La cité n’est pas un discours mais un cycle sémiotique complexe

Les architectes ne manquent pas de se sentir agressés par les poètes, les écrivains, les linguistes et les sémioticiens qui vont assénant que l’architecture est un langage, que ‘«la cité est un discours»’. Agressés, ils résistent, et c’est ainsi qu’il est toujours d’usage de dire dans les écoles d’architecture que l’architecture ne se raconte pas, mais qu’elle se fait, se dessine, se construit (éventuellement). Lorsque l’on sait, comme le note Umberto ECO [253], que la sémiotique est encore souvent pratiquée ‘comme’ ‘ «une discipline impérialiste visant à expliquer l’univers sous tous ses aspects»’, et lorsqu’on reconnaît que règne encore dans les écoles d’architecture ‘«la nostalgie du grand dessein de l’artiste-démiurge’» (le glissement progressif vers le ‘star-system ’est le seul grand changement intervenu depuis l’ouvrage de Raymonde MOULIN [254] paru en 1973), alors on comprend aisément que les approches sémiotiques de l’architecture et de la ville n’aient fait qu’effleurer leurs programmes pédagogiques.

Devant ce paradoxe, confronté à notre incapacité collective à faire la ville, une incapacité patente reconnue depuis un demi-siècle, et interpellé par les regards de la littérature et du cinéma ainsi que par les propositions venues d’ailleurs, nous avons entrepris cette recherche dans le but de constituer un outil pour penser et faire la ville255.

A l’issue de notre recherche, nous aurions aimé dire à Roland Barthes combien son approche de la ville nous a apporté, mais aussi en revanche combien est grand notre regret de devoir reconnaître que la cité n’est pas un discours. Notre regret est en réalité surtout motivé par la déception née de la constatation que la ville est bien plus complexe encore qu’un discours.

Faisant avec Umberto ECO [256] la distinction entre fonction première et fonction(s) seconde(s), force est de constater que si la fonction première du discours est (généralement) de transmettre un message, ce n’est pas le cas de la ville. Nous savons «interpréter» un meuble, une voiture, un outil, ce ne sont pas pour autant des discours. On distinguera de même le geste qui, joint à la parole, vient appuyer, moduler ou dénier la parole, ou le geste qui, en tant que parole, est fait par le sourd-muet. Nous distinguerons aussi le geste de celui qui, avec un marteau enfonce un clou : nous pouvons interpréter ce geste, dire son habileté, dire la colère qu’il renferme, dire peut-être de quelle habitude professionnelle il est issu. Ce geste n’est pas un discours ; il peut l’être dans la représentation théâtrale, mais il n’a alors pas cette fonction première d’enfoncer un clou. Le peintre Pierre SOULAGES [257] exprime bien ce mécanisme de l’interprétation de la chose-signe : ‘«Le tableau n’est pas signe, mais chose - sur laquelle viennent se faire et se défaire les sens qu’on lui prête».’

La cité n’est pas un discours car elle se fait et se refait en permanence, parfois en contradiction avec le geste précédent, allant jusqu’à se contredire elle-même lorsqu’intervient un nouveau destinateur (un nouveau maire, par exemple) ou un nouveau destinataire (la population rapatriée d’Algérie à Aix-en-Provence ou Montpellier). Les transformations successives qui «travaillent» la ville depuis le calque du concept politique jusqu’au calque de la représentation mentale de la ville fondent le lien entre le politique et la ville, elles fondent la ville.

