Judith (1931)

Avec Judith Giraudoux aborde la tragédie ; il l'aborde à sa façon, prenant à la Bible quelques noms propres et une situation célèbre, mais bouleversant le tout au gré de sa fantaisie. Sa Judith n'est pas la jeune Juive fanatique qui séduit l'ennemi de sa patrie pour l'assassiner, c'est une romanesque qui tue Holopherne par amour. Les champs sémantiques puisés dans l'intrigue s'inscrivent entre l'amour, la dignité de l'homme, l'acceptation de la condition humaine et les impératifs religieux, sociaux ainsi que le crime et la guerre. L'écrivain reprend, une fois de plus, un thème connu de tous : sa pièce nous présente non une veuve comme dans la Bible, mais la plus belle, la plus brillante, la plus orgueilleuse des vierges de Béthulie, à qui la population assiégée demande, pour éviter l'anéantissement, d'aller se livrer à Holopherne pour tenter de le fléchir. Elle refuse dans un premier temps puis, découvrant avec indignation que les guerriers de sa cité sont en déroute, elle finit par accepter, malgré l'opposition de ses amis, secrètement tentée en fait par un destin héroïque. Le dieu de Judith exige le sacrifice de ses créatures. Il vit de la piété de Judith, et parce que celle-ci n'arrive pas à rejeter jusqu'au bout l'autorité de Dieu, elle finira malheureuse. Si elle avait su poliment refuser de se plier au devoir, au remords et à l'indignation, Dieu aurait été désarmé devant elle. Judith ne saurait davantage être seulement la tragédie de l'orgueil puni, même si la vierge forte d'Israël apprend qu'elle n’est qu’une faible femme, sensible à la beauté des corps, fût-ce à celui de son ennemi.

En ce qui concerne Judith, autour de laquelle se tisse l'intrigue, on découvre qu'elle se manifeste exclusivement dans le schéma négatif des impératifs religieux et sociaux, du crime et de la guerre. Sa contribution dans le schéma positif de l'amour, de la dignité de l'homme et de l'acceptation humaine est plutôt insignifiante. Son inspiration reste terrestre puisqu'elle se dégage des objets de tous les jours mais de la guerre également, des animaux et de la chasse et enfin, de la religion. Néanmoins, la tragédie ne concerne profondément ni le sadisme des dieux, ni le pharisaïsme des vierges. Ici, plus encore qu'une fidèle et son dieu, qu'une vierge et son amant, il y a un mari omniprésent, certain de la fidélité de son épouse, aveugle à son désespoir, attiré par les dieux, intraitable dans l'exercice de ses droits. Le véritable mari de Judith, c'est le peuple d'Israël enthousiaste et stupide.

‘"Mais j'y vais surtout comme l'enfant au temple, pour répondre à une question, à une série de questions que j'ignore, mais dont mon seul langage a la clef. En fait, toute la journée, je ne me suis guère préparée à une offre de mon corps, mais à une espèce de concours d'éloquence. J'ai soigné ma voix, j'ai mangé à peine. Ce que je ressens, c'est moins un éblouissement de martyre qu'une sourde pression de discours, de raisonnements, destinés à prouver je ne sais quoi, mais que je prouverai. D'une phrase, Suzanne, j'ai déjà convaincu de plus obstinés, brouillé le désir de plus frénétiques" (Acte I, scène 8, p. 217). ’

Cependant une fois arrivée au camp des assiégeants, Judith devient victime d'une mystification ourdie par une femme qui la déteste, Sarah, et par plusieurs des officiers de l'armée babylonienne : c'est pour un faux Holopherne, Egon, qu'elle déploie des trésors d'éloquence et d'héroïsme. Cette mystification qui la ridiculise et l'humilie va être ressentie par elle comme une trahison de Dieu ; elle n'éprouve plus que de la honte et du ressentiment contre elle-même, contre ses anciens amis qui, en l'idolâtrant et en chantant sans cesse ses mérites, ont fait naître en elle un orgueil dont les événements qu'elle vit lui montrent l'inanité ; contre enfin Jéhovah lui-même, qui s'est moqué d'elle en lui faisant croire qu'elle faisait partie des élus.

