Intermezzo (1933)

Avec Intermezzo Giraudoux semble se trouver à l'aise, atmosphère poétique, sujet inventé, de pure fantaisie et le décor préféré de l'auteur, sa petite ville et sa campagne du Limousin. Les champs sémantiques de l'amour, de l'acceptation de la condition humaine et de la dignité de l'homme qui régissent la pièce fortifient ce sentiment idyllique d'harmonie mais la portée de l'auteur ne s'arrête pas ici. Les systèmes métaphoriques négatifs opposent les impératifs sociaux, le crime et l'irréel. Notre œuvre lyrique ne semble pas tellement innocente. Tout était en ordre dans ce petit monde où Isabelle pratiquait les vertus d'une sage et charmante institutrice, bien notée de ses supérieurs, et estimée de ses concitoyens jusqu'au jour où est venu le Spectre, et alors tout a changé. Pour rendre au monde son éclat originel, il faut bien sûr substituer le lyrique au réel, le rêve à l'action ; tout autour d'Isabelle est devenu sincérité, pureté et joie, mais l'ordre moral et l'ordre social reposaient sur d'aimables fictions et d'utiles mensonges que voici en déroute. L'intervention du Spectre constituait un véritable péril pour la petite société et ses membres modérés. Ainsi, Isabelle se trouve ancrée dans le réseau négatif de l'irréel. Cela occupe ses pensées totalement, excepté une toute petite contribution au champ des impératifs sociaux. La nature de ses images est diverse : la vie écolière, le corps, les objets quotidiens, les sciences, la nature, la religion et la mort. Mort ou rêve, l'élément surnaturel semble être particulièrement attrayant pour elle.

‘"Je sens très bien au contraire que ce qui me plaira dans la mort, c'est la paresse de la mort, c'est cette fluidité un peu dense et engourdie de la mort, qui fait qu'en somme, il n'y a pas de morts, mais uniquement des noyés... Ce que je peux faire pour la mort, je ne peux l'accomplir que dans cette vie... Écoutez-moi... Depuis mon enfance, je rêve d'une grande entreprise... C'est ce rêve qui me rend digne de votre visite... Dites-moi : il n'y a donc pas encore eu de mort de génie, de mort qui rende la foule des morts consciente de sa force, de sa réalité, un empereur, un messie des morts? Ne croyez-vous pas que tout serait merveilleusement changé, pour vous et pour nous, s'il surgissait un jeune mort, une jeune morte,- ou un couple ce serait si beau, - qui leur fasse aimer leur état et comprendre qu'ils sont immortels" (Acte I, scène 7, p.296). ’

Néanmoins, ce qui est important dans cette pièce ce n'est pas les métaphores elles-mêmes mais le vocabulaire employé, le choix des champs sémantiques. L'exemple d'Isabelle est un des plus révélateurs mais cela concerne également d'autres personnages de l'œuvre. Isolons quelques mots-clés dans le passage mentionné ci-dessus : paresse de la mort, fluidité dense et engourdie, des noyés, rêve, un empereur, un messie des morts... Ils nous rendent compte des caractéristiques du personnage d'Isabelle qui, en tant que jeune fille, est tout particulièrement attirée par le projet d'entrer en contact avec les morts. C'est ce qui la conduit à tenter d'apprivoiser un spectre qu'elle a cru attirer vers elle, et à essayer d'obtenir de lui qu'il entraîne dans ses voyages toutes ces âmes défuntes qui peuplent l'au-delà. Que cherche-t-elle ainsi? Sans doute à assouvir sa curiosité, à connaître le mot ultime et à percer le mystère des mystères. Mais, plus fondamentalement, elle essaie, en brisant certaines barrières, d'établir entre le domaine de la vie et celui de la mort une communication mutuellement enrichissante. D'une part, elle espère réanimer les morts, leur rendre le sentiment de la richesse de l'existence, les arracher à ce vide, à cet ennui qui, dans toutes les mythologies, les ronge et les réduit à n'être que des ombres amorphes, privées peut-être même paradoxalement du privilège de l'immortalité. En retour, elle attend un enrichissement de la vie humaine, la branchant également sur le visible et sur l'invisible, introduisant pour l'éclairer un deuxième soleil, plus sombre mais dont elle déclare qu'il n'est pas "pour elle le moins tiède ni le moins nécessaire". Cette tentative -"aimer à la fois la vie et la mort"- est cependant, dans son ambition même, extrêmement dangereuse, et pour des raisons évidentes. La première, c'est qu'on ne peut nier totalement par volonté poétique, la réalité que nous dévoile la pensée rationnelle. A refuser de la reconnaître, on ne supprime pas sa dépendance à son égard, on l'aggrave.

