Sodome et Gomorrhe

Représenté pour la première fois au théâtre Hébertot le 11 octobre 1943, avec la mise en scène de Douking.

Après Judith, après le Cantique des cantiques, Giraudoux reprend un titre biblique. Mais il ajoute un rappel de l'univers proustien d'À la recherche du temps perdu et toutes les références d'ordre sexuel et moral qui sont attachées aux noms des deux villes maudites, particulièrement à Sodome. Dans Judith paraissait sur scène un personnage homosexuel 24 , mais il n'est plus question d'homosexualité dans Sodome et Gomorrhe qui représente une fin du monde, où les hommes et les femmes, éternellement séparés, s'affrontent dans une discussion infinie.

La pièce se compose de deux actes. Un prélude entre l'Archange des Archanges et le Jardinier annonce les menaces qui pèsent sur les deux villes. Un couple heureux représenterait l'unique chance de pardon. Le décor est le même pour les deux actes. Cependant à la fin de l'acte I, l'Ange demande au Jardinier de transformer son jardin en paysage de mort. L'apparence de ce décor après l'entracte se trouve de ce fait profondément modifiée. Comme dans les pièces précédentes, le temps scénique est extraordinairement concerné, l'action dramatique tendue par une urgence fatale : ce n'est plus seulement la guerre qui est aux portes de Troie (avec l'ambassade grecque) ou d'Argos (avec l'attaque surprise des Corinthiens), mais le jugement dernier et le feu de Dieu qui sont suspendus sur Sodome et Gomorrhe : la pièce se joue dans l'heure de l'ultime chance.

L'acte I montre la décomposition et l'affrontement des deux derniers couples: Jacques et Ruth, et plus encore Jean et Lia. Lia et Ruth, pour des raisons diamétralement opposées, en sont arrivées à haïr leurs maris : Jean parce qu’il est trop différent de ce qu'il était jadis, et Jacques, parce qu’il est immuablement le même. Jacques et Ruth consentiraient à se séparer, à accomplir un échange avec Lia et Jean, pour former deux nouveaux couples. Mais Lia se sent attirée surtout par l'Ange. Maudite par l'envoyé de Dieu, elle se jette dans les bras de Jacques. Plus définitivement encore que des deux couples primitifs, les deux nouveaux couples sont voués à l'échec.

L'acte II, dans un décor de désolation, s'achemine avec quelques pauses d'espoir ou de comique grinçant vers le dénouement. Ruth rend Jean à Lia : il n'y a de salut que dans le couple qu'elle peut encore former ou plutôt reformer avec Jean. Le retour de Samson et Dalila, dernière espérance, a révélé un assemblage grotesque entre la force stupide et la ruse cynique. Il faut que Lia et Jean s'aiment : tous, et jusqu'à l'Ange, s'efforcent de les réunir. Mais l'amour est mort, et le jugement de Dieu doit s'accomplir. Hommes et femmes se séparent et affrontent chacun de leur côté l'apocalypse, "une fin du monde idéale". Cependant continue inlassable la discussion impossible entre Jean et Lia, entre l'homme et la femme. "La mort n'a pas suffi, constate l'Ange. La scène continue".

Souvent, l'auteur nous donne l'impression qu'il est fasciné par l'esprit féminin et qu'il le trouve plus apte et flexible à transmettre ses propres méditations. Ainsi, Lia est-elle dotée de 867 lignes de texte qui la placent première et avec une différence remarquable par rapport au deuxième personnage qui n'est autre que Jean (391 lignes). Auprès de ces personnes mortelles, Giraudoux installe des êtres spirituels, intermédiaires entre Dieu et l'homme. Il s'agit de l'Ange (217 lignes) et de l'Archange (112) qui jouent un rôle essentiel en tant que ministres et messagers des volontés divines.

L'alliance des femmes est plus vigoureusement représentée tant en ce qui concerne le nombre d'alliées que la longueur de leurs paroles. Ruth profite de 182 lignes, Dalila de 93 lignes et il y a un défilé de noms bibliques tels que Martha, Judith, Salomé et Athalie. La coalition masculine comprend, à part Jean, le Jardinier (67 lignes), Jacques (40) et le légendaire Samson (20).

Le tableau des grands duos met en relief Lia qui prend part à 5 duos sur 7 dont le plus prolongé est celui avec Ruth (235 lignes), alors que son mari Jean participe à 3 duos sur 7. Par ailleurs, selon les duos entre les mêmes interlocuteurs, on distingue que le duo du couple Lia-Jean le plus étendu compte 385 lignes .Vient ensuite celui du couple Lia-l'Ange (347 lignes). D'un point de vue général, les échanges verbaux de cette pièce pourraient être considérés comme relativement loquaces. Même les plus courts atteignent les 137 lignes (l'Archange et le Jardinier) ou les 127 lignes (Ruth et Jean).

La somme des apparitions scéniques continue à valoriser l'héroïne principale de cette histoire d'inspiration judéo-chrétienne. Lia se manifeste 9 fois entre les deux actes. Ruth, L'Ange et Jean qui sont, comme on l'a déjà observé, ses allocutaires préférés ont 7 apparitions chacun. Le Jardinier, qui nous rappelle le caractère symbolique de son homonyme dans Électre, et qui est chargé de sauvegarder la vie humaine sous l'apparence d'une rose rouge, apparaît 4 fois de même que Jacques, le double de Jean et époux de Ruth.

Notes
24.

Évoqué par son peu de goût pour les femmes, son intérêt pour les "jeunes garçons", Égon était clairement appelé "vieux pédéraste" -expression que certains critiques ont reproché à Giraudoux.