La brillante démonstration de PANERAI, CASTEX, et DEPAULE258 [259] voudrait montrer que l’on est passé ‘de l’îlot à la barre ’par un implacable mécanisme darwinien de la forme urbaine, mais c’est oublier que les formes urbaines, comme Pierre PEILLON en fait la preuve [260], ne naissent pas spontanément ex nihilo dans l’esprit de quelques géniaux créateurs et qu’elles ne se transforment pas non plus selon une sorte de déterminisme génétique urbain :

‘«En ce qui concerne Sarcelles d’ailleurs, où se sont édifiés près de 12000 logements [...] il est intéressant de savoir que, contrairement à l’image d’une planification hautement visionnaire [...] elle n’est pas sortie ’toute armée’ du cerveau de son architecte en chef, Jacques-Henry Labourdette, mais a commencé au coup par coup [...] »’

Les politiques urbaines, construites sur une représentation préalable de la ville, fondent à la fois les formes urbaines et les règles d’usage de la ville. Ces formes et règles constituent ce que nous nommons ici l’‘Urbatexte’ à partir duquel, dans la transformation de l’Habiter, s’élaborent les représentations de la ville.

La ville n’est pas un discours, mais nous l’interprétons à l’aune de notre langage, ou plutôt de notre code culturel, de la représentation symbolique. La ville n’est pas un discours, mais elle n’est pas vide de sens, elle est porteuse du sens que nous lui avons donné, que nous lui donnons. Ainsi, la valeur d’un bâtiment «ordinaire»261 réside aujourd’hui plus dans sa valeur d’échange que dans sa valeur d’usage. Un établissement financier «sérieux» avant d’engager le prêt pour une construction, s’assure de la capacité du futur bâtiment à être facilement revendu ou loué : c’est pourquoi on en favorise la banalisation qui permettra aisément une éventuelle transformation. La localisation, «l’adresse», est porteuse de valeur plus que la qualité du bâtiment. Serions-nous tout simplement rattrapés par le binôme Valeur d’échange/valeur d’usage dans la ville que décrivait Henri Lefebvre [262] ?

Même si l’on juge obsolète l’opposition valeur d’usage/valeur d’échange, on est fondé à se demander comment a pu se produire la spéculation immobilière dans nos centre-villes. Car à qui profite le «crime» dont on accuse banques et promoteurs ? Qui donc trouvait normal dans les années 70 d’acheter un appartement en prévoyant d’une part que l’inflation comblerait les coûts du crédit et d’autre part que l’objet verrait sa valeur doublée en 5 à 7 ans ? La clientèle n’était-elle pas comblé par ces entrées en marbre et aluminium, ces façades en pierre de taille plaquée, ces balcons filants (bien étroits pour être utiles) aux garde-corps en aluminium anodisé et plexiglass fumé ?

Depuis un siècle, et venant après les magnifiques utopies du XIX°, doctrines et théories se sont succédées : Camillo Sitte et son toc du «Malerisch», Le Corbusier et ses élucubrations type «Plan Voisin» ou «Plan Obus», Yona Friedmann et son «architecture scientifique», la typomorphologie d’Aldo Rossi. L’irruption de la linguistique mettait ensuite sur orbite des recherches de compréhension de la perception de la ville avec Lynch, Halprin Cullen, Holschneider et d’autres . Pour donner quoi ? un constat d’échec généralement admis dont on semble vouloir éviter de rechercher la cause. Plus la ville apparaît inadaptée à la signification que l’on voudrait lui reconnaître, et plus on feint de croire qu’en soignant le «look» on pourra créer la vie, la ville. De même que les discours creux nous ont fait banaliser le terme de «langue de bois», nous voyons pousser l’architecture-langue-de-bois. Le constat d’échec ou d’impuissance devrait nous mener à dire : on arrête tout et on réfléchit. Impossible, les travaux continuent pendant la recherche. Ainsi, récemment, Francis Nordemann [263], architecte et enseignant-chercheur, proposait de ‘«re-faire de la ville»’ par un travail sur les espaces publics comme succession d’espaces qualifiés. L’exposition (Octobre 1997) de l’Institut Français d’Architecture portait un ‘«regard sur la ville»’ en évoquant le paradigme du ‘«hangar décoré»’ de Robert Venturi [264] décliné dans nos entrées de ville avec le risque de la ville-musée. De son côté, la Direction de l’Architecture pousse à la production de recherches théoriques sur la ville et l’architecture de la ville. Philippe BOUDON [265], utilisant le vecteur actuellement très «porteur» de l’approche cognitive, cherche à comprendre la complexité de la création architecturale et se place, hors de l’architecture, en «architecturologue». Les ‘Journées de l’architecture’ permettent périodiquement d’énoncer de «belles idées» sur l’état de la ville. Ce bouillonnement est certes parfois décevant; mais il marque l’émergence du constat selon lequel la ville ne semble pas en accord avec ce que nous attendons d’elle.