Même s'il est dommage que "les yeux myopes seuls voient clair" (Acte II, scène 7, p.319), il faut se rendre à l'évidence : l'Inspecteur, en ce sens, a bien raison, et le spectre n'est autre qu'un assassin qui mystifie une jeune fille particulièrement naïve. Le Spectre arrive dans la vie banale et quotidienne comme le porteur des voix profondes et étouffées ; il fait entendre l'appel d'un bonheur qui n'est pas celui de la raison et des lois, de l'administration et de la science, mais de l'imagination et du cœur. Davantage : il vient du royaume de l'au-delà ; il rappelle que la vie est enveloppée d'un grand secret ténébreux ; il voudrait par l'amour d'Isabelle, revenir à la vie, triompher de la grande épreuve de la mort, ou l'y transporter comme dans le ciel d'une pureté plus parfaite encore que le rêve. Sa présence domine le schéma négatif de l'irréel en tant que son symbole le plus expressif, mais il apparaît également dans le réseau positif de l'acceptation de la condition humaine. Sa clairvoyance est caractéristique de sa substance d'esprit et on remarque que son imaginaire aime spécialement les effets lumineux (clair-obscur), les animaux et les objets familiers.

‘"Adieu, Isabelle. Ton contrôleur a raison. Ce qu'aiment les hommes, ce que tu aimes, ce n'est pas connaître, ce n'est pas savoir, c'est osciller entre deux vérités ou deux mensonges, entre Gap et Bressuire. Je te laisse sur l'escarpolette où la main de ton fiancé te balancera pour le plaisir de ses yeux entre tes deux idées de la mort, entre l'enfer d'ombres muettes et l'enfer bruissant, entre la poix et le néant. Je ne te dirai plus rien. Et même pas le nom de la fleur charmante et commune qui pique notre gazon, dont le parfum m'a reçu aux portes de la mort et dont je soufflerai le nom dans quinze ans aux oreilles de tes filles. Prends-la dans ce piège à loups que sont tes bras et que plus jamais elle n'en échappe". (Acte III, scène 4, p.337). ’

Alors, si telle est la condition humaine, mêlée de bien et de mal, de lumière et d'ombre, d'évidences et de mystères, comment la subir et répondre honnêtement à la question du destin?

Giraudoux imagine deux réponses. L'une est aride et stérile, c'est celle de l'Inspecteur : foi naïve et orgueilleuse dans les constructions de la raison, dont les deux plus typiques sont celles de la science qui culmine dans les statistiques, et celle de la sagesse administrative qui étouffe le rêve sous un positivisme étroit et triste. La pièce repose sur l'existence de ce personnage repoussoir : l'Inspecteur primaire, exemplaire représentant de l'idéal laïque de la Troisième République, dont il exprime par des discours emphatiques le dogmatisme rationaliste. Son programme, il l'énonce dans une superbe tirade : il s'agit de pousser à son terme la volonté d'extirper les superstitions qui dégradent l'Humanité, de faire triompher la science et la technique, d'instaurer cette "Clarté obligatoire, qui nettoiera la terre du rêve et de l’inconscient, rendra les mers transparentes jusqu'au fond des Kouriles, la parole des filles enfin sensée, et la nuit semblable au soleil" (Acte III, scène 1, p.325). L'Inspecteur présente ses idées dans les schémas des impératifs sociaux, du crime et d'irréel. Conformément à sa loyauté face aux achèvements humains, son imaginaire est influencé par les constructions et les inventions humaines, le commerce et l'histoire.

