Électre

représentée pour la première fois au théâtre Louis Jouvet (Athénée) le jeudi 13 mai 1937 sous la direction de Louis Jouvet.

Nom connu autant des lettrés que des amateurs de théâtre, familier aux spécialistes de mythologie comme à ceux d'opéra, ce titre sans graphie archaïsante, sans formule énigmatique 13 renvoyait de nouveau à l'Antiquité. Mais, pour la première fois, Giraudoux s'approchait des tragiques grecs 14 . Entre eux et cette nouvelle version, combien y avait-il eu d'Électre ? L'auteur s'est gardé bien de tout matricule et nul n'osa faire d'énumération au moment de la création 15 . On se préoccupait plutôt de savoir comment cet écrivain ingénieux avait adapté un sujet si souvent traité qui était à nouveau “ dans l'air ”.

En deux parties et un interlude, Électre se passe dans un seul décor, la cour du palais, en douze heures : du soir des noces d'Électre au matin de ses noces. Comme dans La guerre de Troie n'aura pas lieu, Giraudoux a resserré l'action, l'a concentrée dans le temps, avec un respect presque parodique des fameuses vingt-quatre heures de la dramaturgie classique 16 . Sous les discours qui semblent autant de digressions, la ligne directrice de l'action n'apparaît pas d'abord dans toute sa rigueur. Le découpage en deux actes correspond cependant à une opposition tout à fait symbolique: Giraudoux a voulu souligner l'importance de l'illumination nocturne qui révèle à Électre ce qu'elle ne pressentait qu'obscurément : le meurtre de son père Agamemnon par sa mère Clytemnestre et son amant Égisthe. La soirée de l'acte I inaugure une enquête ténébreuse, une chasse aveugle. L'entracte de la nuit sert de pivot au drame. Le second acte, de l'aube à l'aurore, dévoile tout et tous se révèlent, Agathe, Clytemnestre, mais surtout Électre se déclare dans Électre, et le Roi dans Égisthe. Ainsi se justifient la présence aux côtés des héros d'un couple de vaudeville, les discours et les digressions d'un mendiant sibyllin, l'apparition de la femme Narsès escortée d'une plèbe misérable. Ces éléments parallèles à l'histoire d'Électre finissent par tisser pour elle la toile d'araignée où vient se prendre le couple adultère et assassin. Par les détours les moins prévus, Giraudoux accomplit une fois encore le destin d'Électre. Anne Ubersfeld dans son œuvre Lire le théâtre III (le dialogue de théâtre) déclare ouvertement que dans l'Électre de Giraudoux, la thèse de l'auteur et sa prédilection pour son héroïne sont éclatantes 17 .

Lorsqu'on regarde les tableaux élaborés, on prend conscience de la vérité de ses paroles. La grande prédominance du personnage d'Électre est évidente, tout d'abord, par la quantité de texte attribuée, 606 lignes. Après cette remarque intervient la question cruciale: qui se trouve sur l'autre plateau de la balance ? Il n'est question ni de Clytemnestre, la meurtrière ni d'Oreste, le vengeur futur, mais de l'amant pervers Égisthe (392 lignes). En tout cas, il serait difficile de contempler Égisthe sans l'autre moitié de cette union infâme, Clytemnestre (349 lignes). Leur chemin dans la vie et la mort est lié inéluctablement. En second lieu, on réalise que grâce à la verve giralducienne, il y a des personnages particulièrement volubiles qui pourtant ne semblent pas influencer l'intrigue de façon décisive. On parle du Mendiant (300 lignes de texte), du Jardinier, fiancé d'Électre (202 lignes), du Président du Tribunal et cousin lointain du Jardinier (164) et même de sa jeune femme frivole Agathe (139). L'Étranger, qui n'est autre que la personne-clé, si attendue, du jeune frère d'Électre, Oreste, se révèle plutôt réservé (164 lignes). Les petites filles, en réalité les petites Euménides qui peu après deviendront les Euménides, figures symboliques de l'antiquité portant le jugement divin, nous donnent la preuve de leur présence de manière souvent insistante : 104 lignes de texte pour la Première, 75 pour la Deuxième et 48 pour la Troisième. Nous pourrions dire que le cas de la femme Narsès, avec ses varices et sa petite louve, se montre intéressant même si elle ne parle pas beaucoup (31 lignes).

