Amphitryon 38 (1929)

Le réseau positif dans Amphitryon 38 comporte quatre champs sémantiques : amour conjugal, acceptation de la condition humaine, dignité de l'homme, paix. D'autre part, le réseau négatif implique trois champs sémantiques ; l'adultère décidé par le maître des dieux lui-même, Jupiter ; les impératifs religieux qui ordonnent la naissance d'un héros demi-dieu, Hercule, grâce à l'accouplement de la sage Alcmène et du fier Jupiter ; la guerre qui détruira la ville si le commandement du Destin n'est pas exécuté. En matière d'analyse stylistique, soulignons qu'Alcmène apparaît dans tous les champs sémantiques, positifs comme négatifs. La thématique de ses métaphores porte essentiellement sur ce qui a trait à l'amour conjugal, à l'acceptation de la condition humaine ainsi qu’à l'adultère. Son imaginaire se réfère à toute l'activité humaine et même surhumaine puisqu'Alcmène s'inspire des objets familiers jusqu'aux conceptions abstraites traitant de la destinée humaine. Nous allons donc suivre l'évolution psychologique de l'héroïne comme elle avance à travers ses propres images.

Commençons par le personnage aimable d'Alcmène qui au début, comme le réseau positif de l'amour conjugal nous l'indique, envisage les dieux comme une force bénéfique et amicale envers les hommes. Le cosmos avec ses puissances mystérieuses ne constitue pas pour elle une obscurité menaçante. Au contraire, elle le ressent familier et sollicite son estime : "Je ne veux pas que ce beau mobilier des ténèbres, astres, brise, noctuelles, s'imagine que je reçois ce soir un amant" (Acte I, scène 6, p.60) Alcmène imagine la société des Olympiens, fidèle image de son couple uni et heureux : "Alors je les vois défiler sur la crête des nuages, éternellement se tenant par la main... Cela doit être superbe!" (Acte II, scène 2, p.72) Dès le premier moment, la jeune femme d'Amphitryon nous présente un caractère équilibré et mesuré. Pour elle, entre un époux et une épouse ne peuvent exister que la tendresse, l'affection, la douceur et avant tout le dévouement. "Laisse entre nous deux ce doux intervalle, cette porte de tendresse que les enfants, les chats, les oiseaux aiment trouver entre deux vrais époux" (Acte III, scène 3, p.157) "Tout ce que je peux te dire, ce sont ces paroles qui meurent doucement sur toi en te touchant" (Acte I, scène 4, p.43) Sous la jolie tête de la jeune femme, Alcmène cache un critique averti qui nous laisse étonnés. D'après elle, dans notre univers considéré comme un système bien ordonné, il n'y a de malentendus que pour ceux qui ne peuvent pas distinguer avec attention et clairvoyance les situations ; ils se trompent parce qu'ils cultivent les illusions et les paradoxes : "Homme peu perspicace, si tu crois que la nuit est le jour masqué, la lune un faux soleil, si tu crois que l'amour d'une épouse peut se déguiser en amour du plaisir" (Acte I, scène 6, p.56) En général donc, le champ sémantique de l'amour conjugal nous laisse une impression très rassurante sur le bonheur du couple Alcmène-Amphitryon. Il y a pourtant quelque chose d'inaperçu qui inquiète la femme amoureuse : "...laisse-moi entrevoir ce corps rayonnant au fond de cette triste nuit..." (Acte I, scène 3, p.32) Dès qu'on se place dans le champ métaphorique de l'acceptation de la condition humaine du réseau positif, on remarque que l'attitude d'Alcmène change : elle accepte la condition humaine sans lamentation ni regret et elle embrasse de toute son âme chaque élément qui fait partie de la vie terrestre. Pourtant sa confiance en la solidarité divine à l'égard des hommes s'évanouit, le doute s'installe en elle : "Puisque ton Jupiter à tort ou à raison a créé la mort sur la terre, je me solidarise avec mon astre" (Acte II, scène 2, p.78-79). Dans cette acceptation sereine de la mort, on prend conscience qu’être homme, c'est être mortel, c'est voir mourir ceux qu'on aime. Aussi Alcmène, dans ce qu'elle appelle le bonheur, inclut la mort, sans forfanterie et sans aveuglement : "Je sais ce qu'est un avenir heureux. Mon mari aimé vivra et mourra. Mon fils chéri naîtra, vivra et mourra. Je vivrai et mourrai" (Acte III, scène 5, p.184). Alcmène considère la disparition à laquelle nous sommes tous condamnés, non comme une limitation, mais comme une récompense : "...si je pense au grand repos que donnera la mort à toutes nos petites fatigues, à nos ennuis de second ordre, je lui suis reconnaissante de sa plénitude, de son abondance même..." (Acte II, scène 2, p.79) La petite Alcmène ne semble pas être tellement naïve même si elle-même déclare à Mercure qu’elle ne sait ni écrire ni penser (Acte II, scène 5, p.106). Au contraire, il s'agit d'une femme dotée d'intelligence, d'acuité et de jugement. Il lui suffit de regarder quelqu'un pour comprendre qu'il est exceptionnel et destiné à devenir un symbole à travers le temps et l'espace. On se réfère à son appréciation concernant le personnage