Pour Lucrèce

représenté pour la première fois au théâtre Marigny, avec la Compagnie Madeleine Renaud et Jean-Louis Barrault, le 6 novembre1953.

Plus complexe que le seul nom d'une héroïne, la formule de dédicace intrigue. Ce prénom a des références historiques multiples : il fait penser à Lucrèce Borgia, mais Giraudoux a plus souvent cité l'autre Lucrèce, celle de l'Antiquité, la Romaine violée par le fils de Tarquin le Superbe 29 . À laquelle de ces deux Lucrèce, la vertueuse ou la meurtrière, s'adresse l'hommage ? De plus, la pièce a été écrite pour Edwige Feuillère qui avait tourné dans deux films, une Lucrèce Borgia avant la guerre et en 1943 une Lucrèce -sans rapport à l'histoire. Sous le prénom historique, Giraudoux s'adressait-il également à la comédienne qui jouait Sodome et Gomorrhe ?

La pièce a pour cadre Aix-en-Provence 30 . Comme pour le Cantique des cantiques, comme dans La Folle de Chaillot surtout, le décor du premier acte représente "la terrasse d'une pâtisserie", qui rappelle le célèbre café des "Deux Garçons" sur le cours Mirabeau. Les deux autres actes se passent dans des lieux fermés, antithétiques. À la chambre de Marcellus, repaire d’un don Juan, chambre des amours clandestines avec cachette, où se passe le second acte, s'oppose au troisième le bureau du vertueux Procureur impérial, tout entier résumé dans les deux bustes de Cujas et de Lycurge. Ces lieux marquent la progression du combat, dans la succession même des terrains où se déroule ce duel de femmes, d'anges : en terrain neutre d'abord, dans le lieu du crime ensuite, dans la demeure de la vertu, enfin.

C'est la fin du Second Empire, vers 1868. Le premier acte se passe en juin, au moment du thé, vers quatre heures de l'après-midi; le second et le troisième, le lendemain matin. Pas plus de vingt heures : l'unité de temps est, une fois encore, strictement respectée. Pendant le premier entracte, la nuit fournit le temps pour que s'accomplisse, vrai ou faux, le viol de Lucrèce. Le second, au contraire, se place sous le signe de l'urgence, puisque se déroule un duel inutile et absurde qui, malgré tout, finira tragiquement. Concentrée comme la tragédie racinienne, cette pièce commence en état de crise, et son rythme s'accélère d’acte en acte.

Si Giraudoux rend hommage à Lucrèce, qui dans la pièce est transformée en Lucile Blanchard, l'épouse vertueuse du Procureur Impérial, Paola, la femme corrompue d'Armand se révèle la plus éloquente (704 lignes de texte). La sage Lucile ne vient qu'après avec 595 lignes mais il faut dire qu'elle a une sorte de "double", Eugénie, (196 lignes) qui la remplace oralement en interprétant sa pensée surtout pendant les cinq premières scènes de l'acte I. La troupe des personnages masculins est importantes.On y trouve Armand, le mari trompé qui a besoin d'expliquer les causes de ses malheurs (488 lignes), le corrompu Comte Marcellus (248 lignes) et l'austère Procureur Impérial, Monsieur Lionel Blanchard (209 lignes). Une figure exceptionnelle tant par son rôle d'intermédiaire dans l'intrigue que par l'inversion inattendue de ses sentiments est Barbette la ventouseuse.

Les grands duos mis en lumière par la lecture tabulaire présentent une variété captivante. Il est question de 14 duos où Lucile apparaît dans 7, Armand et Paola dans 6, Eugénie dans 4 et Marcellus dans 3. Le Procureur Impérial et Barbette participent à un seul duo chacun. Parmi ce flot de couples, le discours le plus long est celui entre Lucile et le Procureur, son époux borné (212 lignes) qu'elle s'efforce vainement de sensibiliser à la situation. Vient ensuite l'échange argumenté de Lucile, la femme honnête avec Marcellus, l'homme pervers (194 lignes) ainsi que le duo conflictuel entre l'amant et le mari cocu, Marcellus et Armand (190 lignes). Les conversations en tête-à-tête de Lucile et de Paola, la morale contre l'immorale, sont les plus significatives. Il s'agit de 3 duos oppositionnels qui nous donnent au total 408 lignes de texte et qui ouvrent "la boîte de Pandore" avec tous ses effets désastreux. Juste après, dans notre répertoire, c'est le duo du complot tissé par les deux amants dépravés, Marcellus et Paola (169 lignes). À l'opposé se placent Lucile et sa confidente Eugénie avec 156 lignes de texte. Madame la Procureuse a une seule entrevue avec Armand, le mari anxieux d'apprendre la vérité (134 lignes) mais son "sosie", Eugénie en a trois (somme totale de 285 lignes). La confrontation de deux époux, Paola et Armand est inévitable même si elle est un peu courte (70 lignes) puisque les ponts entre eux sont écroulés pour toujours. À la fin, le duo infernal entre Paola l'instigatrice et Barbette l'entremetteuse (50 lignes) représente la main malveillante qui presse sur la détente.

En suivant le tableau de la fréquence d’apparition scénique, on voit que le personnage qui profite des apparitions les plus nombreuses, c'est Lucile (19 apparitions). Vient ensuite Armand qui se présente12 fois de même que Paola (12). L'énergie positive d'Eugénie vient s'ajouter à celle de son amie, Madame la Procureuse (6 apparitions, toutes pendant le premier acte). Barbette garde aussi une place essentielle avec 5 apparitions dans le premier et le dernier acte. En ce qui concerne Lionel Blanchard, le respectable Procureur Impérial il a 4 apparitions à la fin de la pièce comme son rival, le Comte Marcellus (4 apparitions)

Notes
29.

Célébrée dans un récit de Tite-Live, des vers d'Ovide, et plus tard par le poème de Shakespeare, elle apparaissait dans Simon le Pathétique: " Je voyais des noms qui m'appartenaient autant qu'à lui: Andromaque, Lucrèce, La Vallière" (ch. VI); et surtout dans Combat avec l'ange: "Que Lucrèce s'en prenne à la nature.[...], c'est tout ce qu'il y a de naturel, et de convenu, et d'ennuyeux" (ch. VI).

30.

Giraudoux aimait cette ville, l'avait fait aimer à Jouvet qui s'y est réfugié pendant l'été 1940: symbole d'une ambiance romanesque et d'une joie de vivre que défaite et Occupation avaient chassées. Jean Giraudoux, Théâtre complet, Le livre de poche, Paris, 1991,p. 1284