‘"Et l'Instruction obligatoire isole son âme, et chaque fois que l'Humanité se délivre d'une de ses peaux spirituelles, elle lui accorde, en prime, une découverte absolument correspondante. L'Humanité a cessé au dix-huitième siècle de croire aux feux et aux souffres de l'Enfer, et dans les dix ans elle a découvert la vapeur et le gaz... .... Elle a cessé de croire aux esprits, et elle a inventé, la décade suivante, l'électricité... ... À la parole divine, et elle a inventé la télé..." (Acte III, scène 1, p.325). ’

En rationalisant ainsi, et sa connaissance du monde par l'instruction, et sa vie sociale par l'administration, l'Homme doit tendre à "s'isoler de cette tourbe qu'est le cosmos" : la nature, à l'intérieur et à l'extérieur de lui, est ce qu'il lui faut vaincre et dominer. Inerte et vide de sens, elle n'a d'ailleurs d'autre finalité que de lui permettre d'en devenir selon la célèbre formule cartésienne, "maître et seigneur". En pratique, on trouve l'illustration la plus claire de cet idéal de raidissement humaniste qui fourvoie une rationalité - évidemment riche par elle-même de mérites positifs -, dans une certaine conception de l'enseignement. L'Inspecteur a pour mission de veiller à ce que l'école soit carcérale (il ne faut pas sortir de la classe), punitive et élitiste (il faut noter, classer, sanctionner), uniformisante ("j'entends que l'ensemble des élèves montre au maître le même visage sévère et uniforme qu'un jeu de dominos") (Acte I, scène 6, p.325), triste ("vous aurez des vêtements noirs. Le noir est dans notre beau pays la couleur de la jeunesse"), et bien sûr positiviste et théorique refusant à la fois tout rapport avec la nature et avec la vie, et tout ancrage dans leur dynamisme. Comment apparaît alors l'existence si on le regarde avec les yeux du rationaliste dogmatique? Triste et laide. L'Inspecteur le constate lui-même : la vie n'est pas faite pour le bonheur ; elle est "une aventure lamentable", une accumulation de souffrances et de vexations auxquelles n'existent que des "compensations, la pêche à la ligne, l'amour et le gâtisme". L'âge du scientisme ne peut de fait engendrer d'autres conceptions de l'existence que celle, morne et désespérée, de Flaubert ou de Maupassant. Nulle beauté ne vient l'égayer. D'ailleurs l'Inspecteur, défenseur de la raison contre la nature, ne cache pas sa misogynie, et traite les femmes de "fourmis" bavardes et cruelles (Acte I, scène 5, p.284). C’est un fait, semble reconnaître pour sa part Giraudoux, que si on le regarde avec des yeux froids et objectifs, l'ordre ordinaire du monde, celui qui règne tant du moins que les spectres ne viennent pas y semer la perturbation, se laisse caractériser par des traits uniquement négatifs. Injustice et souffrance d'abord : le million de la loterie va toujours au milliardaire, la mort frappe les plus jeunes, et épargne les plus vieux et les plus désagréables. Insincérité ensuite : on ment, on cache ce qu'on sent, on dénigre et on calomnie. Culpabilisation de l'existence par un moralisme hypocrite enfin : la beauté, la force, la vitalité sont suspectes, la laideur, la faiblesse, la médiocrité sont des vertus.

Plus aimable et plus sage est la réponse du Contrôleur des poids et des mesures. Il appartient lui aussi à l'administration, sa fonction apparaît plus desséchante, mais il y sauve la fantaisie, les droits de l'imagination et du cœur. Dans son métier de routine et d'exactitude, il a réservé la marge de l'imprévu et du sentiment ; mais il se garde bien de céder au périlleux appel du Spectre : c'est dans la réalité de l'existence, non pas au-delà, c'est dans les limites de sa condition et non pas dans une présomptueuse révolte qu'il cherche son bonheur. Il gagne contre l'Inspecteur, parce qu'à la naïveté de l'intelligence, qui est un grand vice et qui rétrécit la vie, il oppose la naïveté du cœur, qui rend la vie supportable et féconde. Et il gagne contre le Spectre, parce qu'il sait que "les morts exigent seulement d'être rejoints après une vie consciencieuse". Isabelle, en lui donnant sa main, renonce à la démesure du rêve mais non à la poésie ni à la tendresse. Le Contrôleur s'avère donc un agent particulièrement positif se manifestant dans le réseau de l'amour et de l'acceptation de la condition humaine, mais il est conscient aussi des impératifs sociaux et des dangers que l'irréel entraîne. Ses images sont savantes mais pleine de sensibilité et d'amour.

