’Indochine (rue). Aix-en-Provence préfère les Félibres et Daudet à Karl Marx et marque sa volonté de jumelage avec l’avenue de Tübingen. L’ancienne caserne Forbin, devenue ensemble immobilier, garde un signe de son passé avec le portail honorant les soldats et les noms «napoléoniens» des bâtiments.

A Tübingen, le pont métallique bleu (‘die blaue Brücke’) qui enjambe les voies ferrées a disparu depuis trente ans, remplacé par un pont en béton peu visible. Or, ce Pont Bleu est un pont connu de tous, sur lequel donne un cinéma dénommé «le pont Bleu». C’était, de 1945 à 1990, un lieu vivant en raison de la présence du mess des officiers français, du restaurant et de la salle de bal. Le quartier français a donné lieu à une concertation publique pour renommer les voiries. Le choix s’est porté à la fois sur le souvenir de la caserne française (Allee des Chasseurs et Bei den Pferdeställen), le jumelage avec Aix-en-Provence (Aixerstrasse et Cezanneweg), et l’ancrage au cadastre ancien (Wankheimer Täle et Landkutschersweg).

Notes
242.

[] GRACQ Julien (1985). La forme d’une ville. Paris, José Corti (p. 204)

243.

[] BARBERIS Jeanne-Marie (1997) “La mauvaise réputation “ in Hommages à Paul Fabre. Montpellier, Université Paul Valéry.

244.

[] Boudon Philippe (1992). Introduction à l’architecturologie, Paris, Dunod (pp. 131 et suiv.)