L’architecture de la ville est bien ancrée dans un site et dans une culture. Comme certains mots sont intraduisibles, certains paradigmes architecturaux ne peuvent trouver d’équivalent dans une autre culture. L’architecture est écrite et lue sous plusieurs formes et pour délivrer des messages divers : langage quotidien, manifeste politique ou artistique, voire même expression de l’Utopie ou Langue de Bois.

Les tentatives de «décryptage raisonné» de la ville ont marqué le point de départ de la réflexion contemporaine, mais elles restent des analyses du seul visuel.

Des armoiries à la Home Page sur Internet, la ville s’affiche, se donne en spectacle, se montre, se présente : les responsables de la ville montrent l’image de la ville qui leur convient. La ville s’exprime aussi sur le terrain par ses réalisations et aménagements, son mode de développement. Ce discours de la ville sur la ville, toujours «politiquement correct» est le signifiant d’une vision socio-économique du groupe dominant et s’imprime dans la ville. Ces politiques urbaines sont les expressions des volontés des classes dominantes, comme l’a montré la thèse de Serge ALLEMAND [266] examinant la conception de l’opération Sextius-Mirabeau. Le langage sur la ville, exprime une projection de l’image souhaitée de la ville.

Les usagers ont une lecture de la ville construite sur leur pratique spécifique et ils nous montrent comment les quartiers trouvent leur identité dans leur morphologie, leur toponymie, leur position par rapport à la ville dans son ensemble, autant que par leurs fonctions et par l’image collective (les beaux quartiers, le centre-ville historique, les «‘cartiers nords’»).

La superposition de ces lectures fait apparaître le sens de cet ‘urbatexte’ dont le signifiant n’est pas l’architecture mais le rythme.

Deux villes construites (écrites) en grès rose (Tübingen) ou en calcaire blond (Aix-en-Provence) portent des messages différents ; la matière signifiante assume un ensemble de fonctions sémiotiques liées à la matière elle-même (contraintes techniques, financières) et au rapport sensible et affectif culturellement situé que le lecteur entretient à la fois avec cette matière et avec la façon dont cette matière est traitée.

A Aix-en-Provence, le signe /Halle aux grains/ a perdu sa signification de «halle aux grains», il est reconnu porteur de plusieurs fonctions spatiales (bibliothèque municipale, poste, mairie annexe), mais il est aussi un élément constitutif de la place du Pouvoir (la place de l’Hôtel de Ville) et en même temps le lien entre la place du pouvoir et la place de la convivialité (la place Richelme). A Tübingen, les édicules avancés au dessus de l’Ammer ne sont plus des WC mais des curiosités touristiques que l’on regarde avec un sourire amusé dès lors même qu’ils sont reconnus dans leur usage antérieur de toilettes. Le bâtiment /Hôtel de Ville/ dénote l’assemblée municipale élue, connote par l’écriture de son architecture le passé historique de la ville. L’espace large dans lequel est mis en scène le bâtiment connote le Pouvoir politique contrôlant l’activité sociale marchande de la Marktplatz.

Le texte de la ville est daté : le signifié correspond à un usage particulier (la gare, l’hôtel de ville, les trottoirs, les passages pour piétons, les parkings) et le signifiant est écrit dans un style (Louis XIII, baroque, ou post-moderne). Et ce texte est en permanente transformation : obsolescence, décrépitude, réécriture «à l’ancienne» ou «résolument contemporaine», détournement d’usage, font en sorte que le discours de la cité est aussi diachronique et se réinscrit en palimpseste.