mythique de Léda : "Il suffit de vous voir pour comprendre que vous êtes moins une femme qu'une de ces statues vivantes dont la progéniture de marbre ornera un jour tous les beaux coins du monde" (Acte II, scène 6, p.12) Néanmoins, en passant au réseau métaphorique négatif, on saisit que cette ambiance de sûreté tranquille, qui dominait les champs positifs, s'affaiblit et est remplacée peu à peu par l'angoisse : "J'avais la certitude qu'une menace terrible planait au-dessus de notre bonheur" (Acte I, scène 3, p.38). Alcmène, grâce à son jugement aigu, pressent qu'un bonheur tellement solide et bien ancré ne peut que faire des envieux ; il va inévitablement provoquer la jalousie et la méchanceté des hommes comme celles des dieux. Rappelons que Jupiter a déclaré qu'il avait aimé leur couple (Acte III, scène 5, p.66). Ce qui veut dire que c'était à travers cette union forte et dévouée qu'il avait remarqué non seulement la beauté d'Alcmène mais aussi son caractère fidèle, sage et vertueux. Ainsi, Alcmène était-elle choisie pour devenir la maîtresse honorée du maître des dieux et la mère de son fils préféré, le libérateur Hercule : "Je l'aime, en un mot, et je peux bien te le dire, Mercure, son fils sera mon fils préféré" (Acte II, scène 3, p.87). Cependant, Alcmène, malgré son pressentiment juste, commet deux fautes : la première c'est qu'elle croit que la fêlure au sein du couple sera provoquée par Amphitryon ; que c'est lui qui succombera aux tentations tandis que c'est elle finalement qui va attirer les regards illégitimes : "Elles aiment tout homme marié, tout homme qui appartient à une autre, fut-ce à la science ou à la gloire" (Acte I, scène 3, p.40). La deuxième faute c'est qu'elle "craignait une étrangère", mais en réalité la tentation se présentera sous la forme la plus familière, celle de son mari aimé. A la fin de la pièce, Alcmène, la femme dévouée du général Amphitryon deviendra la victime de cette tromperie si bien dessinée mais non sans avoir montré sa mentalité : elle ne pourrait jamais s'abandonner volontiers à un adultère même s'il se présente sous les traits les plus adorables : "Que j'aimerais m'étendre en ces bras, s'ils n'étaient pas un piège qui se refermera brutalement sur une proie". (Acte I, scène 6, p. 132). Avec sa connaissance profonde de la vie et des hommes, elle n'ignore aucun des pièges que tend la vie : elle sait bien que les apparences sont souvent trompeuses, que le visage qu'on porte quelque fois n'est qu'un masque qui cache les intentions et embellit la laideur intérieure. En revanche, dans les moments où on ne sait pas qu'on est observé par les autres, qu'on n'est pas obligé de "jouer" un rôle dans la vie, on se laisse aller, relâché et spontané et par conséquent, plus vrai, plus sincère : "au dos qui ne sait pas mentir, affaissé, courbé..." (Acte I, scène 5, p.46) En aucun cas, nous ne pouvons définir Alcmène comme un être crédule qui, à cause de son inexpérience et de son naïveté, craint d'affronter la réalité ou l'aventure et se contente de vivre dans le cocon protégé du mariage. De tout ce qui précède, nous nous rendons compte qu'Alcmène est dotée d'un bon sens et d'un jugement qui l'aident à discerner le vrai du faux. Pour cette raison, nous ne pouvons pas laisser passer inaperçue son affirmation que l'amour pour son mari provient d'une résolution tout à fait consciente, mesurée et spontanée et non d'un devoir destiné à tuer le désir. Au contraire, la situation embarrassante de l'adultère, qui présuppose la duplicité et le mensonge, ne peut qu'entraîner la contrainte dans le ménage : "Mon amour pour lui ne serait plus le fruit de mon libre choix" (Acte II, scène 6, p.123). Pour une femme qui connaît bien les joies et les malheurs de ce monde et qui les partage sans se plaindre, l'aventure d'un amant ne semble offrir rien d'excitant et d'inattendu. Conformément à la croyance grecque ancienne, Alcmène semble persuadée que même le maître des hommes et des dieux est subordonné, à son tour, à un ordre supérieur qui veut que chacun soit à sa place et qu'il avance vers son terme prédéterminé, la mort ou l'immortalité. Cette puissance inconnue veut qu'Alcmène soit une femme et non une déesse. Jupiter voudra la faire mentir à sa nature en lui offrant l'immortalité et elle refusera ; puisque Jupiter n'est pas l'ordre du monde mais un agent d'exécution de cet Innommé, un agent qui veut s'attribuer plus de prestige et de liberté qu'il ne faut. Alcmène le ramènera à l'ordre... Dans son credo qui constitue une boussole infaillible pour naviguer dans la vie, il n'y a pas de place pour un amant même s'il s'agit d'un dieu. Car ce n'est pas seulement à un homme, c'est à l'homme qu'Alcmène est profondément attachée. Trop attachée à un homme pour admettre des amants, elle est aussi trop attachée à l'homme pour faire une part aux dieux. Par conséquent, on ne peut pas parler de fidélité même avec un dieu adultère.