À première vue, le réseau négatif paraît plus renforcé que le positif. En tout cas, l'amour montre une présence dynamique dans ce mythe des devoirs et des obligations. Son délégué pourtant n'est pas la belle héroïne, Judith, mais le brutal ennemi, le général Holopherne. En regardant ses images on s’aperçoit qu'il s'exprime seulement dans le réseau positif de l'amour et de la dignité de l'homme, utilisant comme métaphores des objets du quotidien, la nature et même l'univers tout entier. Écoutons-le cherchant à ramener Judith à la raison, c'est-à-dire à sa raison d'homme heureux et sage sans Dieu :

‘"Ce que seul le roi des rois peut se permettre d'être, en cet âge de dieux : un homme enfin de ce monde, du monde. Le premier, si tu veux. ... Que fais-tu au milieu des Juifs et de leur exaltation, enfant charmante? Songe au petit déjeuner du matin servi sans promesse d'enfer, au thé de cinq heures sans péché mortel, avec le beau citron et la pince à sucre innocente et étincelante..." (Acte II, scène 4, p.235-236)’

Alors qu'elle attendait un monstre, dense, fort, charnel, survient Holopherne, le beau roi, qui se présente comme l'homme qui incarne le refus des dieux. Il est "l'homme enfin de ce monde, l'ami des parterres, des maisons bien tenues, de la vaisselle éclatante sur les nappes, de l'esprit, et du silence" (Acte II, scène 4, p.235-236) ; c'est-à-dire le défenseur de la raison, de l'artifice, de la lumière, et de la perfection des choses finies ; il est "le grand ennemi de Dieu". Et il revendique d'ailleurs "un lieu où l'homme soit seul", libéré de ces dieux qui "infectent notre pauvre univers" (Acte II, scène 4, p.235). Le propre des dieux - ou plutôt du Dieu jaloux de l'Ancien Testament - c'est en effet d'une part de culpabiliser sans cesse l'existence humaine, et d'autre part de corrompre celle-ci en y introduisant un désir d'éternité qui lui retire toute plénitude. L'humain se définit par contraste par la valorisation du plaisir, de la beauté et de l'intelligence, par l'attention à la richesse concrète du monde, par le sens de l'innocence. Holopherne offre à Judith ses présents terrestres avec toute sa générosité : "Ne méprise pas de tels cadeaux. Je t'offre, pour aussi longtemps que tu voudras, la simplicité, le calme. Je t'offre ton vocabulaire d'enfant, les mots de cerise, de raisin, dans lesquels tu ne trouveras pas Dieu comme un ver. ... Je t'offre le plaisir, Judith... Devant ce tendre mot, tu verras Jéhovah disparaître..." (Acte II, scène 4, p.236). Holopherne refuse le péché originel. En conséquence, il n'admet pas de dieu. L'ennemi d'Holopherne est le Dieu qui fait de l'homme un être à part, un être qui se croit et donc se veut séparé de la vie universelle. Car selon l'optique chrétienne, la perte de l'innocence est la conséquence d'une faute. Giraudoux intervertit les deux termes ; le mal premier est la perte de l'innocence et la volonté de séparation. C'est la division de l'homme qui constitue le premier mal. Par là Judith accepte de se donner à Holopherne, à la fois par révolte contre un monde dont elle se sent abandonnée, et aussi en fait par désir ; mais non sans éprouver en même temps, avant d'entrer dans la chambre pour le rejoindre, une sourde angoisse. Cette angoisse, elle l’éprouve devant la perspective de l'aventure physique énigmatique qu'elle va vivre ; devant le sentiment de se découvrir double, -"tout ce qu'il y a en moi de damné seconde Dieu", qui ne cherche qu'à "me souiller et me perdre" (Acte II, scène 8, p.244) ; devant l'impression enfin que tant d'orgueil et de beauté ne l'auront conduite qu'à l'aventure banale et médiocre d'une "fille qui succombe dans une alcôve, sous un séducteur" (Acte II, scène 8, p.244). C'est à l'issue de la nuit d'amour qu'elle a passée dans ses bras que Judith poignarde Holopherne. Non certes par haine, ou par patriotisme, comme le croiront d'abord les Juifs venus la féliciter. Sous les caresses d'Holopherne, Judith a découvert l'amour, l'abandon, la jouissance, à un point d'intensité qu'elle ne soupçonnait pas. Elle a assumé totalement l'érotisation qui est la conséquence de l'incarnation par laquelle se définit la condition humaine. Elle est, en perdant sa virginité (l'érotisme de Giraudoux atteint ici son point maximum de franchise et de lumineuse crudité), passée du virtuel à l'actuel, de l'incertitude des rêves à la plénitude du réel. Elle s'est découverte elle-même, dans sa vocation de féminité et de sensualité. Elle est devenue à jamais l'épouse de celui qui la prenait - une sorte d'Alcmène ayant perdu le sens de la mesure. Simplement l'ivresse de cette expérience a été telle qu'elle a eu peur de retomber dans la médiocrité de la vie quotidienne - et peur aussi d'être quittée. Pareille "à la petite vendeuse découchant pour la première fois, courbée sur son amant et débordant à ce point de reconnaissance, d'angoisse et de jalousie, et à ce point épouvantée de la semaine et de l'atelier qui va reprendre, après le dimanche de vin mousseux et de fugue, qu'elle comprend la mort de l'amant dans son suicide" (Acte III, scène 4, p.250). Elle ne tue Holopherne, en un moment de vertige où se révèle pleinement la parenté profonde de l'amour et de la mort, que dans la perspective d'un double suicide, dans lequel elle se réserve de subir une mort plus terrible que celle qu'elle infligeait. En d'autres termes, ses motivations sont indissolublement mélangées, la peur de la vie et de la trahison, la peur, une fois descendue des cimes qu'elle a atteintes, de recommencer à se mépriser, et aussi tout simplement l'amour. C'est cet amour en tout cas qu'elle crie à ses compatriotes qui, après avoir voulu la lyncher pour sa trahison, veulent ensuite la porter en triomphe pour ce qu'ils croient être un acte d'héroïsme : son geste n'est pas un hommage à un Dieu de haine, mais un défi qui lui est adressé. Il est une manifestation extrême et paradoxale d'amour de la vie : "Entre son peuple et Holopherne une juive a choisi l'amour, c'est-à-dire Holopherne..." (Acte III, scène 5, p.255). "Holopherne m'a détrompée, je lui serai fidèle. C'est à Dieu que je suis insensible..." (Acte III, scène 6, p.257).