‘"Si les fourmis qui marchent dans les prairies ressemblent à la Victoire de Samothrace avec sa tête, à la Vénus de Milo avec ses bras, si le sang de la grenade colore leurs pommettes, celui de la framboise leur sourire, alors oui, Monsieur l'Inspecteur, et seulement dans ces cas, Isabelle ressemble à une fourmi". (Acte I, scène 5, p.285-286). ’

Pour le Contrôleur des poids et des mesures, la laideur humaine n'est que la conséquence du point de vue humaniste, elle disparaît avec ce point de vue. Ce qui est au premier regard banalité et médiocrité peut se découvrir imprévu, étrangeté, fantaisie. Pour celui qui est vraiment poète, le prosaïque aussi est poétique. Pas de métier par exemple plus riche en nouveauté et en lyrisme que celui de fonctionnaire, comme nous l'explique le Contrôleur, dans sa délicieuse demande en mariage. Ce qui apparaît lorsqu'on examine les êtres et les choses sous l'angle de leur place dans l'ordre de l'univers, c'est l'originalité du rôle de l'Homme : son évidente imperfection apparaît alors non comme un manque, mais comme un dépassement de la perfection naturelle. Autant, si l'on part avec l'humanisme d'une nature vide et inerte, l'ordre humain apparaît absurde et dérisoire, autant, si l'on admet avec la poésie une vie de la nature, une beauté et une pureté du non-humain, les lacunes et les manques humains semblent les signes d'une perfection supérieure.

En outre, le personnage du Droguiste, se révèle intéressant puisqu'il a une part active dans presque tous les schémas positifs et négatifs : d'une part ceux de l'amour et l'acceptation de la condition humaine et d'autre part, ceux des impératifs sociaux et l'irréel. Le Droguiste fonctionne comme un arbitre, un intermédiaire entre les deux réseaux opposés. On réalise également que ses métaphores profitent de divers domaines de l'activité humaine tels que les sports, l'art dramatique et poétique, les jeux de hasard, la nature ainsi que les effets lumineux et sonores. Son apport est déterminant aux moments cruciaux et son ironie fine nous rappelle son créateur, Giraudoux. On pourrait le considérer comme le théoricien et le commentateur de la pièce.

‘"Connaissez-vous une aventure de spectre sans jeune fille? C'est justement qu'il n'est pas d'autre âge qui mène naturellement à la mort. Seules, les jeunes filles pensent à elle sans l'amoindrir ou sans l'amplifier. Seules, elles l'approchent, non en pensée et en théorie, mais physiquement, mais par leur robe ou par leur chair. Il y a des pas de vous qui mènent à la mort et que vous entremêlez dans vos danses mêmes. Il y a dans vos conversations les plus gaies des phrases du vocabulaire infernal. Un jour, en sa présence, le hasard vous fera dire le mot qui ouvrira pour lui la porte du souterrain, à moins que vous ne l'y ameniez par un de ces élans ou de ces abandons du genre de ceux qui conduisent les vivants à la pression ou à l'enthousiasme?" (Acte III, scène 2, p.327). ’

Une fois encore, on remarque que c'est surtout le vocabulaire utilisé qui nous conduit vers des constatations générales sur l'esprit giralducien dans Intermezzo : "elles l'approchent... par leur robe ou par leur chair, des pas, des phrases du vocabulaire infernal, le mot qui ouvrira la porte du souterrain..." (Acte III, scène 2, p.327).Les essences sont bien la seule réalité, mais loin de dissoudre l'individuel, elles ne se révèlent et n'existent que par lui. Ce qui veut dire qu'un être est d'autant plus chargé d'idéalité qu'il est plus concret et plus particularisé, et qu'en revanche il n'est pas de place dans l'univers giralducien, qui est un univers d'artiste, pour les abstractions sans valeur de la pensée conceptuelle. Ce qui reste cependant, c'est que pour l'auteur d'Intermezzo, la subjectivité est une illusion et qu'il y a bien chez lui un refus radical et légèrement anticipé de tout existentialisme. Privilégier les vécus subjectifs, c'est à ses yeux d'une part se vivre de façon prétentieuse comme le centre du monde, et d'autre part se condamner à une vision désespérée de l'existence. La véritable révélation n'est pas celle de notre solitude existentielle, que tout le monde au fond éprouve, mais bien celle de son caractère illusoire. Nous sommes en apparence des subjectivités perdues dans un monde silencieux, mais en profondeur des reflets d'essences idéales, à travers lesquels s'exprime la logique complexe de l'univers. Un tel essentialisme fait disparaître jusqu'à la notion d'événement tant il est vrai que la temporalité est à la source de la morosité humaniste. Il n'y a plus en effet que des rapports quasi logiques entre idéalités, rapports dont les événements singuliers sont seulement des expressions. Ainsi ne peut-on passer d'un moment à un autre sans respecter certaines transitions et d'une façon générale certaines lois esthétiques : c'est ce que disait à l'instant le droguiste. En sens inverse certains événements semblent s'attirer du fait de la convenance de leurs essences :