Jupiter fait défiler toutes les prouesses humaines, toutes les vertus et tous les défauts de caractère mortel. Les sujets de ses images se classent sous le réseau positif qui met en relief la dignité humaine. En revanche, dans le groupement des impératifs religieux, ce n'est pas Jupiter qui prêche la soumission mais Mercure qui devient son porte-parole, soutenu par Le Trompette. L'imaginaire de Jupiter est donc aussi riche, varié et étendu que celui d'Alcmène. Il y a pourtant une différence qui est caractéristique de leur nature : Alcmène, fidèle à son environnement terrestre, ne peut éviter de se référer aux créatures qui accompagnent l'homme sur la terre, les animaux. Pour sa part, Jupiter mentionne ses compagnons célestes, les Titans (Prométhée). Avec Alcmène, c'est Jupiter qui commence son éducation sentimentale, jusqu'alors bien rudimentaire. Il se prend à aimer sa conquête illusoire. Il veut qu'elle réponde à son amour. Mais il ne s'agit pas seulement d'une passion. Il s'agit surtout de respect et d'estime. Dans son effort pour déjouer l'arrêt divin, Alcmène invente mille ruses qui montrent sa volonté –titanesque-- de lutter contre le destin, de répudier l'adultère. Jupiter confie à Mercure un commentaire qui en dit long : "Alcmène la tendre Alcmène possède une nature plus irréductible à nos lois que le roc. C'est elle le vrai Prométhée" (Acte II, scène 3, p.144). Il entend par là que la confiance dans la vie, sous tous ses aspects, qui caractérise Alcmène, est plus précieuse que le feu libérateur. De plus, il n'est pas sans intérêt de citer que Prométhée est considéré comme symbole de la supériorité humaine et de la révolte de l'homme contre un pouvoir divin cruel ou indifférent. En conséquence, l'exemple de la jeune femme pourrait arracher les hommes à l'emprise des dieux, en les affranchissant de l'insatisfaction et de l'angoisse. Au contact de cette humaine exceptionnelle, heureuse de son sort, libre de tout complexe religieux, le maître des dieux devient un intrus dans les secrets cette fois-ci humains. Pour la première fois, il observe de près ses créatures et saisit leur originalité : "Il y a justement en elle quelque chose d'inattaquable et de borné qui doit être l'infini humain" (Acte II, scène 3, p. 87). Les hommes ont leurs qualités propres, qui peuvent être aveuglement et étroitesse, mais qui les mettent dans leur rôle et dans leur fonction. Ils sont aussi à leur place, des résonateurs de l'harmonie universelle. La vie humaine, si elle ne se sépare pas définitivement de la vie cosmique, la transforme en humanité. Alcmène est cet intermédiaire entre l'homme borné et l'univers. Même les adversaires humains ne s'opposent qu’apparemment. Quoi qu’ils fassent, quoi qu’ils disent, il y a entre eux cette complicité d'hommes que les dieux ne pourront jamais venir partager. Dans le champ sémantique de la dignité de l'homme, Jupiter ne cesse de déclarer son admiration pour Alcmène : "Sa vie est un prisme où le patrimoine commun aux dieux et aux hommes, courage, amour, passion, se mue en qualités proprement humaines, constance, douceur, dévouement, sur lesquelles meurt notre pouvoir" (Acte II, scène 3, p.87) Il y a dans les mots "courage, amour passion", quand on les oppose ainsi à la "constance", à la "douceur", et au "dévouement", une certaine agressivité. Les trois premières qualités sont des qualités héroïques. Elles appellent la lutte et la tragédie. Les autres sont les qualités qui conviennent à la vie quotidienne et la rendent aimable et supportable. Elles font le charme et la valeur du sentiment qui unit les époux d'Amphitryon 38. Car Alcmène et Amphitryon forment à la fois un couple modèle et un couple heureux. Le désir que Jupiter éprouve pour la jeune femme n'est pas simple. Il s'y greffe, à travers elle, un intérêt pour le couple qu’elle forme avec son mari, et pour leur bonheur. Cependant il faut suivre l'évolution de la psychologie de Jupiter. Au début, il est indifférent pour le bonheur du couple, c'est la belle Alcmène qui l'intéresse. Ensuite, il est jaloux de la stabilité de ce ménage et enfin, il devient sensible malgré lui à la parfaite union conjugale dont ces deux créatures lui donnent l'image. Il répugne à la détruire. Voilà