Après avoir passé en revue les pièces de Giraudoux, suivant la méthode appliquée nommée "lecture tabulaire", essayons de prouver que grâce à elle on met en évidence des traits généraux et particulièrement théâtraux de l’auteur qui nous sert d’exemple. Nous croyons que la "lecture en tableaux" contribue d'une manière significative à la révélation des structures dramatiques de toute œuvre théâtrale comme les conflits et les tensions de l'intrigue, la distribution des longs dialogues, des soliloques ou même des scènes polyphoniques, la présence des techniques telles que le "miroir", le "double", l'intervention surnaturelle, l'artifice du "théâtre dans le théâtre" et d'autres effets. En particulier, en débutant par une comédie moderne Siegfried, Giraudoux s'est senti attiré par la tragédie. Cest dans ce genre qu'il a créé sans doute ses pièces les plus intéressantes et qui ont eu le plus de retentissement, non seulement en raison de leurs sujets plus ou moins directement applicables à l'époque où elles ont été écrites, mais surtout grâce à l'imagination et la virtuosité de leur auteur qui a renouvelé à sa façon des mythes et des histoires connus, tentant de se distinguer à la fois dans le genre comique et dans le genre tragique.
A travers notre étude, reposant avant tout jusqu'à ce point sur les indications scéniques, on s'efforcera de mettre en lumière les particularités de substance technique que l'écrivain propose au public et qui mettent en évidence la portée dramatique de son œuvre.
Tout d'abord, selon un principe dramatique par excellence qui est celui du conflit, on remarque que, dans les pièces de Giraudoux, il y a toujours un personnage qui a une lutte à mener, un but à atteindre. Ainsi apparaît Siegfried dans la pièce homonyme, cherchant à reconstituer son unité intérieure et oscillant entre l'hier et le demain. Son combat est visible dans tous les tableaux : personnage-vedette quant au nombre de lignes, aux grands duos et aux apparitions scéniques.
Nommons encore Alcmène dans Amphitryon 38. Son engagement pour sauvegarder la fidélité à l'existence terrestre est très caractéristique du théâtre de Giraudoux.
Il s'agit encore de Judith qui, sans fléchir, mène jusqu'au bout sa lutte pour satisfaire à son orgueil de jeune femme amoureuse, pour se trouver en présence de l'Homme - et qui enfin doit s'incliner devant les exigences du Destin (et du récit biblique) pour devenir "Judith la sainte".
Le bizarre intermède d'Intermezzo, sous l'apparence vague de sa structure, lance le conflit éternel entre la vie et la mort, le réel et l'irréel, incarné par le personnage délicat d'Isabelle qui excelle dans le tableau de grands duos. Le Contrôleur, même si, dans les tableaux, il ne se place pas parmi les tout premiers héros (sauf dans le répertoire de nombre de lignes où il est deuxième), conduit lui aussi, jusqu'à la réussite complète, sa lutte loyale pour ramener Isabelle au bonheur terrestre, de telle sorte que "le lyrisme des fonctionnaires" puisse vaincre. Cette comédie moderne a pour ainsi dire résolu le conflit que comporte Amphitryon 38. Il faut se rappeler qu'Alcmène a comme partenaire et adversaire le dieu suprême, et que la fable antique ne donne pas à l'héroïne l'occasion de vaincre complètement, malgré les libertés que s'est accordées notre dramaturge spécialisé dans les pastiches.
Dans La Guerre de Troie n'aura pas lieu, le motif dramatique est la lutte d'Hector et d'Andromaque pour sauvegarder la paix. C'est le personnage d'Hector qui a ici la plus grande importance. Assez tôt, il se rend compte que la victoire lui échappe malgré les petits résultats particuliers qu'il obtient. N'oublions pas qu'il doit lutter contre les puissances aveugles du Destin.
Dans Électre, le personnage central mène jusqu'à son terme sa lutte opiniâtre contre des adversaires impitoyables (Égisthe) et perfides (Clytemnestre). Le combat se livre d'abord dans l'âme de l'héroïne : elle lutte contre le manque de clarté qui lui cache le vrai, et sa soif de connaître la vérité complète est si impérieuse qu'elle devient pour ainsi dire son destin comme celui des personnages qui l'entourent. Le sort de la patrie elle-même est mis en jeu.
Dans Ondine le conflit est double. D'une part, la belle Ondine (personnage de premier ordre d'après le tableau de nombre de lignes) se trouve dans une situation de lutte latente : elle aspire à obtenir une âme humaine, mais elle ne trouve pas un adversaire loyal dans Hans (premier en ce qui concerne les grands duos et la présence scénique) foncièrement matérialiste bien que prompt à s'enthousiasmer pour la beauté féminine. Divisé lui aussi entre la réalité et le rêve, la naïade et la mortelle, il finit par trahir la première bien qu’elle continue jusqu'au bout pour sauver son bien-aimé sans toutefois y réussir.
