Siegfried

(représenté pour la première fois à la Comédie des Champs-Élysées le 3 mai 1928, avec la mise en scène de Louis Jouvet)

En présentant les pièces giralduciennes, une par une, selon leur date de première représentation sur scène, nous commençons par Siegfried, la première pièce de Giraudoux (1928), portant un titre allemand et évoquant le héros des Nibelungen 3 . Grand amateur d'opéras, Giraudoux avait joué de cette référence dès la publication, six ans plus tôt, de son roman, Siegfried et le Limousin.

Siegfried se déroule en quatre actes, dans l'Allemagne réelle de l'immédiate après-guerre : la situation politique cependant est tout à fait imaginaire. Le premier acte se déroule le 12 janvier 1921, le second le lendemain. L'acte III se place au crépuscule du troisième jour, et l'acte IV à l'aube du cinquième, le 16 janvier. Les pauses des entractes rythment la progression des événements et des sentiments. "J'avais tout d’abord observé les lois des classiques. Unités de temps et de lieu. Tout se passait dans la même journée" 4 . Enfait, pour cette première pièce, le dramaturge débutant a usé des libertés de la scène moderne. "Lorsque chaque acte a eu trouvé son sujet essentiel et défini sa “crise.,), Giraudoux a voulu que l‘acte n'aborde cette crise qu'après un mûrissement qui a lieu pendant l’entracte". 5 ,

Le premier acte met en place situations et personnages, autour d'une reconnaissance. Siegfried, amnésique, cherche à dénouer l'énigme de son identité perdue : cette enquête suscite une série de confrontations entre la France et l'Allemagne, l'Allemagne romantique et l'Allemagne contemporaine. Les deux pays sont incarnés respectivement par deux femmes, Geneviève et Éva. Toutes deux revendiquent la vie, la mémoire et surtout l'amour de Siegfried. Selon cette même technique de suspense, le second acte accumule divers événements : la révolution de Zelten discrètement préparée dans l'acte I ou l'intervention surprise des généraux allemands, pour retarder le moment où Siegfried découvrira sa véritable identité. Différée pendant tout l'acte II, la révélation va progressivement se faire au cours de l’acte III. L'action désormais s'articule autour du choix que doit effectuer le héros entre ses deux identités, la nouvelle et l'ancienne. L'acte IV, dans la gare frontière au petit jour, matérialise la décision que Siegfried est sur le point de prendre. La ligne idéale souligne les oppositions, mais la formule d'amour finale résout heureusement cette déchirure. Tout cela constitue la fable centrale de la pièce. Néanmoins, les premières versions de Siegfried (1928 et 1930) contenait encore une partie, à part les quatre actes initiaux, intitulée Fugues sur Siegfried et qui, à son tour, était composée du Divertissement de Siegfried, du Lamento et de la Fin de Siegfried. Il s'agit des fragments qui sont donnés comme témoins d’états antérieurs écartés de la scène, mais qui complètent et éclairent Siegfried. En outre, l'édition que nous avons choisie pour l'étude des œuvres de Jean Giraudoux : Jean Giraudoux, Théâtre complet, Le Livre de Poche, Paris, 1991 inclut cette partie ; par conséquent nous avons trouvé prudent de ne pas la négliger nous aussi.