donc un dieu orgueilleux, symbole de la fertilité incessante du monde, séducteur et ravisseur, le Don Juan divin d'innombrables amours ingénieuses qui se transforme en dieu sensible, fragile, soucieux de ne pas déranger la vie bienheureuse de son aimée de son entourage. Poussé par la volonté d'offrir un véritable amour, Jupiter en arrive même à aimer le mari qu'il a voulu tromper : "J'aime au début des ères humaines, ces deux grands et beaux corps sculptés à l'avant de l'humanité comme des proues" (Acte III, scène 5, p.166). Nous sommes devant un dieu "humanisé" par l'amour. Alcmène a terminé l'éducation du dieu, telle une dame de cour polissant un rude guerrier. Ainsi "civilisée", Jupiter qui ne connaissait jusqu'alors que les sentiments excessifs, l'amour ou la haine, apprend à apprécier l'amitié. Alcmène parvient à lui faire saisir la beauté de l'amitié, qui établit une égalité parfaite entre les êtres les plus dissemblables et qui les aide à avancer "de front vers les ennuis quotidiens et vers la mort". (Acte III, scène 5, p.173). Toutefois, il y a ici un point assez ambigu : l'amitié a la force d'unir les êtres les plus dissemblables mais on parle toujours d'êtres mortels qui peuvent partager les mêmes expériences des "ennuis quotidiens" et de "la mort". Probablement, Alcmène elle-même, quand elle propose son amitié à un dieu si étranger aux souffrances de ce monde périssable, peut s'étonner car elle n'est pas habituée à voir un dieu aussi amoureux accepter avec cette étrange rapidité une amitié platonique. Pour calmer son inquiétude, elle lui demande alors l'oubli... "O maître des dieux, pouvez-vous donner l'oubli?" (Acte III, scène 5, p.182). Et Jupiter, vaincu par sa création et saisi de déférence pour ce couple idéal consent à obéir aux règles mesquines de la vie humaine : "...pour clore de velours cette clairière de fidélité, vous là-haut, rideaux de la nuit qui vous contenez depuis une heure, retombez" (Acte III, scène 6, p.190).

Mais si Jupiter s'humanise par son amour pour une mortelle et s'il devient de sa propre façon, plutôt allié qu'adversaire dans la lutte des hommes contre la fatalité, Mercure reste, tout au long de la pièce, un facteur de confusion et d'équivoque. Sa présence n'est marquée que dans le réseau négatif de notre schéma des métaphores. En particulier, il ne faut pas considérer comme accidentel le fait que dans le champ des impératifs religieux se montre seulement Mercure et pas du tout Jupiter. C'est Mercure qui propose à Jupiter le plan d'action pour sa conquête amoureuse : puisqu'Alcmène est fidèle, il faut prendre l'aspect du mari ; puisque le mari est présent, il faut l'éloigner en l'envoyant à la guerre. Mercure sera désormais le meneur du jeu. Aussitôt après le départ d'Amphitryon, il prend l'apparence de Sosie, le valet d'Amphitryon, et annonce à Alcmène le retour immédiat de son mari ; c'est là un autre aspect du rôle de Mercure : il met le spectateur dans le secret. Le spectateur pareil aux dieux, sait ce que les autres mortels ignorent. L'auteur délègue au meneur de jeu sa fonction de dramaturge : c'est lui qui embrouille l'intrigue. Mercure prend donc ici la fonction du valet des pièces issues aussi bien de la comédie latine que des pièces de la commedia dell’arte. En outre, il est le seul personnage de la pièce qui paraît s'amuser pendant cette aventure malveillante. A l'heure où l'adultère se consomme, lui, seul et à demi étendu, rêvasse avec des paroles grandiloquentes et louches : "La grande inondation du jour s'étale profonde de milliers de lieues, jusque sur la mer, et seul entre les cubes submergés de rose, le palais reste un cône noir" (Acte II, scène 1, p.65). Mercure n'apparaît que dans le réseau négatif et il utilise des métaphores propres à la vie sauf le cas où il veut impressionner par ses images évoquant des contrastes de clair-obscur. Il s'avère fidèle interprète de la politique divine qui sait d'avance comment les événements doivent se dérouler sur la terre et au ciel. Il est impassible et de sang-froid et n'hésite pas à admettre que les dieux eux-mêmes sont soumis à une Puissance qui les dépasse. Comme Alcmène, Mercure est au courant des lois que l'Ordre Supérieur impose. Seul