‘"Je n'imagine pas, dit par exemple le même droguiste, qu'une pareille atmosphère se soit amassée sur notre ville gratuitement. Chaque fois que la nature a pris, vis-à-vis d'une agglomération d'hommes, ce ton d'ironie, ce froncement comique et inquiétant du front de l'éléphant que le cornac énerve, il en est toujours résulté un événement mystérieux, naissance d'un prophète, crime rituel, découverte d'une nouvelle espèce animale. C'est dans un de ces instants que le premier cheval est apparu soudain devant la caverne de nos ancêtres" (Acte II, scène 1, p.300).’

Néanmoins une remarque s’impose : à peine l'imposteur a-t-il été tué qu'un spectre, vrai cette fois, fait son apparition, ce qui signifie que la destruction de la superstition n'élimine pas le problème du surnaturel, mais est la condition nécessaire pour qu'on puisse vraiment le poser. Au reste Giraudoux semble revendiquer la dualité fondamentale des vérités et des niveaux de réalité : Isabelle et l'Inspecteur, fait remarquer le droguiste, "se meuvent dans des réalités trop différentes pour que l'un puisse nuire à l'autre... Ils vivent dans deux registres complètement différents de la vie, où ce qui est spectre pour l'un est chair pour l'autre, et inversement" (Acte II, scène 5, p.315).

Enfin, le Maire de cette petite ville provinciale, partenaire de l'Inspecteur avec son esprit borné et son conformisme, fait de courtes apparitions dans le réseau négatif des impératifs sociaux, du crime et d'irréel, empruntant des scènes pittoresques prises dans la religion, la chasse et surtout la musique qui semble obséder cette pièce poétique. "Il s'agit bien des diapasons. Vous venez d'entendre, il s'agit de meurtre". (Acte II, scène 4, p.314). Si l'on admet donc que les êtres et les événements sont unis par des relations d'affinité secrètes, ou du moins qu'il est toujours possible (grâce par exemple à un diapason) de les harmoniser, une conclusion semble s'imposer : le tragique, qui paraît caractériser de prime abord le monde où nous vivons, n'est qu'une apparence. L'univers est en profondeur ordre et harmonie, ou plus exactement encore, conformément à une tradition qui remonte à Pythagore, musique. Tout n'y a de sens que par rapport à l'ensemble, et cet ensemble, malgré ou à cause des dissonances locales, est fondamentalement consonant. Les pièces ultérieures de Giraudoux, il est vrai, remettront en cause cet optimisme, mais dans Intermezzo, la confiance dans la musique cosmique reçoit son expression la moins équivoque : "Sur une note juste, l'Homme est plus en sécurité que sur un navire de haut bord" (Acte II, scène 5, p.316). En bref, on observe que le réseau positif de la pièce examinée regroupe l'éros, l'amour de la patrie et l'acceptation de la condition humaine. Les protagonistes de ces champs sémantiques ne sont que des hommes. L'amour est loué par le Contrôleur tandis que l'amour du pays l’est par le Droguiste et tous les deux réunissent leurs puissances pour prêcher l'acceptation de la condition humaine en ayant comme allié (qui pourrait l'imaginer) le Spectre lui-même.