C'est là en réalité le motif d'Intermezzo, mais affecté de signes différents. Dans la féerie allemande de Giraudoux, la poésie s'efforce de dominer le matérialisme des humains, mais elle est vouée à l'échec : tel est le tragique romantique d'Ondine. Dans Sodome et Gomorrhe, Lia essaye de résoudre le problème d’une Alcmène désillusionnée et pleine d'amertume, qui serait l'héroïne de cette tragédie apocalyptique : l'existence terrestre, l'amour voué à l'époux, qui étaient l'évangile d'Alcmène, sont devenus pour Lia des objets de haine et de mépris. Encouragée par l'Ange, elle cherche pourtant à faire revivre la religion de la vie humaine, les vrais rapports entre l'homme et la femme ; mais Jean ne saura jamais suffire à l'attente désespérée de son épouse et, en fin de compte, celle-ci doit déposer les armes elle-même. Un lourd destin pèse sur elle et sur tous les personnages de la pièce. Le symbolisme en est transparent: c'est le destin de son époque, notre destin que Giraudoux montre à ses contemporains comme dans un miroir magique. Rien de plaisant ne se voit dans ce miroir : la pièce formule un jugement sur l'homme moderne.
Il ne s'agit pas d'un jugement sommaire et dédaigneux : Giraudoux se sent lui-même solidaire de ses personnages. Après l'ouverture des hostilités en 1939, l'auteur croyait encore que le Destin voulait être clément envers lui et le peuple français, envers l'humanité entière. Mais les expériences amères qui ont suivi ont ébranlé sa foi. Sodome et Gomorrhe constitue un témoignage poignant de ce recours à l'abîme. Un optimisme assez vif se montre plus tard dans La Folle de Chaillot. La tentative anxieuse d'Aurélie de sauver le monde contemporain de ses concussionnaires est couronnée de succès.
En ce qui concerne le dernier drame de la création artistique giralducienne, Pour Lucrèce, on voit une sorte de compromis avec la condition humaine, tantôt sage et honorée tantôt amère et trompeuse. Lucile se bat contre une rivale féroce, Paola, pour rester intacte face aux impuretés et aux vices humains mais finalement on réalise qu'il est vain de viser à l'absolu : la transcendance est impossible, seule existe la Vie avec tous ses aspects.
À part ces traits, il y a lieu de mentionner encore une particularité de la technique de notre dramaturge. En examinant les tableaux formés, on constate que Giraudoux préfère les dialogues aux grandes scènes d'ensemble. Même si plusieurs des personnages principaux se trouvent sur le plateau, l'auteur préfère en isoler deux (éventuellement trois), qui assurent le dialogue pendant un certain temps, pour céder la parole à un nouveau couple d'interlocuteurs. Le grand nombre et la longueur considérable des grands duos qu'on a déjà examinés, constituent une preuve de ces constatations. Ce trait s'explique sans aucun doute par l'amour de l'écrivain pour l'élaboration des répliques séparées, pour la tournure purement linguistique de l'action. Les duos sont pour Giraudoux un des moyens théâtraux les plus aptes à transmettre ses opinions personnelles et à démontrer les confrontations qui couvent sous chaque pièce, comme on l'a déjà vu.
C’est ainsi que tous les éléments dramatiques utilisés par l'auteur se lient et s'associent entre eux pour atteindre le but commun : provoquer le plaisir du spectateur, mais aussi sa réflexion. Cette prédilection giralducienne pour les duos se révèle si impérieuse qu'il ne semble guère s'intéresser à un jeu scénique plus compliqué, où plusieurs personnages interviendraient en même temps ou successivement. Néanmoins, Giraudoux a essayé ce procédé avec succès, par exemple dans certaines scènes de Judith, où un essaim d'Israélites participent à l'action. En outre, la scène du "chœur provincial" du dernier acte d'Intermezzo est particulièrement réussie. Elle se justifie pleinement par le développement de l'action et, d'une manière ingénieuse, elle développe un thème linguistique : il s'agit d'une reconstruction des bruits et des paroles typiques d'une petite ville de province, créant l'ambiance dans laquelle l'héroïne peut être ramenée à l'existence quotidienne.
