La folle de Chaillot

représentée pour la première fois au théâtre de l'Athénée le 19 décembre 1945 sous la direction de Louis Jouvet.

L'un des titres les plus célèbres de Giraudoux, si connu qu'il est devenu une sorte de locution. Giraudoux semble l'avoir trouvé rapidement, d'après un modèle réel qu'il a pu voir en compagnie de son ami Beucler. 25 Ce titre met l'accent sur le double aspect de la pièce. Sur la folie d'abord, sujet particulièrement scénique 26 . Sur l'évocation moderne de Paris ensuite, car l'histoire liée à ses habitants s'inscrit dans les quartiers mêmes de la ville.

‘"J'ai deux décors, déclarait Christian Bérard, en costume de travail, tout en barbe et en cheveux. La place de l'Alma devant le café de Francis, et l'antre de la Folle, un sous-sol à Chaillot. 27 " ’

Le premier acte se déroule dans le lieu de passage idéal, ouvert à tous, la terrasse d'un café. Pas n'importe où! "Chez Francis", en bordure de Seine 28 Le second acte se passe dans un sous-sol fermé, antre de sorcière et tribunal du jugement dernier : il n'ouvre que sur une trappe, piège plus souterrain encore, irrémédiablement clos, qui engloutit les spéculateurs et libère les bienfaiteurs de l'humanité. Une heure à peine sépare deux actes : le premier se passe le matin et se termine à une heure, quand tous les hommes s'appellent Valentin. Le second commence à deux heures : pendant cette heure que symbolise l'entracte ont été convoqués chez la Folle ses amies et tous les hommes d'affaires. Car le Président, le Baron, le Prospecteur cherchent du pétrole à Chaillot, mais se heurtent aux barrières qu'oppose l'urbanisme à la spéculation. L'arrivée de la Folle, la noyade manquée de Pierre vont déterminer "la pauvreté joyeuse, la domesticité méprisante et frondeuse, la folie respectée et adulée" à intervenir contre ces "mecs", dont le Chiffonnier dénonce les trafics. Le second volet de la pièce prend la forme d'un procès. Au terme d'un conseil délirant entre les quatre folles, l'accusation des exploiteurs de l'humanité commence. Le Chiffonnier s'acquitte avec gouaille et emphase de leur défense, en célébrant avec impudence l'égoïsme et les intrigues des membres des deux cents familles. La sentence condamne les affairistes à la trappe : attirés par le pétrole, ils s'y précipitent tous. En échange, de ce souterrain, ressortent délivrés et pleins de reconnaissance, botanistes, zoologues et amoureux transis. "Il suffit d'une femme de sens pour que la folie du monde sur elle se casse les dents". En deux actes, a été établi le diagnostic des maux du monde et appliqué le remède définitif. Comme dans les contes de fées, les méchants sont éliminés et les bons peuvent librement respirer : mais cette fois c'est grâce à la sorcière, à la fée Carabosse.

La diversité et la multitude des rôles (40 personnages environ) dans La Folle de Chaillot est surprenante. Aurélie, la folle de Chaillot avec 564 lignes de texte paraît être le chef d'orchestre de cette pièce dont la polyphonie ressemble à un vrai concert d'ingéniosité et d'intelligence. Son camarade, le plus hardi en ce qui concerne les conversations et les machinations en faveur de l'humanité, est Le Chiffonnier (251 lignes). Le Président, homme d'affaires et spéculateur sans scrupules, vient juste après dans notre répertoire avec 233 lignes. Celui-ci accompagné du Prospecteur (165 lignes) et du Baron (61 lignes) personnifient dans la pièce les plaies dévastatrices du monde contemporain. D'autre part, la Folle de Chaillot est assistée par d'autres figures féminines telles que Constance, la folle de Passy (160 lignes de texte), Irma la plongeuse (112), Gabrielle, la folle de Saint-Sulpice (72) et Joséphine, la folle de la Concorde (40 lignes). Le Coulissier (82 lignes), Pierre, le jeune homme sauvé de la noyade (75) ainsi que L'Égoutier (45 lignes) s'avèrent pareillement des partenaires valables. Il y a une série entière de types qui passent sur scène pour déposer leurs propres témoignages de vie et d'expérience comme le Sauveteur (38 lignes), le Chanteur (36), l'Officier de Santé Jadin (22), Martial le garçon (20), le Jongleur (16), le Marchand de lacets (16 lignes) et tant d'autres. Tout un festin de caractères typiques et pittoresques qui mettent en relief le goût de la vie dans les grandes villes, le goût de la vie simple et ordinaire.

La variété et la liberté d'opinion sont également exprimées dans les tableaux des grands duos. Bien entendu, Aurélie, la folle de Chaillot en tant qu'esprit dirigeant de l'intrigue, participe à 5 duos sur les 8 au total. Constance, la folle de Passy prend part à 2 sur 8 et Pierre, Irma la plongeuse, l'Égoutier, le Chiffonnier, le Baron, le Président et le Prospecteur révèlent leurs points de vues dans un duo chacun. Le dialogue le plus long est entre Aurélie et le jeune Pierre (101 lignes); puis toujours Aurélie avec l'Égoutier (87 lignes) et on continue avec Aurélie et le Chiffonnier (78 lignes de texte). Sur ce point, on doit commenter le fait qu'on n'a pas découvert de grand duo entre les adeptes de la philosophie de la Folle et ceux de l'affairisme incongru. Cela nous laisse entrevoir que la communication entre les deux mentalités semble impossible.

La liste de la fréquence d'apparitions scéniques des personnages fait surgir un phénomène intéressant. Personne n'est le premier ou plutôt il y a 10 protagonistes qui, comme le Président, le Prospecteur, le Chiffonnier, Irma, Aurélie, Pierre, le Chanteur, le Marchand de lacets, le Jongleur de même qu'un sale Monsieur, viennent en tête avec deux apparitions dans chaque acte. Tous les autres rôles sont à la deuxième place avec chacun une seule apparition soit dans le premier acte soit dans le deuxième.

Notes
25.

"Majestueuse, engourdie, quasi léthargique, et cependant vaporeuse et légère, chargée de fanfreluches, de colliers, d'escarboucles, de petits nœuds, d'hirondelles de velours, de vagues de plumes, comme un arbre de fleurs et de fruits en même temps, [...], une dame, une vraie grande dame passait qui tenait du fauteuil, du jardin d'hiver, du kiosque à journaux, de l'amphibie, de l'autogire, du monument lombardo-byzantin, de l'ornithoptère Priam de Malaisie et du paradisier papou. - C'est la fameuse folle, murmura Giraudoux avec une émotion que je ne lui connaissait pas. C'est la folle de Chaillot. Elle est richissime et muette. Elle est royale. C'est une sorte de regret vivant, de protestation baudelairienne. Le grand mépris". (André Beucler, Les instants de Giraudoux, Milieu du monde, 1948, pp.14-15, 33 et 40).

26.

Volontiers développés par les dramaturges, les fureurs d'Oreste, l'égarement du roi Lear ou la mélancolie d'Hamlet, les amnésies de Pirandello ébranlent fondamentalement les barrières entre sagesse et déraison.

27.

Le Figaro, 15 décembre 1945.

28.

Magnifique café où se réunissaient naguère comédiens de la Comédie des Champs-Élysées et auteur, et que depuis 1934, Giraudoux voyait de l'immense baie vitrée de son appartement du quai d'Orsay. Jean Giraudoux, Théâtre complet, Le livre de poche, Paris, 1991, p.1252.