Jupiter veut l'ignorer et Mercure le lui rappelle : "Devant nous l'aventure humaine se cabre et se stylise. Le sort exige beaucoup plus de nous sur la terre que des hommes..." (Acte I, scène 2, p.114-115) Selon Mercure, les dieux représentent la Fatalité et ils jouent avec les hommes d'une façon complètement amorale. Puisque les dieux sont des dieux et non des êtres humains, ils sont aussi inhumains. Ils ne sont pas malveillants mais n'envisagent pas les conséquences de l'exercice de leur pouvoir. Mercure, en tant que commentateur cynique et cruel, n'oublie pas de mentionner que les "pauvres" mortels sont totalement en dehors de ce jeu divin qui se joue dans leur dos : "Ne commandez pas au soleil vos regards humains. La lumière des yeux terrestres correspond exactement à l'obscurité complète dans votre ciel" (Acte I, scène 5, p.128). Les hommes restent dans une totale innocence, d'après Mercure, et c'est seulement l'imagination qui les libère de l'espace et du temps mais elle aussi obéit à la volonté divine : elle crée mille illusions perdues qui désorientent et éloignent davantage les hommes de la vérité. "C'est l'imagination qui illumine pour notre jeu le cerveau des hommes" (Acte II, scène 3, p.86). Les dieux semblent donc vouloir, de toutes manières, manipuler l'homme.

Nous pouvons nous demander si c'est pour cette raison qu'Alcmène refuse avec autant d'acharnement à laisser son imagination et sa curiosité libres? Est-ce qu'elle ne tombe pas dans le piège divin tendu? "Je déteste les aventures" (Acte III, scène 5, p. 184) "Non Jupiter, je ne suis pas curieuse" (Acte III, scène 5, p.184). Alcmène, nous l'avons déjà dit, n'est ni ignorante ni niaise. Elle possède la vérité : ce monde périssable est formé d'"un terrible assemblage de stupeurs et d 'luisons", mais si l'homme n'a pas de prise sur le destin, du moins sa dignité consiste-t-elle à ordonner l'incohérent, à accepter la cruauté des dieux, ce qui finalement reste la plus grande forme de mépris à leur égard.

En ce qui concerne le personnage d'Amphitryon, on ne le rencontre que sous l'idée de l'amour conjugal. Le monde de ses images est pauvre et d'une certaine façon banal. Son attitude est invariable pendant la pièce : dès le début (Acte I) jusqu'à la fin de l'œuvre (Acte III), il exprime nettement sa conviction de rester fidèle à son amour : "La mort nous trouvera tous deux unis contre elle" (Acte I, scène 3, p.124). Jusqu'à la fin de l'œuvre, l'aventure ne pourra briser sa constance en tant qu'époux digne de la fidèle Alcmène. "La présence est la seule race des amants" (Acte III, scène 3, p.60). On remarque qu'Amphitryon comme Alcmène refuse de dissocier le rôle de l'époux de celui de l'amant. Selon la conception de l'auteur, Amphitryon est un personnage qui parle peu, qui apparaît peu et qui a une confiance aveugle en sa femme : il la considère comme l'arme la plus sûre qu'il possède contre le ciel. Nous pourrions dire qu'un tel individu n'est qu'un imbécile. Cependant, telle n'est pas l'intention de Giraudoux. Au contraire, il a pris conscience que son Amphitryon, pour être égal à Alcmène, ne peut pas être risible. Pour cette raison, dans Amphitryon 38, il n'y a pas de scènes qui ridiculisent Amphitryon. Il est viril, il est un soldat mais il n'est pas rude et il partage l'attitude anti-héroïque de son épouse. S'il ne participe pas très activement au déroulement de l'intrigue, c'est que Giraudoux donne facilement le beau rôle à la femme. Il la montre volontiers plus vive, plus sensible et toujours plus intuitive que son compagnon. Alcmène d'ailleurs est spécialement privilégiée parmi les héroïnes du poète, puisqu'elle parvient à tenir tête au maître des dieux en personne. "Tout ce qui touche mon amour, j'en aurai besoin moi-même", dit la jeune femme (Acte I, scène 3, p.33). Elle n'a nul besoin de l'aide matérielle d'Amphitryon. Il lui suffit d'être certaine de sa tendresse. Elle préfère même que son mari ne se heurte pas de front à Jupiter car elle connaît le pouvoir de la dialectique et des idéologies sur la partie mâle de l'humanité! "Un colloque entre Jupiter et toi, c'est tout ce que je redoute. Tu en sortirais désespéré, mais me donnant aussi à Mercure" (Acte III, scène 3, p.156).