La ville est écrite dans la durée : l’expérience des villes nouvelles anglaises, puis de nos villes nouvelles en périphérie parisienne, montre que la ville nouvelle n’atteint la maturité, son réel statut de ville, qu’à partir du moment où les enfants nés sur place enterrent leurs grands parents au cimetière de la ville. Il faut trois générations pour faire une ville. Pour passer de la ville réelle à la ville symbolique.

La signification perçue de l’‘urbatexte’ est à la fois très partagée et très personnelle. Personnelle, car est liée à une expérimentation individuelle, partagée car elle est le dénominateur commun spécifique d’une culture différenciée socialement (classe sociale, ethnie d’origine, groupe social d’appartenance ou de référence) ou topologiquement (ceux de Jas de Bouffan, ceux du Cours Mirabeau ou de Waldhaüser-Ost).

Ce texte urbain que nous appelons Urbatexte trouve son sens plein dans la superposition des diverses lectures des acteurs et usagers de la ville.

Cet ensemble codé de signes, situé dans une topologie, écrit avec des matériaux particuliers liés aux ressources locales, au climat et à des technologies, est assimilable à une sorte de langage. Mais le triangle sémiotique traditionnel Sa/Sé/Ré ne permet pas l’interprétation sémiotique de la ville, non plus que la sémiotique connotative, qui ne rendent pas compte de la réalité complexe de ce langage à plusieurs niveaux. Ces systèmes peuvent être appliqués à chaque «calque» du complexe sémiotique, mais pas à la ville comme complexe sémiotique.

Notes
253.

[] ECO Umberto (1990). Les limites de l’interprétation. Paris, Livre de poche 1994 (p.238)

254.

[] MOULIN Raymonde (et al.) (1973). Les architectes. Paris, Calmann-Lévy (p. 277)

255.

Faute de mieux, nous continuons à employer le terme de ville, sachant que ce n’est pas la ville du moyen-âge ni celle du XIX° siècle, mais que ce n’est pas nécessairement non plus la mégapole, la mégalopole ou la métapole, voire la ville-collage. Il s’agit bien plus d’une ville inconnue qu’il nous reste à penser, à créer.

256.

[] ECO Umberto (1972). La structure absente. Paris, Le Mercure de France

257.

[] SOULAGES Pierre, «le prétendu métier perdu», Le Débat n° 14, juillet-août 1981, (p.81) cité par MESCHONNIC Henri (2000). Le rythme et la lumière, avec Pierre Soulages. Paris, Odile Jacob (p. 225)

258.

édité en 1985, réédité en 1997, traduit en plusieurs langues, cet excellent ouvrage est l’un des piliers des bibliothèques des écoles d’architecture. Le talon d’Achille de la démonstration tient en ce que l’architecte et l’urbaniste y sont supposés intervenir comme des créateurs et des techniciens travaillant indépendamment de la volonté politique et du «paysage» culturel.

259.

[] PANERAI Philippe, CASTEX Jean, DEPAULE Jean-Charles (1996). Formes urbaines, de l’îlot à la barre. Marseille, éditions Parenthèses

260.

[] PEILLON Pierre (2001). ‘Utopie et désordre urbains’. La Tour d’Aigues, Editions de l’Aube (p. 73)

261.

Par opposition aux bâtiments exceptionels que sont les monuments et autres Grands Projets de quelques présidents

262.

[] LEFEBVRE Henri (1970). La révolution urbaine. Paris, Gallimard

263.

[] NORDEMANN Francis (1997). «Re-faire de la ville» in Libération (Débats) 4/9/1997

264.

[] VENTURI Robert (1978). «Une définition de l’architecture comme abri décoré». In L’architecture d’aujourd’hui, n° 197, juin 1978 (p. 7)

265.

[] Boudon Philippe (1992). Introduction à l’architecturologie, Paris, Dunod

266.

[] Allemand Serge (1996). Les Aixois face au projet de développement de leur ville. Thèse de doctorat (sous la dir. de Pierre Vergès) Université de Provence Aix-Marseille