L'Apollon de Bellac

créé par Louis Jouvet et sa troupe le 16 juin 1942 au théâtre municipal de Rio de Janeiro, sous le titre L'Apollon de Marsac.

Sous ce même titre, la pièce fut reprise à Paris par la Compagnie Louis Jouvet et représentée pour la première fois au théâtre de l'Athénée le 19 avril 1947). Cette pièce a suscité sans doute plusieurs interrogations. Non pas qu'Apollon soit inconnu : en statue, en tableau, ce dieu figure dans tous les palais, tous les musées. Bellac n'est pas introuvable sur une carte routière ou un atlas : ce bourg du Limousin, ou plus exactement de la Marche, a même vu naître Giraudoux, en octobre 1882. Mais de statue d'Apollon, jamais il n'y en a eu à Bellac. Une question plus précise concerne le changement survenu dans le titre depuis la création de la pièce. Jusqu'aux premières représentations, à Rio en 1942, puis à Paris en 1947, elle s'est nommée L'Apollon de Marsac, et Giraudoux en parlait ainsi dans ses correspondances. Mais Jouvet à son retour d'Amérique reçut de Grasset un jeu d'épreuves où Marsac avait été remplacé par Bellac. C'est aujourd'hui le nom définitif de cette pièce qui compose avec Suzanne et le Pacifique, avec Siegfried et le Limousin, la couronne que Giraudoux a tressée, non sans humour, à la gloire de sa ville natale 23 .

Pour unique décor de cet acte, la salle d'attente à l'Office des Grands et Petits Inventeurs, avec son atmosphère poussiéreuse, son huissier caricatural et grincheux. En neuf scènes très rapides, Agnès va apprendre du très avisé Monsieur de Bellac comment s'y prendre pour être non seulement reçue par le Président, mais épousée par lui ; pour quitter une existence médiocre et obtenir une vie confortable et enviée. Selon une progression bien menée, entremêlant discours ironiquement théoriques et applications pratiques, cocasses ou grotesques, les six premières scènes amènent la pièce à son véritable niveau, celui de l'entrevue avec le Président, et à son second rythme, celui de la confrontation, de l'affrontement. Déjà averti de la présence d'Agnès et de son curieux pouvoir, le Président vient et la jeune fille utilise la recette : la secrétaire laide et acariâtre est immédiatement congédiée, et sa place donnée à Agnès. Seconde partie de ce combat, plus décisive encore, Thérèse, compagne du Président, vient chasser Agnès. Devant le Président et Monsieur de Bellac, deux discours s'affrontent, celui de la laideur et celui de la beauté : Thérèse cède la place et Agnès triomphe. Elle explique alors mélancoliquement son rêve de beauté à Monsieur de Bellac qui est peut-être l'Apollon, et se résigne au seul bonheur de changer son escalier sordide pour un escalier de luxe.

Malgré le titre de la pièce, Agnès, l'ingénue, garde la plus grande partie du texte (272 lignes). Son "mentor", le mystérieux Monsieur de Bellac, la suit avec 248 lignes, probablement selon le proverbe qui veut que l'élève souvent dépasse son maître. Le Président, visée apparente de deux complices, a 160 lignes tandis que Thérèse, son âcre fiancée en a 65. Le Secrétaire Général (61 lignes) et L'Huissier difforme (58 lignes) paraissent des caricatures typiques qui passent vite devant nos yeux.

L'étude du total des grands duos nous étonne pourtant : Agnès est l'interlocutrice stable des six duos de l'œuvre théâtrale examinée ! Parmi ces duos, l'ingénieux Monsieur de Bellac, personnage qui "brouille les pistes" quant à sa substance, réelle et fantastique à la fois, participe à 3 duos seulement sur 6, alors que l'Huissier participe à 2et le Président à un seul. Les dialogues échangés entre Agnès et son "guide" Monsieur de Bellac sont les plus riches en propos (140, 114 et 70 lignes de texte soit en tout 324 lignes).

Le décompte effectué d'après la fréquence de la présence scénique montre à nouveau qu'Agnès, la jeune " apprentie sorcière " est le personnage auréolé de la faveur giralducienne puisqu'elleapparaît dans les 9 scènes de la pièce. L'Huissier et Monsieur de Bellac se partagent la deuxième place, étant donné qu'ils apparaissent également 6 fois. Le Président n'intervient que trois fois dans les scènes 7, 8 et 9. De tout ce qui précède, il s'ensuit que si Monsieur de Bellac a commencé ce jeu de dimensions inconnues, Agnès, le pion l'a amené plus loin encore.

Notes
23.

Jean Giraudoux, Théâtre complet, Le livre de poche, Paris, 1991, p.1243