Au contraire, les métaphores utilisées par Léda sont les plus abstraites et les plus complexes de la pièce. Nous avons eu du mal à les classer mais nous pouvons dire que son univers intérieur notamment tourne autour de l'adultère. Sa contribution dans le champ mentionné est des plus généreuses et des plus intéressantes et nous pourrons dire qu'elle se révèle un éloquent et séduisant défenseur de l'adultère. En tant que femme fière et fermée sur elle-même, en sa beauté et son intelligence, Léda se meut dans un monde éthéré. Cette femme à l'attitude arrogante, qui ne pouvait "supporter de liaison même avec un dieu", envisage la visite divine comme une libération des bornes et des conventions de la famille et comme une évasion du monde terrestre limité : "Caressée soudain par autre chose que par ces serpents prisonniers que sont les doigts, ces ailes mutilés que sont les bras" (Acte II, scène 6, p.158). À travers la description donnée par Léda, nous voyons que le Jupiter d'Amphitryon 38 fait apparaître le côté cosmologique et physique du naturel, l'aspect hellénique. La liaison de Léda avec le maître des dieux lui permet de se sentir "prise dans un mouvement qui n'était plus celui de la terre, mais celui des astres, dans un roulis éternel : bref, un beau voyage! " (Acte II, scène 6, p.120). Plus que des ombres alors et des êtres falots, le sentiment cosmique évoque une communion avec les forces de la nature. Il s'agit d'un "beau voyage" qui en rompant le cours de l'existence habituelle, peut susciter l'illusion du temps aboli ainsi que le désir d'éterniser cette illusion ; il offre aussi la révélation enchanteresse de nouveaux horizons jusque-là insoupçonnés et il porte l'imagination à en concevoir d'autres encore, jusqu'à un au-delà où se confond l'infini de l'espace avec celui du temps. Léda saura se définir philosophe et lucidement se veut le symbole de l'absurde : "...étendues [les femmes qu'aima Jupiter] sur la roche ou sur le gazon maigre piqué de narcisses, illuminées par la gerbe des concepts premiers, nous figurons toute la journée, une sorte d'étalage divin de surbeautés, et que, au lieu cette fois de concevoir, nous sentons les élans du cosmos se modeler sur nous, et les possibles du monde nous prendre pour noyau ou pour matrice..." (Acte II, scène 6, p.125). Pour une femme ambitieuse et imaginative tout cela pourrait constituer une motivation très alléchante. Mais Alcmène n'est pas dans ce cas ; elle est trop satisfaite de sa condition pour se laisser séduire par la chanson de cette sirène. Même Léda sera obligée de céder devant l'obstination paisible d'Alcmène qui n'offre aucune prise à l'intrigue divine, par son orgueil ou son mécontentement. Dans le champ de la dignité de l'homme, Léda rend compte qu'Alcmène n'est pas destinée à devenir un symbole insaisissable et vague mais à être ce qu'elle est vraiment : une femme pleinement humaine et terrestre. "Vous [Alcmène] êtes née pour être, non une des idées mères, mais la plus gracieuse idée fille de l'humanité" (Acte II, scène 6, p.125).

Néanmoins, ce n'est pas seulement Alcmène, l'exceptionnelle, qui saisit la vérité cosmique ; Sosie également, l'humble valet, partage le secret de la vérité, à sa façon. Dans Amphitryon 38, Giraudoux se veut original et comme il ne se propose pas, à la façon de Kleist, de suivre Molière pas à pas, il procède par une réduction du rôle grotesque de Sosie et en même temps par une réhabilitation de sa fonction. Ainsi, la métamorphose de Mercure en Sosie, ne sera-t-elle exploitée que dans une seule scène la quatrième scène de l'acte premier. Sosie expose sa mentalité dans le champ de la paix et de la guerre de même que dans celui de l'adultère à travers un langage imprégné de ses expériences d'homme simple et totalement terrestre, attiré par ce qui lui est facilement accessible tels que le physique, le corps, les objets de la vie quotidienne. Il devient le commentateur humain de la pièce, comme Mercure en est le commentateur divin, ainsi que le porte-parole de l'ironie subtile mais constante de son auteur. Sosie démolit facilement une des plus grandes chimères de l'humanité : la guerre et ses "bienfaits". Il admet que ce sont surtout les femmes qui se glacent devant sa férocité et se cuirassent devant son atrocité tandis que les hommes se laissent entraîner par l'ivresse de sang et d’égoïsme : "...la guerre, entre tant d'avantages recouvre