Après l'enquête de la lecture tabulaire qui ressemble à de la statistique mais qui émane de la théâtralité du texte, on aborde l'étude des pièces de Giraudoux en s'appuyant sur la stylistique. Notre intention est d’en faire se dégager les systèmes métaphoriques qui régissent l'œuvre car "dites-moi quelles sont vos métaphores et je vous dirai qui vous êtes... 32 ". Dans l'analyse psychologique d'un style personnel, la métaphore joue un rôle capital. En dehors du cliché et du poncif, qui ne signifient rien d'autre qu'une paresse de l'esprit ou une fadeur de la sensibilité, dès que l'écrivain jette son dévolu sur une métaphore, il nous livre le secret d'une préférence, il dévoile un goût personnel ; car rien, en effet, ne le forçait à choisir cette métaphore plutôt qu'une autre.. La métaphore est la signature de la vie spirituelle, la griffe de l'individu. Cet individu peut cacher l'auteur ou même le personnage, créature de l'auteur. Elle est donc toujours une image à double référence : référence à l'objet comparé, référence à l'âme dont elle émane. Le choix de l'objet-repère est un fait de sensibilité bien personnelle et ceci explique la complaisance des écrivains pour les comparaisons et les métaphores qui sont peut-être ce qui, dans un style, frappe le plus et le plus immédiatement.
Néanmoins, ce qui nous intéresse ici n'est pas d'apprécier l'esthétique de Jean Giraudoux mais d'explorer son langage afin d'arriver à concevoir son univers poétique et la force de sa dramaturgie. Les termes d'"explication", d'"exegèse" et de "critique" sont employés en des sens si divers, ils sont revendiqués par tant de méthodes différentes, qu'il n'est pas superflu de préciser la méthode adoptée dans ce chapitre : c'est celle de l'explication des textes par les textes eux-mêmes. En particulier, il faut mieux définir ce qu'on entend par "métaphore" puisque nous sommes devant des œuvres spécialement riches et fécondes dans ces figures de rhétorique..
Giraudoux excelle dans ce domaine et nous fournit un vaste champ de recherche qui - on l’espère - nous aidera à prouver que l'analyse conduite à partir de l'étude des réseaux métaphoriques peut avoir une portée générale et s’avérer révélatrice d'un univers différent du monde des perceptions quotidiennes et superficielles ; Bossuet n’appelle-t-il pas la métaphore "une similitude abrégée". Ainsi à partir d'une réalité donnée, le locuteur, ici le personnage, porte-parole du dramaturge, a-t-il la faculté, par ces transferts de sens, de voiler discrètement cette réalité ou de la mettre en relief en l'exagérant ou en l'animant, d'insister sur tel aspect, flatteur ou négatif, triste ou plaisant, qui l'aura frappé davantage. En même temps, cette situation contient plusieurs aspects puisque le but d'une métaphore ou d'une comparaison n'est pas seulement de mettre en équation l'objet évoqué et l'objet-repère. C’est pour cela qu’il est vain de se demander si une comparaison n'implique pas toujours quelque part d'exagération : ce qu'on attend d'elle, c'est non seulement de suggérer l'idée d'un certain degré mais d’apporter une synthèse nouvelle, et par cela expressive. "La lampe est une étoile terrestre". Cette phrase nous montre qu'une ressemblance entre l'objet dont on parle (lampe), la qualité commune (brillance), et l'objet-repère considéré comme le prototype de cette qualité (étoile) est indispensable pour que l'énoncé soit interprété correctement. Mais la relation peut être créée de toutes pièces, lorsqu'un rapprochement de mots inattendus incite le récepteur à chercher, puis à retenir, les sèmes communs susceptibles d'être attachés aux termes métaphoriques. "une cloche rageuse y aboie vers midi" (Apollinaire, Alcools). Quelquefois l'interprétation, n'étant plus orientée par des emplois déjà connus du lecteur, peut être beaucoup plus subjective. Qu'elle soit préexistante ou créée, la ressemblance peut reposer sur la fonction, la situation ou l'aspect. Si on considère la métaphore et la comparaison, deux alternatives du même trope qui procède à un véritable transfert de sens, on pourrait dire que la comparaison est plus analytique : elle détaille, elle explique. La métaphore est plus synthétique : elle repose sur une impression qu'elle s'efforce de transmettre globalement. Elle comporte nécessairement une part d'exagération et par là constitue un instrument particulièrement propre à l'expressivité et à l'"impressivité".
Pour parvenir à nos fins, nous examinerons les passages en ne considérant que les métaphores-comparaisons qui sont propres à chaque personnage de la pièce, bref qui le "hantent". Cependant il faut prendre en compte que, dans le cas de Giraudoux, on fait face à quelques particularités : la verve giralducienne déploie un grand nombre de métaphores qui sont considérablement longues, successives et d'une certaine façon entrelacées. Il s'agit souvent des métaphores dites "filées" car elles se poursuivent à travers plusieurs mots, parfois plusieurs phrases qui, reprenant le noyau sémique commun, les prolongent. Ce procédé permet de concrétiser particulièrement l'image évoquée, mais rend difficile d'essayer d'isoler chaque image ou même d'éliminer une métaphore en faveur d'une autre. En raison de ce trait de l'imaginaire giralducien, on a décidé qu'il serait préférable de présenter certaines métaphores malgré leur longueur et leur complexité puisqu'elles sont somptueuses, fertiles et contribuent à notre enquête sur les caractéristiques du personnage.