Si le personnage d'Holopherne fonctionne dans la pièce en tant que facteur positif, son prétendu "double", Egon, est le symbole du crime et de la guerre inspiré surtout par le corps et ses mouvements. Son cynisme et son comportement audacieux sont proverbiaux :

‘"Tout grand aïeul crée autour de sa souche, pour la suite de ses héritiers, une zone d'inconscience, de saturation et d'irresponsabilité. Sur notre route, il n'y a guère eu que des noms illustres pour nous ouvrir clandestinement les poternes ou nous fournir en jeunes garçons. Si les descendants de Jacob ne peuvent pas être de bonnes maquerelles, à quoi bon Jacob?" (Acte II, scène 1. p.221). ’

Sarah, la prostituée, apparaît comme une sorte d'Egon féminin, pleine de haine et de méchanceté envers la pureté de Judith. Son esprit pervers se meut dans le champ négatif du crime et du mensonge. Une femme prête à tout. "Tu sais parler, et je t'ai dit qu'elle était vierge : c'est donc avant tout une bavarde. Tu es le plus capable de diriger la comédie, de tirer d'elle le maximum de terreur, de vanité satisfaite, de roucoulements nationaux..." (Acte II, scène 1, p. 323). On pourrait dire que Giraudoux s'adonne particulièrement à l'exploitation du motif de la prostitution dans Judith. Quel contraste alors, après le personnage hideux de Sarah, que celui d’une autre prostituée, Suzanne, louant l'innocence de Judith et voulant la remplacer quand son vrai calvaire commence. "Oh! Judith, en devenant femme, nous ne changeons pas seulement d'état, mais de sexe, mais de race. Je voudrais préserver ce miracle qu'est Judith jeune fille" (Acte I, scène 8, p.216). Il y a dans le mysticisme juif, qui d'une certaine manière est dans le vrai, puisque Dieu à la manière d'un inquisiteur est effectivement partout, que son regard ne laisse rien échapper et que sa lumière est impitoyable, quelque chose de malsain : en particulier un ressentiment contre la beauté et la vie, une propension à la jalousie et à l'intolérance, qui semble ici plutôt représentée comme d'origine "féminine". Contre la mesquinerie de Suzanne ou de Sarah, c'est Holopherne, l'athée viril, lucide, aimant la vie, qui, dans la tradition d'Hector, est le personnage positif.