Tessa nous offre également un exemple frais de cette technique de polyphonie du fait qu'il y a plusieurs cas où on jouit de la présence sur scène de la nombreuse famille Sanger avec tous ses amis et compagnons. De même, L'Impromptu de Paris comme La Folle de Chaillot offrent des séquence montrant respectivement des aspects de la vie artistique et de la vie ordinaire, grâce au passage fugitif de plusieurs caractères à la fois. La féerique Ondine renforce l'effet dramatique par l'accumulation sur la scène des ondines et des êtres humains.
Ajoutons que Giraudoux a également une préférence marquée pour le monologue, trait qu'il partage avec les dramaturges du grand siècle classique. Dans Siegfried, le dialogue reste toujours le moyen théâtral le plus exploité, quoique cette pièce connaisse déjà des esquisses de monologues importants, entre autres le beau passage où Zelten prend la défense de l'Allemagne poétique.
Dans les pièces ultérieures, nous constatons une tendance croissante à utiliser des monologues où le génie stylistique de notre auteur trouve l'occasion de se mettre en valeur.
Électre se situe à part. Cette pièce contient un grand monologue du Jardinier, placé en dehors du développement de l'action comme une sorte d'entracte entre les deux parties de la composition théâtrale. Cela donne à l'auteur l'occasion de parler avec une emphase particulière. Du reste, ce personnage du Jardinier semble avoir joué un grand rôle pour notre dramaturge qui semble hanté par les problèmes que posait le cataclysme de la dernière guerre: "Combien de monologues trouverez- vous dans mes notes de ce commentateur intarissable de la vie quotidienne ou des bouleversements du monde", écrit-il dans Visitations 31 . Ce Commentateur, c'est le Jardinier, le même personnage qui est devenu symbole dans Électre, incarnant la vie paisible de tous les jours, que notre époque n'a pas pu sauvegarder, et qui est constamment menacée de nouveaux cataclysmes. Dans Électre, le Jardinier nous donne sa définition de la Tragédie, il représente le point de vue de celui qui, à tout jamais, est en dehors du débat. Cette utilisation du monologue n'est pas le trait le moins intéressant de la pièce. D'une plus grande importance, pourtant, sont les monologues du Mendiant, autre commentateur du drame, commentateur plus actif, plus "engagé". Ses monologues éclairent les échanges de vues entre les personnages principaux de la pièce, ils commentent les événements qui ont eu lieu ou que l'on doit supposer, et ils le font d'une manière dramatique, intervenant de façon décisive dans le développement de l'action. L'effet le plus puissant est obtenu vers la fin du dernier acte, où le Mendiant propose son récit en même temps que se déroulent les événements qu'il raconte. Ceux-ci le rattrapent, récit et action se confondent et nous mettent en présence d'un moment éminemment dramatique.
La figure du Jardinier est ramenée à nouveau dans Sodome et Gomorrhe où il développe des idées contre l'absurdité humaine et la volonté destructive divine. Son monologue ressemble à la fois à une apologie et à une prière, de la part des humains comme de celle des dieux, en tentant de trouver les réponses aux questions cruciales : pourquoi la catastrophe? qui est le vrai responsable? où est-ce qu'on doit chercher l'espoir ou la malédiction?
Le monologue de l'entremetteuse Barbette dans Pour Lucrèce pourrait se considérer comme une sorte d'apologie de la malhonnêteté par l'intégrité. Il s'agit d'une oraison funèbre qui rappelle le lamento du Jardinier dans Électre et qui clôt la pièce dans le désespoir général et l'impuissance de remédier l'irréparable.
En général, le monologue pose un des problèmes scéniques les plus difficiles à résoudre pour que les spectateurs soient satisfaits, qu’ils ne s’ennuient pas. Dans les cas qui nous occupent, Giraudoux s'est révélé un grand maître du théâtre.
De surcroît, de tout ce qui précède, il s'ensuit que Giraudoux se complaît à alterner des duos de tension forte et des monologues pleins de signes avec des scènes de grande diversité de héros. Cet effet crée un suspense accentué et garde le public toujours en éveil. D'ailleurs, notre auteur n'aime pas seulement la technique mentionnée ci-dessus mais la succession des effets comiques et des effets pathétiques. Il obtient donc une efficacité dramatique de premier ordre, en particulier dans les tragédies, lorsqu'il introduit des scènes de comique baroque qui contrastent avec les scènes tragiques et en rehaussent le ton. L'exemple le plus probant est ici Électre, où les scènes avec les Euménides exploitent une tonalité comique, où la description de la crise ridicule qui a lieu dans la vie conjugale du Président et d'Agathe, devient le "miroir" du conflit autrement fatal entre Clytemnestre et Agamemnon. Ici la scène comique a une fonction hautement dramatique, elle opère d'une manière heureuse sur le terrain de la composition.