Sur ce point, il faut noter que quelquefois le vocabulaire employé dans l'image semble plus important que la métaphore elle-même. Giraudoux n'offre pas seulement des métaphores d'autant plus expressives qu'elles amènent une alliance moins attendue. Il introduit dans sa langue générale des vocables inconnus du fonds moyen, et dont les livres ou son expérience personnelle lui ont donné connaissance : c'est l'emprunt. L'emprunt ne consiste pas exclusivement dans un recours à des langues étrangères. C'est faire un emprunt que d'introduire dans la langue générale un mot ou un tour relevant de parlers spéciaux. Le mot emprunt évoque alors non seulement l'idée de la chose, mais la chose elle-même, dans son cadre local ou temporel, avec la couleur qui lui est propre. Il en résulte dans la phrase une note hétérogène, un choc expressif, un effet de dépaysement -à la condition toutefois que le mot s'incorpore à la masse. Outre le point de vue stylistique, ce qui importe c'est que, dans quelques cas, l'élaboration du vocabulaire éclaircit et accumule des renseignements utiles pour construire l'identité des personnages.
Quand on parle de "réseau métaphorique", on signifie un ensemble d'images regroupées sous un critère fondamental : l'idée à laquelle elles font allusion comme par exemple l'amour, la paix ou le crime et la guerre. Nous essayerons ensuite de classer les métaphores selon deux réseaux d'images. Si l’idée évoquée paraît avoir une influence favorable dans l'intrigue de la pièce, on la range sous la rubrique générale du réseau positif. Par contre, si la notion éveillée par l'image provoque une action défavorable pour le déroulement des événements, on considère qu'elle appartient au réseau négatif.
Le réseau positif comporte donc cinq champs sémantiques spéciaux : l'amour, l'acceptation de la condition humaine, la dignité de l'homme, la vérité, la paix. Le réseau négatif implique sept champs sémantiques ; le crime ou le mensonge, l'adultère, les impératifs religieux, les impératifs sociaux ou politiques, la guerre, la division interne, l'irréel. Sur ce point, nous sommes obligés de préciser que la définition donnée à chaque ensemble sémantique admet des variantes possibles portant sur la fable de chaque pièce. Par exemple, à travers le titre "amour", on entend l'amour conjugal, la passion amoureuse (éros), l'amour familial (paternel, fraternel), ou même l'amour de la patrie, du pays. La notion de "vérité" est aussi polyvalente en tant que beauté, justice ou vérité artistique. De même, dans le réseau négatif, on doit repérer les idées qui proposent des extensions comme le concept de "crime" qui inclut le mensonge ou les "impératifs religieux" qui renvoient à l'impact du Destin ou "l'irréel" qui, par le biais de cette caractérisation vague, recouvre le rêve, l'élément surnaturel et la mort.
Sous chaque champ sémantique, nous réunirons alors les images d'après un double regroupement : par personnage et par domaine. Cette deuxième catégorisation implique qu'on les organise suivant l'univers de leur inspiration : c'est-à-dire qu’on examine si la métaphore puise dans la vie quotidienne, la famille, la nature, le cosmos et plusieurs d'autres domaines. Naturellement, il n'est pas indispensable d'identifier tous les champs sémantiques, positifs ou négatifs, dans toutes les pièces et il est également possible de ne pas trouver tous les personnages prenant part à chaque champ sémantique. Comme on peut le voir à travers ce qui précède, la notion de champ sémantique est absolument lié à celle de système métaphorique . D’une certaine manière, déjà par l’emploi, par chaque personnage, de champs sémantiques particuliers, on peut dire que le personnage de théâtre est une sorte de “ métaphore vivante ”. L’analyse des systèmes métaphoriques et des champs sémantiques de chaque personnage constitue donc un Des facteurs déterminant pour la compréhension d’un personnage, et ce quelle que soit la vision du metteur en scène.
Si nous espérons arriver à esquisser certains éléments de l'univers imaginaire de Jean Giraudoux, nous avons surtout l'ambition d'offrir une piste de réflexion et une sorte de boussole de large envergure qui, pour chaque pièce, doterait le metteur en scène et les comédiens d'une liberté sans limite, grâce à la connaissance précise des systèmes métaphoriques. Bien entendu, dans la mesure où le corpus de métaphores dégagé par notre analyse conduit à de nombreux tableaux, nous croyons que leur place naturelle se trouve à la fin de notre thèse, en annexe.
Dans l'étude qui suit, nous proposons au lecteur quelques commentaires à travers les images utilisées par les personnages de chaque pièce. Car nous croyons que Giraudoux cache sous les jeux de surface une pensée plus profonde. Il incombe donc au commentateur d'en pénétrer les secrets et de guider le public vers la solution des problèmes inhérents au texte
Henri Morier, Dictionnaire de poétique et de rhétorique, P. U. F., Paris, 1981, p.714.