Il y a une foule de personnages secondaires qui encombrent le réseau négatif des impératifs religieux et sociaux. On se réfère à Joachim le grand rabbin, à Joseph l'oncle de Judith et même aux domestiques qui transmettent l'opinion publique dans la pièce. Ils puisent leurs images dans la religion bien entendu, dans les notions de mort et de vie après la mort. Tous attendent avec impatience et détermination que la "sainte" Judith accomplisse sa mission. La pression autour de l'héroïne devient étouffante :

‘JOACHIM : "Le miracle n'est plus à venir, Joseph. Il est là. Le miracle est qu'au terme de son martyre cette ville, depuis deux mois aveugle et sourde, au seul nom de ta nièce, entend et voit. L’idée lui est venue de faire d'elle son chef. Tant mieux. Quand les plus terribles engrenages semblent vouloir se mordre pour toujours, seul un doigt d'enfant ou de femme peut se glisser entre eux et stopper la machine, le doigt de David, le doigt de Jahel, le doigt de Judith..." (Acte I, scène 2, p.197).’

Jean, le fiancé de Judith, pourrait se définir comme un caractère plus complexe. À travers ses images, tantôt dans l'ensemble métaphorique positif de l'amour et de la dignité de l'homme tantôt dans l'ensemble négatif des impératifs religieux et sociaux et de la guerre, on discerne son attitude divisée entre sa passion pour Judith et les nécessités en faveur de la ville. Son univers métaphorique tourne surtout autour de la guerre et du visage. "Judith! Judith! Ce nom, qui a toujours désigné chez nous la fleur, le secret à son terme, tant de velours, tant de tendresse, écoute-les le marteler, l'aboyer, en faire pour l'éternité un appel de dureté, de stérilité..." (Acte I, scène 1, p.195). Si le Dieu de Judith était présenté auparavant dans la pièce comme un destin qui veut contraindre Judith au mensonge, il reprend à la fin (Acte III, scène 7) son rôle et sa dignité et redevient la vérité de l'univers, lorsque le Garde se lève et qu'un ange parle par sa bouche. Ses images se révèlent dans le réseau négatif des impératifs religieux, sociaux et du crime et elles paraissent particulièrement influencées par le règne animal. "Tu penses que Dieu parle aux hommes, pour les voir écouter sa voix, comme le chien la voix de son maître, d'une tête stupidement inclinée au-dessus d'un corps idiot. Mais ceux qu'il a choisis, Dieu entend les oindre de l'orteil à la tempe, et tous il nous chargea cette nuit de te prendre entière dans son silence..." (Acte II, scène 7, p.260). Cette scène affirme la dualité irrémédiable que Giraudoux découvre maintenant entre le monde humain et le monde suprahumain. L'aventure de Judith avait deux versions : la légende officielle qui voulait qu'elle tue par haine, et dont l'accomplissement formel représente la victoire dérisoire d'un Dieu faux, et par ailleurs la vérité humaine qui fait que Judith ait tué par amour. Le drame de Judith réside dans le conflit entre ce mensonge qu'on lui impose et sa propre vérité. Le rôle de l'ange est de montrer que ces deux interprétations peuvent coexister. Surtout, on n'échappe pas si facilement au Dieu de la Bible. Une intervention surnaturelle - celle d'un garde à l'allure anodine, qui se révèle être un messager du ciel - va faire comprendre à Judith que tout dans son aventure a été voulu d'en haut : elle a été manipulée depuis le départ, conduite où l'on voulait qu'elle aille. Une force divine lui a fait lever sans raison véritable son poignard sur Holopherne et quant à ce qu'elle a cru faire de positif, il est déjà annulé : Dieu lui a déjà, malgré elle, rendu sa virginité. Judith va donc finalement accepter de se soumettre aux volontés de Jéhovah. Elle va se résigner paradoxalement, et contre sa véritable nature, à jouer le rôle qu'exigent d'elle les Juifs : celui d'une chaste héroïne nationale, vivant à la synagogue où elle jugera les infractions aux mœurs et veillera à leur stricte répression. Mais la victoire de l'Éternel n'est guère convaincante, c'est une victoire par la force,- comme celle de Jupiter abusant d'Alcmène -, non par le droit. Même relativisée, ridiculisée dans sa prétention à la suffisance, la plénitude charnelle de l'homme découvrant l'amour - alors que Dieu, répétons-le, veut que Judith soit l'incarnation de la haine- garde une sorte de grandeur incorruptible. Judith avoue la révélation humaine et la découverte de l'amour qu'elle a faites pendant sa nuit et grâce à cette nouvelle force, elle continue à protester, car la liberté humaine se défend en elle ; elle acceptera pourtant de se plier à un ordre conventionnel qui lui est dicté par l'intervention du surnaturel lui-même. Ainsi Judith, elle aussi, admet un ordre universel, mais hait les images fausses et hypocrites que les hommes s'en font. Le Jéhovah de Judith est double en somme : d'une part, le Jéhovah populaire, celui des faux prophètes, des prêtres et du peuple, l'image humaine de Dieu, génératrice d'hypocrisie ; d'autre part, celui qui parle à l'Acte III et qui est l'Innommé, l'ordre universel.

