Le concept de ville, transformé à l’ère de l’industrialisation par le développement des banlieues, est à nouveau en cours de mutation. L’INSEE, les politiques et les géographes étudient maintenant un nouveau concept : l’aire urbaine. L’aire urbaine comprend certes la partie centrale d’une agglomération mais aussi toute une zone de communes périphériques dont plus de 40% de la population va travailler en ville. L’urbain n’est donc plus seulement celui qui vit en ville, mais est aussi nommée «urbaine» toute la cellule familiale de celui qui s’y rend régulièrement pour un exercice professionnel.
L’urbanisation progressive de la population est en cours au moment où s’impose le constat de nos difficultés (notre incapacité) à faire la ville et où se succèdent les tentatives de re-faire de la ville à partir de banlieues aujourd’hui déclarées sinistrées mais dont le fiasco était explicitement annoncé depuis 1965 par quelques professionnels vite rangés du côté des gêneurs et immédiatement oubliés :
‘«Si l’on n’y prenait garde, l’industrialisation du bâtiment risquerait d’imposer aux générations futures des paysages urbains qu’elles auraient envie de détruire (...) Le phénomène actuel, connu sous le nom de ’malaise des grands ensembles’, est sans doute un des serpents de mer de la presse d’information mais son succès exprime la résistance du public à une certaine façon, légère et inhumaine, de concevoir l’industrialisation du bâtiment.» Cazeneuve et Peray, ’architecture et industrialisation’, in Techniques et Architectures, n°4, mai-juin 1965, p.125) cités par Pierre PEILLON [ 271 ] ’Ce constat d’incapacité à faire la ville trouve également une partie de son origine dans un fossé culturel récurrent, opposant le tandem ‘«commande/production architecturale élitiste»’ que les architectes Pierre Lajus et Gilles Ragot nomment ‘«architecture d’art et d’essai»’ et une ‘«commande/production populaire»’. La première production est régie par une écriture architecturale dite d’avant-garde parfois décriée comme architecture de revue, réservée à des bâtiments publics pour lesquels la notion de coût est subsidiaire. La seconde, régie par des règlements généralement restrictifs (les interdictions et les limites) ou obligatoires, qui ne laissent place qu’à l’utilisation de formes et d’organisations spatiales pseudo-traditionnelles souvent obsolètes, est assortie de conditions strictes d’économie dans un secteur concurrentiel.
La confusion structurelle, administrative et technique, entre équiper et urbaniser est la seconde part fondatrice de cette incapacité à faire la ville : alors qu’à Berlin on chargeait en 1862 l’ingénieur des égoûts Hobrecht de diriger la conception du développement de la ville, parallèlement, notre code de l’urbanisme définissait le lotissement comme un simple découpage d’une propriété foncière en vue de la réalisation de bâtiments, et l’urbanisme était confié au Ministère de l’Equipement et des Transports.
Un regard sur l’histoire des villes, aussi bien que la valeur aujourd’hui attribuée par les usagers au «coeur de ville» historique, nous montre que l’urbanité est à chercher ailleurs que dans un réseau d’égoûts, la distribution des chaînes de télévision câblées et la carte scolaire, ailleurs que dans des dispositions hygiénistes héritées de la Charte d’Athènes. Ailleurs aussi que dans les collages de quelques paradigmes et syntagmes architecturaux ou urbains plus ou moins grossièrement copiés de l’antique, dénués de pertinence, sinon de talent ou de valeur.
La Loi d’Orientation Foncière de 1967 visait à contrôler l’extension des villes, mais c’est la crise pétrolière (1973) qui a stoppé l’expansion. Le constat généralisé de l’absence d’urbanité des villes et des banlieues a ensuite motivé plusieurs actions de grande envergure (‘Habitat et Vie Sociale’, puis ‘Banlieue 89’) dont les résultats ont été parfois plus médiatiques qu’efficaces sur le terrain. Et la crise de l’immobilier en 1990 (corollaire de la guerre du Golfe) a donné un nouveau coup d’arrêt (provisoire) à la spéculation foncière dans les centre-villes. La nouvelle loi SRU (Solidarité et renouvellement urbain) du 13 décembre 2000 qui s’installe lentement avec les publications successives des décrets d’application est la première loi dont la volonté implicite contient plus d’urbanité que d’équipement. Dans ces conditions, un penchant naturel pour l’optimisme nous porterait à accepter positivement l’augure de Françoise Choay : le phénomène qu’elle nomme ‘«Le règne de l’urbain et la mort de la ville»’ peut être envisagé comme l’avénement d’une nouvelle forme urbaine plus adaptée à notre civilisation et dans laquelle l’urbanité primerait sur l’urbain.
Faire ou re-faire de la ville, tel est l’enjeu impératif que doivent s’imposer maintenant les architectes et urbanistes, non par souci corporatiste ou, plus prosaïquement encore, pour faire «tourner» leur agence, mais pour assumer leur mission avec pertinence.
Faire de la ville, c’est assurer les conditions totalement partagées de la jouissance urbaine.
[] PEILLON Pierre (2001). ‘Utopie et désordre urbains’. La Tour d’Aigues, Editions de l’Aube (p. 72)