Du reste, Giraudoux a une grande prédilection pour la technique qui utilise le "principe du miroir". Nous la retrouvons non seulement dans la tragédie d'Électre; mais dans La guerre de Troie n'aura pas lieu où ce sont les rapports d'Hélène et de Troïlus qui reflètent les rapports entre Hélène et Pâris. Ce procédé contribue d'une manière caractéristique, dans le second acte, à la solution des problèmes de la composition. On le retrouve dans Ondine oùle couple Salambô-Mâtho correspond au couple Ondine-Hans. Nous le retrouvons enfin, avec un effet particulier, dans Sodome et Gomorrhe : non seulement par le ton ironique de la scène entre Samson et Dalila mais encore par le motif de la partie carrée (les rapports entre Jean et Ruth, entre Jacques et Lia, éclairent les relations entre Jean et Lia).
La recette du "miroir" est consolidée par le thème populaire du "dédoublement", du "sosie". Tout d'abord, on peut le découvrir dans la traditionnelle comédie de substitution Amphitryon 38, où on affronte les quiproquos amusants de Sosie avec Amhpitryon et de Léda avec Alcmène. De plus, il est reconnaissable dans Judith sous les traits d'Égon transformé en général Holopherne et de Suzanne en Judith. Même dans Pour Lucrèce, il y a Lucile et son porte-parole Eugénie. "Deux bouches et une voix", selon la réplique de l'auteur (Acte I, scène 3). Il s'agit ici d'un principe de composition qui a été appliqué de tout temps. Nous le rencontrons dans les sujets antiques traités par le théâtre français du XVIIème siécle, et ailleurs. L'exemple le plus célèbre en est "le drame dans le drame" dans Hamlet de Shakespeare: la comédie que jouent les acteurs devant la cour du personnage central. En outre, Shakespeare a introduit le personnage de Laërte qui, comme Hamlet, doit venger son père, et Hamlet lui-même se rend compte que le destin de Laërte est une sorte de reflet de son propre problème. Sur ce point important Giraudoux s'est associé à une grande tradition de l'histoire théâtrale et nous ajoutons qu'il a obtenu parfois des effets vigoureux et inoubliables, sans que les solutions qu'il propose soient des imitations serviles de celles de ses devanciers. Par ses variations sur l'idée du "miroir", tellement caractéristiques de leur acteur, il a créé des scènes d'une haute valeur dramatique. L'Impromptu de Paris constitue une pièce dont l'intrigue s'appuie totalement sur l'artifice du "théâtre dans le théâtre". On assiste à une répétition de la troupe de Louis Jouvet sur la scène même de l'Athénée, et on suit une conversation sur la réalité théâtrale. Par ailleurs, Giraudoux se contente d'introduire de petites séquences de cet effet dans d'autres pièces comme Tessa. Rappelons la charade musicale de Lucrèce Borgia où participe toute la famille Sanger ainsi que ses hôtes. Dans Ondine également, l'écrivain nous offre des moments théâtraux avec Salambô au milieu du déroulement de l'action principale. "La représentation dans la représentation" ressemble ici à un intervalle fonctionnel. De plus, Giraudoux utilise d'une manière souvent habile les différentes conventions du théâtre, notamment "le merveilleux" qui, dans les pièces d'inspiration hellénique, réside dans l'intervention traditionnelle des dieux dans la marche de l'action, de manière apparente ou latente comme c'est le cas du Mendiant dans Électre. Dans les pièces modernes, avant tout dans Intermezzo, c'est le merveilleux "laïc" (le Spectre) qui intervient. L'élément surnaturel fait aussi son apparition dans Cantique des Cantiques avec "la dame Spectre des bijoux". Les esprits divins comme les dieux et les déesses de la mythologie se révèlent à travers l'Ange et l'Archange dans Sodome et Gomorrhe ou Ondines et Le Roi des Ondins dans Ondine. Enfin, notre dramaturge se sert d'une technique aussi ancienne que l'art dramatique lui-même, surtout dans le théâtre grec antique, la "pré-économie de l'œuvre", qui avertit le spectateur sur les événements qui vont suivre. L'annonce prend la forme de divers personnages, souvent mystérieux et ambigus, dont la fonction dans l'intrigue ne peut se justifier autrement qu'en messagers du Destin, de la Providence, de la Divinité. Dans ce cas, on peut classer La Voix Céleste annonçant la naissance du héros bienfaiteur de l'humanité, Hercule, le caractère sibyllin de Cassandre dans La guerre de Troie n'aura pas lieu, Les Euménides d'Électre, le Prophète de Judith et les pittoresques Gitanes du Cantique des cantiques.
Jean Giraudoux, Visitations, Grasset, Paris, 1952, pg.85.