Les grands duos nous aident à concevoir les couples conflictuels qui tissent l'action. L'antagonisme exacerbé d'Électre contre Clytemnestre se manifeste sous la forme de deux duos de tension forte (139 et 57 soit 196 lignes de texte). En second vient le duo fatal d'Électre avec son frère Oreste (111 lignes), indispensable pour la vérification du mythe et la punition des criminels. Le duo d'Agathe avec le jeune homme nous donne l'impression d'être hors champ, déplacé des événements mais puisque, pour Giraudoux, rien n'est accidentel, il faut éviter d’en tirer des conclusions rapides.

Quoi qu'il en soi, le dialogue d'Électre avec Le Mendiant, avec seulement 56 lignes de texte, pourrait se considérer comme informatif et essentiel. À la fin, prend place un petit duo de 38 lignes entre Oreste et sa mère Clytemnestre qui s'efforce de regagner son fils, mais sans obtenir les résultats attendus. Ainsi, l'héroïne favorite de Giraudoux, Électre, participe à 4 duos sur 6, Clytemnestre à 3 sur 6, Oreste à 2, et malgré la quantité de texte considérable consacrée à Égisthe, on aperçoit qu'il n'a part à aucun grand dialogue ! Ses propos prennent plutôt la forme d'un monologue intérieur que d'un véritable échange de vues.

La fréquence des apparitions scéniques met en évidence des réalités qui sont sous-jacentes dans Électre.. On entend les figures qui, sans relation immédiate avec leur ensemble de paroles, sont omniprésentes dans la pièce comme des ombres errantes telles que le Mendiant, 17 apparitions dans la majorité des scènes de l'acte I (sc. 3, 4, 7, 8, 9, 10, 12, 13) et de l'acte II (sc.1, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10) et l’Étranger, c'est-à-dire Oreste. 14 apparitions surtout dans le premier acte (sc.1, 2, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12,13). Puis, vient la personne divisée de Clytemnestre (11) et les Euménides sibyllines qui toutes les trois atteignent le nombre de 20 apparitions (7 pour la Première Euménide, 7 pour la Deuxième et 6 pour la Troisième). Les autres personnages comme le Jardinier, le Président du tribunal et Agathe Théocathoclès ont tout simplement 5 apparitions chacun et nous donne plus l'illusion d’être des porteurs de message que des actants dans l'intrigue. Égisthe, en dépit de sa primauté observée suivant le tableau du nombre des lignes, n'apparaît que 5 fois.

Notes
13.

La Tragédie d'Elektre et d'Oreste, d'André Suarès (1905); les traductions d'Eschyle par Paul Claudel: Les Choéphores et Les Euménides (1913-1916), mises en musique par Darius Milhaud (1913-1922). Jean Giraudoux, Théâtre complet, Le livre de poche, Paris, 1991

14.

Il ne l'avait fait ni avec Amphitryon 38, inspiré de la comédie latine, ni avec la Guerre de Troie, esquivant toute rivalité directe avec les grandes pièces antiques, consacrées aux malheurs des Troyens après la chute de leur cité.

15.

On trouvera une chronologie des œuvres consacrées à ce sujet dans P.Brunel, Pour Électre, A. Colin, 1982.

16.

"Respectueux des règles, j'ai observé l'unité de temps: mes actes tiennent en une nuit; et l'unité de lieu: en un mètre carré toute la pièce se passe" in Cahiers Jean Giraudoux, N°19. "Classique -remarque P. Brunel- mais teintée d'humour, cette unité de temps qui prend la journée à l'envers"...

17.

Anne Ubersfeld, Lire le théâtre III (le dialogue de théâtre), Belin, Paris, 1996, p.108.