le corps de la femme d'une cuirasse d'acier et sans jointure où ni le désir ni la main ne se peuvent glisser..." (Acte I, scène 2, p.22). Avec son intuition d'homme simple et naturel, Sosie propose sa philosophie d'une vie paisible et sans prétention. La guerre n'entraîne que le nationalisme, le racisme, la haine. "Il est bon de porter son visage national non pas comme un masque à effrayer ceux qui n'ont pas le même teint et le même poil, mais comme l'ovale le mieux fait pour exposer le rire et le sourire" (Acte I, scène 2, p.117). Sosie prêche la solidarité et la fraternité parmi les hommes comme Alcmène lutte pour maintenir la cohésion de son couple, convaincue que c'est la solution unique contre l'assaut des dieux et des malheurs. La paix, comme la fidélité et la dévotion, sont des moyens qui aident l'homme à garder son unité intérieure intacte, à ne pas s'aliéner de sa propre personnalité, à rester enfin en contact avec son conscient ainsi que son inconscient : "Il est bon [...] de pouvoir entretenir en soi sans scrupule la tendre guerre civile des ressentiments, des affections, des rêves! (Acte I, scène 2, p.22). Grâce à son instinct humain, Sosie ressent la tromperie qui se déroule dans le palais de ses maîtres : "Et pourtant le Palais prend-il cet air maussade..." (Acte III, scène 1, p.147). La verve de Giraudoux a inventé également deux autres "dramatis personae" : le Trompette et le Guerrier. Il ne s'agit pas de personnages actants mais de "personnages silence". Le personnage silence se différencie notamment du personnage actant en ce que sa silhouette psychique importe peu. Son existence est fonctionnelle. Son jeu qui garde en surface l'apparence d'une distraction, d'un divertissement, consiste en fait à concentrer en profondeur l'attention vers la situation des personnages en indiquant leur mobiles cachés. Par cette intervention qui est celle d'une conscience étrangère au drame des protagonistes, le personnage silence constitue un écart tant par rapport au système traditionnel d'existence que dans ses relations aux autres et dans la situation dramatique qui en découle. Jean Giraudoux renouvelle par là le chant du chœur du théâtre grec antique en le présentant plus désinvolte, à travers une variété de tons. C’est pourquoi, tout en disant des vérités, le personnage silence parle souvent par énigmes. Le Guerrier constitue un tel exemple : "Ajoutez à votre point cet appoint de métal pur qui seul donne le vrai alliage du courage humain. Ce que c’est? C’est la guerre" (Acte I, scène 2., p.27). Le Guerrier ne surgit forcément que dans le réseau négatif de la guerre et ses images ne sont que des réflexions "métalliques" sur la guerre et la paix. Nous pourrions définir le Guerrier comme le contraire du paisible Sosie mais nous croyons que c'est son double puisque, à travers le personnage du Guerrier, Giraudoux nous laisse apercevoir son ironie et son mépris pour la guerre : "Ah! que la paix se sent honteuse, elle qui accepte pour la mort les vieillards, les malades, les infirmes, de voir que la guerre n'entend livrer au trépas que des hommes vigoureux et parvenus au point de santé le plus haut où puissent parvenir des hommes..." (Acte I, scène 2, p.119). Si Léda incarne une philosophie cosmique absurde, le Trompette apporte aussi sa contribution au réseau négatif des impératifs religieux ainsi que sa propre philosophie ironique et terrestre qui ose berner même la Divinité. Ses conclusions sont simples : si l’Être Suprême prétend nous avoir créé à son image et puisque nous les mortels, nous sommes pleins de défauts, il ne peut que voir en nous son mauvais "profil" ; par conséquent, il préfère nous ignorer : "D'autant plus qu'il prétend nous avoir créés à son image : on déteste les mauvais miroirs" (Acte III, scène 1, p.170).

Somme toute, l'univers d'Amphitryon 38, malgré le titre de la pièce, paraît tourner autour de la figure d'Alcmène. Son imaginaire est le plus riche dans tous les champs métaphoriques tant positifs que négatifs, sauf celui de la paix auquel elle ne participe pas du tout. Elle semble être le point charnière pour tous les rapports des autres personnages et nous pourrions dire que les personnages masculins Jupiter, Amphitryon, Mercure, constituent des points de repère pour mieux connaître le psychisme de l'héroïne. Jupiter lui-même déclarera à la fin de l'œuvre : "Il s'agira donc toujours d'Alcmène..."