Néanmoins, le réseau négatif concentre le plus d'intérêt en raison de sa pluralité de personnages de même que de sa longueur. Le crime ne joue qu'un rôle secondaire, représenté par l'Inspecteur et le Maire, mais les impératifs sociaux semblent influencer l'intrigue de façon décisive. Inutile de dire que le principal défenseur des obligations sociales s'avère l'Inspecteur. En tout cas, le champ d'irréel est celui qui est particulièrement vaste et significatif. Tous les héros masculins de la pièce accompagnent Isabelle dans sa quête du surnaturel. Les personnages les plus loquaces du point de vue des images sont le Contrôleur et le Droguiste qui participent à 4 champs métaphoriques sur 6 tandis que l'Inspecteur et le Maire développent leurs images conformistes 3 fois et uniquement dans le réseau négatif. Le Spectre ne fait son apparition dans notre corpus de métaphores que deux fois, de même qu'Isabelle. Le ressentiment triomphe, contre lequel, nietzschéen sans agressivité, Giraudoux tentera dans toute son œuvre de réhabiliter cet épanouissement de la vie dans son innocence primordiale qu'est la beauté, celle des objets naturels, et surtout celle des êtres humains, qu'il est essentiel de ne pas refuser de voir. Isabelle en fait l'éloge dans ses leçons, en souligne les bienfaits, la franchise de la coquetterie, et invite ses élèves à élire le plus bel homme de la ville. Force est cependant de constater que dans le monde humain tel que le rationalisme radical paraît le vouloir et le voir, c'est en fait la laideur seule qui règne, et que tout paraît la légitimer. Si l'on veut échapper à ce nihilisme morose, il n'est qu'une voie, celle de la poésie, celle qui consiste à voir dans les choses un peu plus que ce qu'elles ont l'air d'être, à établir entre elles des relations occultes et symboliques, à leur prêter la vie. Il faut supposer que les spectres existent, que la nature nous adresse des signes, il faut retrouver le sens du merveilleux et l'étonnement de l'enfant. Il faut surtout adopter à nouveau une attitude d'écoute et d'ouverture à ce qui n'est pas nous, et resituer l'Homme dans le cosmos complexe et organisé auquel il appartient et avec lequel il doit s'accorder. Cette intuition que l'univers est plus grand et plus riche que notre raison ne nous le montre, tout le monde l'éprouve à certains moments, et même l'Inspecteur qui reconnaît contradictoirement que "le spectre n'existe pas, et il est lâche, et il s'attaque à des enfants!". Car le monde, s'il est en un sens ce que nous pensons, et paraît sous cet angle s'expliquer entièrement à partir de causes naturelles, il est aussi ce que nous habitons et, en tant que tel, il est nécessairement doté du sens et de la profondeur sans lesquels nous ne pourrions pas vivre en lui. Face à l'Inspecteur donc, Giraudoux dessine une autre voie, celle d'Isabelle, celle de la jeune fille, l'être à ses yeux le moins pensant, le moins prosaïque, le plus gracieux et qui, sans même en être toujours conscient, est l’être le plus sensible, à ce qui dans la nature, est surnature. Son "programme" est, au lieu de s'enfermer dans le "ghetto humain", de chercher à en sortir. Le risque le plus grand n'est pourtant pas celui de la mystification. Plus redoutable en fait est le risque que la mort n'aspire de son côté le vivant audacieux qui aura cherché à entrer en contact avec elle. Le rejet du prosaïsme et de la banalité, l'exigence d'une existence plus intense, plus totale, plus poétique, risquent ainsi de conduire à l'autodestruction. Qu'il s'agisse de Tristan et Yseult, de Werther, ou sous une forme moins directe, de Rimbaud, les grands Romantiques tendent toujours à identifier l'absolu au néant. Dans le cas précis d'Isabelle, il s'en faut en tout cas de très peu que ses rapports avec l'au-delà ne se terminent par la mort : l'étreinte du spectre la laisse inanimée, et il faut l'effort de tous ses amis pour triompher des tendances suicidaires qui l'ont un moment assaillie. Mais quelle raison opposer à celui qui jugerait la vie humaine trop médiocre pour être vécue? Il y en a pourtant une : c'est que la prétendue médiocrité de notre vie disparaît dès qu'on se place dans une logique cosmique, du point de vue de l'univers entier. Pour s'en apercevoir, il faut d'abord réaliser une conversion du regard et comprendre qu'une vision poétique nous oblige à rompre avec les apparences, pour revenir à une métaphysique proche de la métaphysique des Grecs. Le monde est en fait un cosmos régi par un ordre secret, et soumis à des principes qui assurent son équilibre et son harmonie. C'est Arthur par exemple qui, si l'on en croit Isabelle, introduit dans l'existence la surprise et l'humour, c'est l'Ensemblier qui est responsable des malheurs nécessaires à la cohésion globale du monde. Il faut de plus poser que dans un tel cosmos, chaque être correspond à une essence éternelle dont il n'est que l'incarnation. Au-delà de la diversité des individus, de l'unicité des aventures et des expériences, la seule réalité est celle des essences stables et de leurs rapports intemporels. Le droguiste par exemple a compris que plus qu'une personne il était une fonction.

