Introduction

Dans leur grande majorité les pièces théâtrales sont écrites pour être représentées. A partir de là, plusieurs critiques de théâtre modernes soutiennent l'idée que les pièces ne peuvent être saisies de façon convenable que sur scène et que la lecture d'une œuvre théâtrale est une expérience incomplète. Mais si la simple lecture d'une pièce est vraiment inadéquate, notre pratique éducative ordinaire de lire les textes théâtraux et de discuter sur eux pendant des stages et des séminaires devrait être remplacée par des études centrées sur la représentation. Nous aimerions donc suggérer qu’une interprétation suffisante des pièces peut être réalisée à travers la lecture et que les textes dramatiques contiennent des indications très riches concernant la façon dont ils doivent être représentés.

Bien entendu, il faut préciser qu'on n'a rien contre les représentations et qu'on n'a nullement l'intention de proposer de ne pas aller au théâtre ou de ne pas étudier les spectacles joués. Les pièces sont créées pour être présentées devant un public et assister à un spectacle théâtral constitue souvent une expérience agréable et instructive. En outre, les représentations dramatiques méritent d'être étudiées de même que le texte dramatique. Notre intention est centrée notamment sur l'analyse d'un texte de théâtre et sur la prévision éventuelle de sa représentation. Nous voudrions démontrer quelques points qui fortifient l'hypothèse que la lecture d'une œuvre dramatique peut révéler de nombreux détails significatifs et proposer certaines pistes de réflexion intéressantes.

Tout d'abord, le metteur en scène et les acteurs avant de choisir et de monter une pièce doivent la lire et la comprendre. Sinon comment pourraient-ils décider qu'elle vaut la peine d'être montée et choisir la façon de la réaliser ? Il y a bien sûr le "coup de cœur" qui reste pourtant un facteur subjectif et arbitraire. En outre, en termes ontologiques, chaque production théâtrale pourrait apparaître comme une pièce plus son interprétation, puisque le metteur en scène et sa troupe doivent choisir quels éléments il faut focaliser ou mettre en relief pendant la représentation. D'autre part, si on accepte que les pièces théâtrales ne peuvent être comprises qu’uniquement sur scène, on se trouve face à un problème pratique : si on veut échanger des impressions sur, disons, Le Misanthrope de Molière, on ne peut communiquer qu'à condition d’avoir tous assisté à la même représentation.

Naturellement, chaque production d'une œuvre dramatique sera différente de toutes les autres productions. Si toutes diffèrent suffisamment pour donner une interprétation différente de la pièce, cela est un autre sujet. En particulier, trouver la réponse à cette question dépend de la définition qu'on attribue au terme "interprétation". Nous croyons que de nombreuses productions théâtrales ne sont que des variations simples sur la même approche. Est-ce qu'habiller Don Juan d'un vêtement moderne produit une explication différente de la pièce, comme plusieurs critiques dramatiques veulent nous le faire croire ? Il nous semble que non. Cela peut aider les spectateurs à ressentir d'une manière plus claire le rapport de la pièce à l'époque actuelle, mais ce n'est pas la même chose. Il est prudent de nous rappeler que les metteurs en scène comme les acteurs modernes sont impatients de réaliser "quelque chose de différent", surtout quand il s’agit de pièces très populaires souvent montées auparavant. Ils espèrent créer des "nouveautés" théâtrales pour devenir célèbres et puisque, de nos jours, les films et les cassettes-vidéo des dernières productions sont facilement disponibles, il est possible que les productions et les représentations deviennent plus saugrenues afin d'attirer l'attention des critiques. Cela implique fréquemment que le texte soit traité plutôt comme simple “ prétexte ”.

Nous continuons en prenant conscience que chaque représentation de la production particulière d'une œuvre théâtrale sera différente jusqu'à un certain point de toutes les autres. Ce fait nous conduit à tirer la conclusion que les représentations seront toutes différentes, et malgré tout, elles seront toutes pareilles. Pour mieux illustrer ce paradoxe on évoque une image prise dans la nature: il s'agit de deux chênes qui sont différents l'un de l'autre, et pourtant les mêmes puisque ce sont des chênes et non des orangers. En bref, on se rend compte que quelques différences sont plus remarquées que d'autres et cette constatation pourrait être valide également pour les interprétations.