En somme, le réseau positif comporte trois champs sémantiques dont les deux premiers (l'amour et la dignité de l'homme) sont dominés par des personnages masculins comme Holopherne, Jean et Joseph, avec une petite contribution de la part de Judith et de Suzanne. Par contre, le champ de l'acceptation de la condition humaine est occupée exclusivement de la présence de l'héroïne, Judith. D'autre part, le réseau négatif est beaucoup plus long et varié. Toutes les contraintes pèsent sur notre corpus tels que le crime et la guerre, tandis que les schémas des impératifs sociaux et religieux sont les plus étendus, de même que ceux où Judith joue le rôle du défenseur acharné, soutenue surtout par le Garde qui incarne la volonté céleste, par Joseph et par des personnages sans grande importance comme un domestique, Otta.

Judith se manifeste dans tous les champs négatifs. Toutefois ce qui est remarquable c'est que le champ qui réunit la plupart des personnages est celui des impératifs sociaux (6 personnages) et non des impératifs religieux (5 personnages). Il est certain que Giraudoux, proche à cet égard de Nietzsche, n'éprouve qu'une attirance limitée pour la tradition judéo-chrétienne ; il aime le surnaturel païen, à la fois parce que celui-ci fait place à des valeurs comme la beauté et la grâce, et parce qu'en lui les limitations du divin apparaissent évidentes, au point qu'il soit manifeste que les dieux ont en fait besoin de l'homme. En revanche, la prétention monothéiste à penser un Dieu infini et parfait rend impossible la complémentarité de la nature et de la culture, du vide et du plein. Humilié par une divinité qui récupère jusqu'à ses révoltes, et qui pourtant refuse de faire un signe dans les moments d'angoisse et de désarroi comme le montre la solitude de Judith se dévêtant tout en parlant à une servante sourde et muette, l’homme n'a plus qu'à s'incliner devant plus grand que lui mais la victoire divine manque alors de vraie noblesse. Il n'en reste pas moins que la position de Giraudoux reste empreinte d'une certaine indécision. Tantôt il tend, comme dans ses pièces les plus sereines, à montrer que le surnaturel sous-tend et poétise la vie humaine la plus routinière. Tantôt il insiste sur la nécessité de refuser la tentation de chercher à dépasser la condition humaine : tout rapport direct avec les dieux lui paraît alors à proscrire. Et l'on sent même se dessiner chez lui le projet d'une rébellion radicale et prométhéenne : l'idée que l'homme doit se révolter contre ces dieux trop dominateurs et trop envahissants. C'est cette révolte qui est évoquée dans Judith, en un sens la plus sartrienne des pièces de Giraudoux. Déjà on sentait s'exprimer dans Amphitryon 38 l'exaltation de la finitude, le mépris de la vulgarité d'âme qui est le prix à payer pour l'omnipotence et pour l'immortalité. Ils se transforment ici en défi explicite et blasphématoire : la mission cosmique de l'être humain paraît être de rompre avec le cosmos, d'inventer un monde sans dieux. L'audace avec laquelle est conduite cette attaque contre unedivinité, qui est ici celle de la tradition judéo-chrétienne, explique peut-être d'ailleurs pour une bonne part, avec la gravité tragique d'une pièce que ne semble éclairer aucun sourire, l'accueil très froid qui lui a été réservé par le public en 1932.