Jupiter est celui qui cache la plus grande surprise. Selon l'histoire du mythe, il fait une intrusion dans la vie tranquille du couple Alcmène-Amphitryon en vue de détruire leur bonheur et de satisfaire son désir. Toutefois, comment expliquer le fait que dans le réseau négatif, Jupiter n'a qu'une représentation plutôt insignifiante? En particulier, il n'apparaît pas du tout dans les champs des impératifs religieux et de la guerre et en ce qui concerne l'adultère, ses images semblent peu alléchantes. Le champ sémantique de l'adultère nous paraît généralement faible. Jupiter et Mercure ne donnent pas l'impression qu'ils font un grand effort pour imposer leurs idées. Mercure, le "diplomate" divin excelle dans le domaine des impératifs religieux et non de l'adultère. Pour ce qui est d'Alcmène, si elle parle d'infidélité c'est toujours pour exprimer sa répugnance. Dans le réseau négatif de l'adultère elle exprime son pressentiment, sa certitude même qu'une "menace terrible plan[e] au dessus de [leur] bonheur...". D'autre part, nous voyons le Maître des dieux en amant qui s'incline devant la dignité de la femme aimée et dans le champ de la dignité de l'homme, Jupiter n'hésite pas à faire ses éloges. Une fois sa mission accomplie, suivant les nécessités cosmiques (la conception du héros Hercule), pour tout ce qui concerne sa propre satisfaction, au lieu de se laisser aller à son désir orgueilleux, il offre son amitié. Un amant si puissant qui se contente si facilement, il nous paraît qu'il ne représente pas un danger très grave. L'adultère involontaire n'est pas assez fort pour détruire le bonheur d'un couple si "obstiné" à rester uni, comme celui d'Alcmène et d'Amphitryon.

Quelle est l'autre menace? Est-ce que c'est la guerre? Mais en l'année 1929, date de parution d’Amphitryon 38 , la guerre ne semble pas devenir encore un problème aigu. Ces années 1928 et 1929 ont dû être des années heureuses pour Giraudoux. Il croyait, ou voulait croire, à la réconciliation de la France et de l'Allemagne. Il exerce alors sa critique contre la guerre, toujours imprégnée d'ironie fine, mais à travers des personnages moins importants dans l'intrigue, tels que Sosie et le Guerrier. En conséquence, ce qui reste du réseau négatif, ce sont les impératifs religieux qui rassemblent les métaphores les plus significatives. En outre, en examinant la nature des métaphores déployées dans la pièce, nous observons que la plus grande partie d'elles se rapportent aux domaines de la destinée humaine et du cosmos. Ce qui marque Amphitryon 38 n'est pas la confrontation épouse/amant ou époux/amant. Tout cela n'est qu'apparence. L'essence de la pièce réside dans le conflit homme/dieu. Il ne s'agit pas de l'infidélité d'une femme envers son mari mais de la trahison du dieu à l'égard de l'homme. Alcmène nous informe que "toute [sa] jeunesse s'est passée à imaginer [les dieux], à leur faire signe. Enfin l'un d'eux est venu!..." (Acte II, scène 5, p.101). Alcmène était donc toujours optimiste en ce sens-là mais elle éprouve une grande déception lorsque, au lieu d'obtenir la grâce de Jupiter elle est obligée d'affronter sa cruauté et sa vanité. Il y a bien entendu la nécessité de la naissance du héros, déjà mentionnée, mais Jupiter demande plus que d'accomplir une mission d'impératif cosmique. Il ne vient pas comme assistant auprès du couple idéal mais veut détruire sa cohésion. Il semble qu'une attitude double vis-à-vis du destin préside à la tension dramatique chez Giraudoux ; d'une part le destin est inévitable, de l'autre on doit le combattre quand il menace les objets qui constituent notre bonheur. Ainsi Alcmène entreprend l'éducation non d'un amant mais d'un dieu qui va connaître les armes humains : le courage, la constance, la dévotion, l'amitié. Parce qu'elle refuse la connaissance de l'avenir, la puissance et l'immortalité, la jeune femme s'élève au-dessus d'elle-même, entraîne Amphitryon à sa suite et sauve le fragile bonheur du couple tandis que le glorieux Jupiter des premières scènes se rend compte de l'imperceptible ridicule de sa divinité. L'homme se crée lui même et devient une valeur. À n'en pas douter, l'irréligion de Giraudoux se donne libre cours dans Amphitryon 38. Mais s'il se manifeste incroyant et impie devant une société divine inique et inhumaine, il devient croyant et pieux envers des dieux honnêtes et cléments. Si la divinité ne connaît pas le chemin pour arriver auprès de l'homme, c'est lui qui doit aller la chercher. C'est en ce sens qu'Alcmène demande l'oubli pour elle et son mari à Jupiter. À l'aube d'une amitié salvatrice, l'Oubli, précieux cadeau d'une complaisance divine, n'aide pas seulement à l'économie théâtrale d'un dévouement heureux, il sert également à d'autres motivations plus profondes. Il efface les traces humiliantes des malheurs provoqués par le divin, pour fonder la base d'un nouveau commencement entre les hommes et les dieux : le début d'une relation solidaire, d'une entente et d'une compréhension mutuelles. C'est sans doute la contribution la plus grande de Giraudoux dans la vieille histoire du mythe d'Amphitryon. D'où le mythe nouveau qu'il imagine : le dieu jaloux de la condition mortelle et à la fin humanisé et instruit par les valeurs humaines.