‘"A mon âge, mademoiselle, chacun se rend compte du personnage que le destin a entendu lui faire jouer sur la scène de la vie. Moi il m'utilise pour les transitions. ... Je sens que ma présence sert toujours d'écluse entre deux instants qui ne sont pas au même niveau, de tampon entre deux épisodes qui se heurtent, entre le bonheur et le malheur, le précis et le trouble, ou inversement". (Acte I, scène 7, p.293). ’

Isabelle pour sa part est définie quelque part comme "la clef destinée à rendre compréhensible chaque être, chaque objet". Au minimum, chaque personnage semble toujours dans Giraudoux incarner un archétype humain : les demoiselles Mangebois sont les commères du village, Mme Lambert est la beauté de province, le Contrôleur le fonctionnaire idéal, etc. Ces derniers exemples pourraient suggérer que la métaphysique de Giraudoux n'est, comme l'a soutenu Sartre, qu'un aristotélisme, dévalorisant l'individuel au profit des types généraux. Cependant même la laideur le plus indiscutable, celle qu'incarnent les commérages malveillants des demoiselles Mangebois ou les sentencieuses fadaises de l'Inspecteur, peut participer comme malgré elle à la poésie du monde : toutes les voix sont de fait nécessaires dans la polyphonie du chœur final, qui ramène Isabelle à la vie en reproduisant autour d'elle les bruits du monde quotidien. La dissonance humaine est la forme suprême de la musicalité. Concrètement, cela veut dire que certaines limitations apparentes sont voulues, et sont l'expression d'une plénitude secrète : "La grandeur de la vie humaine est d'être brève et pleine entre deux abîmes. Son miracle est d'être colorée, saine, ferme entre des infinis et des vides". En d'autres termes la lourdeur de l'esprit humain est une vertu, et son ignorance est volontaire "Je ne suis pas pour connaître les secrets", déclare le Contrôleur, qui est une sorte de symétrique positif de l'Inspecteur, luttant avec la même énergie contre les spectres, mais pour d'autres raisons "Un secret inexpliqué tient souvent en vous une place plus noble et plus aérée que son explication. Nous nous dirigeons avec sûreté dans la vie en vertu de nos ignorances et non de nos révélations". (Acte III, scène 4, p.334-335).

S'il est vrai qu'Intermezzo contient, virtuellement d’abord, une contestation virulente de l'ordre social et moral, un appel à la révolte, à l'intensification de la vie, ce n'est qu'un premier temps qui dure jusqu'au moment où l'identité de la vraie vie et de la mort, de l'absolu et du néant, est clairement établie. La seule solution valable qui apparaît alors c'est de voir la poésie dans la prose, l'en-deçà comme la réalisation de l'au-delà, d'accepter de vivre, de changer, de se limiter, de vieillir, de mourir aussi, en une acceptation de la mort qui fait corps avec celle de la vie. Le Contrôleur se réjouit d'avoir un jour "droit à la mort", parce qu'il aura été un vivant "consciencieux". Isabelle va donc accepter d'épouser le Contrôleur, de renoncer au spectre : les bruits de la vie quotidienne, le bavardage du bourg vont la ramener à la vie, lui permettre de passer de l'état de jeune fille à celui de femme mariée ; le merveilleux, l'insolite, la fantaisie vont disparaître de la ville, l'ordre va être restauré. En un sens, c'est la prose qui triomphe, et la fin de l'histoire est sous un certain angle cruelle. Mais s'il est nécessaire que le mystère disparaisse, que l'ombre se dissipe, c'est parce que, pour Giraudoux, la poésie se trouve maintenant au sein même de la prose, parce que la lumière recèle maintenant toutes les richesses de la nuit. Intermezzo propose une exposition en état d'ouverture permanente, d'instabilité et de clignotement qui définissent la situation et les rapports des personnages. Il n'est pas question d'état mais d'une évolution traduisant la mue d'Isabelle du rêve à la réalité, de l'adolescence à l'âge adulte. Intermezzo c'est l'entre-deux, la transition.

A part cette constatation psychologique, il y a également un aspect philosophique. Le problème que soulèvent, avec une absence totale de lourdeur, les arabesques et les traits d'humour de Giraudoux, est en un sens le problème fondamental : celui de la valeur et des limites du rationalisme, de la possibilité de dépasser ce rationalisme par une approche poétique de l'univers, celui de l'existence ou de l'absence d'un ordre suprahumain dans le cosmos.