D'après les tableaux dégagés de la pièce Siegfried [on rappelle qu'ils se trouvent à la fin, en annexe], on peut procéder aux premières remarques suivantes. Le tableau qui donne le nombre total de lignes pour chaque personnage nous montre que Siegfried constitue le centre de l'action, la cible, si vous voulez, puisqu'il lui offre la plus grande somme de texte (769 lignes). Cela pourrait ne pas nous étonner puisque le titre lui même de l'œuvre (Siegfried) est révélateur de la prédilection de l'auteur, mais ce qui nous paraît intéressant c'est que entre les deux héroïnes principales, Geneviève et Éva, il y a une différence considérable concernant le texte que Giraudoux leur attribue. Geneviève a 679 lignes et figure à la deuxième place de la liste tandis qu'Éva a seulement 144 lignes et se place sixième. Cette constatation nous fait penser que, dès le début, le sort en est jeté, en ce qui concerne le destin et la décision finale de Siegfried amnésique puisque le passé français incarné par Geneviève l'emporte clairement sur l'avenir allemand incarné par Éva. Les opportunités verbales données à Eva pour défendre sa position, son amour, sont presque insignifiantes à côté de celles données à Geneviève.En revanche, on ne peut pas prétendre la même chose pour les incarnations masculines de deux pays. Zelten, représentant de l'Allemagne est doté de 398 lignes alors que Robineau, représentant de la France est doté de 294 lignes. On pourrait y voir une opposition très nette, mais ce ne l'est pas vraiment si on se rend compte que Zelten s'oppose politiquement à Siegfried et que, de toute façon, il veut l'expulser de l'Allemagne. Par conséquent, Zelten, même s'il est allemand en raison de son but se trouve objectivement dans le camp français, celui de Geneviève et de Robineau. En tout cas, le visage militaire de l'Allemagne ne se cache pas. Les généraux ne manquent pas. Giraudoux leur attribue une assez grande quantité de texte : 147 pour Muck, placé cinquième dans l'énumération générale, avant même le personnage d'Éva, 97 pour Waldorf qui se trouve huitième, 83 pour Ledinger et 79 pour Fontgeloy. Cela fait un total de 406 lignes pour tous les quatre. Si on range ce chiffre dans la liste globale, on voit qu’il vient juste après les deux premiers, Siegfried et Geneviève. Ainsi, sous cette histoire sentimentale et symbolique, se dissimule le masque épouvantable du militarisme prussien toujours vivace. Situation à perspective tout à fait réelle si on pense à la deuxième guerre mondiale qui approchait. Le Douanier français, Pietri, ne constitue nullement un personnage de décor. Il personnifie tous les dilemmes finaux de Siegfried qui oscille entre son passé et son avenir. Après la décision finale, les frontières se ferment et une nouvelle époque commence. Pour cette raison l'écrivain lui consacre assez de lignes (86), même si c'est une fois pour toutes. Il est présent seulement à l'acte IV. D’autres personnages, produits de l'inspiration giralducienne, ne se n’apparaissent que dans les Fugues sur Siegfried Parmi eux, le plus significatif semble être le Prince de Saxe-Altdorf, un aristocrate modéré et allemand prudent, qui n'hésite pas à déclarer à Siegfried, une fois son identité française vérifiée : " Vous savez ce que je pense de nos pays. La question de leur concorde est la seule question grave de l’univers. Tous les autres problèmes du monde relèvent de la finance ou de la calamité" Pourcette raison, Giraudoux lui consacre 122 lignes de texte et le fait figurer septième dans notre répertoire.

En passant à la distribution des rôles au sein des duos, on voit que nos premières remarques s'avèrent renforcées : le couple de Geneviève et de Siegfried apparaît six fois, au deuxième, troisième et quatrième acte ainsi que dans la Fin de Siegfried. Somme totale 816 lignes. En revanche, le duo Éva-Siegfried se présente une seule fois, dans le Lamento qui est en entier consacré à leur affrontement. Il s'agit de 111 lignes ce qui paraît vraiment très peu devant les 816 du couple Geneviève-Siegfried. De plus, il y a un conflit verbal intéressant mais pas particulièrement long entre les deux femmes-symboles, Geneviève et Éva, dans le troisième acte (109 lignes). Les deux duos de Geneviève avec Robineau, de 256 lignes au total, nous paraissent également très significatifs de la volonté de Giraudoux de favoriser le camp français. Il ne faut pas oublier, en effet, qu'il s'agit des "complices" qui tissent ensemble les fils de leur "complot", la révélation de l'identité réelle de Siegfried et son retour en France. On ne peut pas ignorer de même les duos Zelten-Robineau qui discutent entre eux deux fois et arrivent aux 181 lignes dans l'ensemble. Notons que Siegfried participe à dix duos sur les 19 de la pièce mais il n'y a pas de grande variété en ce qui concerne ses interlocuteurs. Il y a un court duo avec le Prince de Saxe-Altdorf (64 lignes), un autre plus prolongé avec Éva, déjà cité, et surtout de nombreux duos avec Geneviève.

Celle-ci participe à 9 duos sur les 19,alors qu'Éva seulement à 3 ; il s'ensuit à nouveau que finalement pour Siegfried la confrontation entre les deux mondes n'est pas tellement féroce. L'avenir français réalisé sous les traits de Geneviève triomphe sans difficulté importante.

Quant à la fréquence des apparitions scéniques, rien ne modifie les observations qu'on a faites au commencement. Siegfried se trouve toujours au sommet du fait qu'il est présent dans tous les actes et scènes à l'exception du Divertissement de Siegfried avec en tout 15 apparitions. Geneviève se révèle une compagne fidèle avec 14 apparitions et elle est absente du Divertissement de Siegfried et du Lamento. Robineau semble également un héros essentiel pour le déroulement de l'action vu qu'il est quasiment omniprésent : 13 apparitions et il est absent uniquement dans le troisième acte et le Lamento. Zelten et Muck (11 apparitions) semblent plus importants qu'Éva, d'après la conception giralducienne. (8 apparitions). Notons encore une fois, les nuances de politique endurcie que l'écrivain sème de façon adroite à travers Ledinger (4), Waldorf (4), et Fontgeloy (3). Au contraire, les politiciens modérés allemands ne sont représentés que 3 fois grâce au Prince de Saxe-Altdorf qui ne se montre que dans La Fin de Siegfried.

Notes
3.

Titre de la Tétralogie de Wagner.

4.

Cahiers Jean Giraudoux, N° 14, p.91.

5.

R. -M. Albérès, La Genèse du Siegfried de Giraudoux, Minard, 1963, p. 144.