Tessa (1934)

De cette pièce tirée d'un roman anglais,Giraudoux semble créer une atmosphère de détente rêveuse et de poésie mais avant tout, lorsqu'on étudie les champs sémantiques de l'œuvre, on se rend compte qu'il s'agit d'un débat entre le réseau métaphorique positif de la vérité de l'art, qu’il soit beauté ou harmonie ainsi que de l'amour réel qui constitue aussi une vérité, et le réseau négatif des impératifs sociaux qui censurent et emprisonnent toute vérité, artistique ou naturelle. Le duo central de l'intrigue se base sur le personnage bohème de Lewis Dodd, élève du musicien Sanger, et celui de sa petite fille exaltée et romantique, Tessa. On remarque que les images de Lewis montrent l'amour et la vérité de l'art mais se heurtent aux impératifs sociaux. Sa fantaisie exploite la flore et la faune, le corps et les objets familiers ainsi que les célébrités, la féerie et en particulier, l'espace merveilleux du cirque. "Ma musique sent toujours le cirque d'ailleurs, prétendait Sanger. C'est la liberté en rond, mais c'est quand même la liberté" (Acte I, tableau II, scène 13, p.396). Comme un artiste passionné de son art et de la recherche sans bornes de l'absolu, il ressent les convenances de la société mondaine comme un poids insupportable qui limite sa création :

‘"Les tasses mènent directement aux maisons. Les maisons ont été créées spécialement pour qu'on y loge des tasses. Si tu as une première tasse, tu vas avoir une douzaine de couteaux, un frigidaire et une pendule. C’est ton premier pas vers la servitude, il n'y a que le premier pas qui coûte!" (Acte II, tableau IV, scène 3, p.428).’

Tessa, la charmante, l'enfantine, la fidèle présence de l'amour dans l'œuvre, malgré son jeune âge et son éducation sans règles, essaie de s'adapter aux conformités que la société impose. De même que Lewis, elle partage avec lui le réseau métaphorique positif de l'amour et de la vérité artistique ainsi que le réseau négatif des impératifs sociaux. Ses métaphores utilisent toutes sortes d'animaux, aquatiques ou autres, la nourriture et les objets, mais elles ne s'épuisent pas jusqu'à ce point et elles profitent également du cosmos avec les corps célestes, les mathématiques et l'art lui-même. Dès le début, nous savons que Tessa aime, sans limites, sans détour, de toutes les forces d'un grand cœur de fillette, Lewis Dodd. Évoquant une étoile, elle ajoute :

‘"Jamais je n'y avais pensé auparavant. Mais quand on y a pensé il n'y a plus moyen de faire autrement. Comme on la sent tourner et tourner dans l'espace. Et elle scintille. Et elle fait la belle... Tu te sens glisser aussi un peu maintenant, n'est-ce pas? Tiens-moi bien... L'agréable, c'est que nous sommes tous deux seuls sur elle... Seuls vivants. Seuls réels... Nous n'allons pas l'être longtemps, mais nous le sommes... Rien derrière nous. Rien devant nous. Oh, Lewis! Quel est le moyen de faire qu'une petite seconde devienne Toujours?" (Acte III, tableau VI, scène 4, p.463). ’

Ce duo épris et ardent de Lewis et Tessa évolue en triangle après l'apparition de Florence, la cousine riche de Sanger venue de l'Angleterre. Cette femme conformiste, qui ne comprend ni les réalités de l'amour ni celles de l'art pur, devient l'épouse de Lewis et le conflit entre elle et la petite Tessa, qui aime et souffre comme une femme, est inévitable. L'écrivain munit Florence de très peu d'images significatives. Elle ne figure pas dans la pièce en tant que femme amoureuse et intellectuelle mais en symbole cruel et froid de la convention sociale.

‘"Il n'y a qu'un art, qui est l'art de vivre. Si ta musique ne contribue pas à rendre la vie digne, et digne d'être vécue, tant pis pour elle... Voilà ma théorie" (Acte II, tableau III, scène 1, p.405). ’

Autour du couple épris et ardent de Tessa et de Lewis , il y a deux camps qui s'affrontent : les personnages conformistes et les personnages libéraux. Dans le réseau des métaphores négatives tirées des impératifs sociaux, à part Florence, coexistent ses amis mondains tels que Sir Bartlemy et Mrs Gregory, la sœur de Lewis. Tous les deux sont dotés d'une sorte d'hypocrisie culturelle envers l'art et les mœurs :

‘SIR BARTLEMY : "Quelle musique faut-il à l'Angleterre? C'est le problème que vous résoudrez facilement dans ce charmant logis. La musique anglaise doit être comme le sol anglais, comme cette terre toujours verte, qu'un gazon dru, des haies touffues rendent si parfaitement accueillante à tous..." (Acte II, tableau III, scène 5, p.419). D'autre part, seul le réseau positif de la vérité dans l'art, compte pour Dawson : "C'est du moins une preuve d'enfance. L'art n'a rien à voir avec la vieillesse..." (Acte II, tableau III, scène 4, p.416). ’

En somme, le réseau positif fonctionne sur deux niveaux : l'amour et la vérité de l'art. On pourrait dire que, malgré l'abondance des personnages dont la pièce dispose, les champs métaphoriques positifs restent ancrés dans deux ou trois personnages. Il s'agit de Lewis et Tessa pour l'amour et de Dawson, Lewis et Tessa concernant la vérité de l'art. A l'inverse, le réseau négatif présente exclusivement les impératifs sociaux qui constituent un seul mais très puissant facteur d'opposition. On voit que les interprètes de cet désaccord sont surtout Sir Bartlemy, Florence et Mrs Gregory, c'est-à-dire tous les éléments conservateurs de l'intrigue mais également Lewis et Tessa eux-mêmes. Bien entendu, les protagonistes qui dominent la pièce sont Tessa et Lewis qui prennent part à tous les champs d'images, positifs ou négatifs. Seul Dawson n’apparaît que dans le champ positif de la vérité de l'art. Il est étonnant que les nombreux personnages de Tessa n’apportent rien au corpus des métaphores.

Ainsi, à l'issue d'un concert, sous les éclats d'un triomphe qu'il supporte avec impatience, Lewis brise-t-il les chaînes, attaque les mœurs et enlève Tessa. Peu après, déjà dégrisé, il bougonne, veut repartir et l'amour meurt doucement, d'une façon brève et inattendue, dédaignant les adieux et les longs discours, lorsque le cœur de Tessa la dévouée s’arrête d’avoir trop battu dans une poitrine trop fragile. Elle meurt comme doit mourir une fille de Sanger, n'importe où, n'importe comment, entre un homme qui demain l'oubliera et une matrone qui a quitté un moment ses fourneaux. Mais si l'amour a accompli sa mission libératrice et s'éteint, qu'est-ce qu'il reste? La flamme de la vérité de l'artiste authentique qui se redresse résolument vers sa marche prédéterminée...