Sur ce point, on voudrait proposer un type de lecture basé sur des composants tirés des textes eux-mêmes, dans l'espoir de contribuer à une interdépendance profitable entre l'œuvre et ses réalisateurs, le metteur en scène et les acteurs, et par extension, entre l'œuvre et le public. Notre but sera, entre l'analyse littéraire et l'analyse psychologique, la recherche du "noyau dur" du texte. Cela signifie que nous essayerons de découvrir l'axe principal de l'œuvre, "l'ossature du spectacle". Mais attention! Nous n'avons l'intention ni de limiter l'ouverture et la polysémie de l'œuvre ni d'imposer au lecteur-spectateur une interprétation comme la seule et la plus objective. La relativité de la compréhension d'une œuvre d'art est devenue à peu près admise par tous. En outre, les stimulants du metteur en scène ne sont pas rejetés; tout au contraire, nous nous efforcerons de l'aider à démarrer d'une base plus solide, d'avoir un point de repère qui lui servira de piste de réflexion, qui l’aidera à respecter le "super-objectif", notion définie par Constantin Stanislavski. 1 .Pour cette tâche difficile, nous avons décidé d'utiliser comme modèle l'œuvre dramatique de Jean Giraudoux, car nous croyons que s'il est moins joué que de son vivant, ce n'est pas que son théâtre manque d'idées, comme l'a dit Sartre, car bien au contraire, il en foisonne, mais c'est tout simplement qu'il nous semble que son théâtre n'est plus présenté à un public. Nous aimerions voir le public revenir un jour à Giraudoux. Il sera certainement différent de celui pour lequel Giraudoux avait écrit mais si ce public arrive non pas à comprendre mais à "ressentir", la communication sera à nouveau établie. De plus, il faut que les metteurs en scène retrouvent un fil conducteur dans l'écriture giralducienne car, par son goût de la fantaisie et son désir de nous mener par une sorte d'osmose vers un vagabondage intellectuel, le sens demeure souvent dans l'imprécis.

La lecture que nous proposons combine deux méthodes d'approche différentes qui seront appliquées sur les quinze pièces de Jean Giraudoux.

Tout d'abord, il ne faut pas oublier qu'une pièce théâtrale est toujours destinée à être représentée sur la scène et par conséquent, elle a bien d'autres caractéristiques et d'autres exigences qu'une version destinée à être lue ou récitée. À part l'aspect littéraire du texte, la pièce théâtrale se définit également par la présence scénique des héros, la quantité de leur texte ainsi que les rapports dramatiques, les rapports des personnages en conflit. Nous allons donc consacrer le premier chapitre de notre étude à la lecture de la pièce en tableaux, selon les "didascalies" c'est-à-dire toutes les indications scéniques que nous fournit le texte. Les "didascalies", c'est-à-dire les indications scéniques, sont riches en détails de représentation. Cela ne veut pas dire qu'elles disent exactement aux comédiens ce qu'ils doivent faire ou comment ils doivent le faire, mais elles désignent le cadre clairement spécifique d'une attitude appropriée envers la pièce et les personnages dramatiques.

On passera ensuite à une analyse stylistique puisque notre projet est de nous appuyer sur le texte mais sans jamais le figer dans des certitudes trop absolues. Ce qui importe c'est que le commentaire ne précède pas le texte, que l'étiquetage standard n'occulte pas le dialogue attentif avec l'écriture, l'essai de "coopération textuelle". Ainsi allons-nous construire un corpus des "métaphores" 2 les plus significatives des pièces giralduciennes, organisées par thème, par personnage et par domaine. Nous espérons mettre ainsi en lumière non pas son esthétique mais la "cellule" de sa problématique (consciente ou inconsciente peu importe). En examinant minutieusement chaque métaphore ainsi que le vocabulaire significatif de Jean Giraudoux, nous avons l'ambition d'arriver à construire l'imaginaire de chaque héros et héroïne et de suivre son évolution psychologique. Enfin, nous tenterons de donner pour chaque personnage des pièces giralduciennes l'image qui le définit, prise dans son ensemble métaphorique et, ensuite, de mettre en évidence le personnage-clé de chaque pièce selon les indications scéniques (quantité totale de texte, participation au sein des grands "duos", fréquence d'apparitions scéniques) avec la ou les métaphores qui le caractérisent.

Notes
1.

Constantin Stanislavski, La Formation de l'acteur, Payot, Paris, 1969, p. 269.

2.

Dans la partie consacrée à cette étude, nous préciserons ce que nous entendons par métaphores ou plutôt systèmes métaphoriques