La guerre de Troie n'aura pas lieu (1935)

Ce n'est pas la déclaration d'une guerre que nous raconte Giraudoux, non pas même celle de la Seconde Guerre Mondiale qui menace en cette belle année de 1935, ni même celle de la Première qui a marqué si profondément l'auteur, mais c'est la guerre elle-même. Ce sont les mécanismes de la Guerre, ainsi que les ont vécus les hommes de toute éternité, qui sont représentés sur scène. Car, en choisissant le thème si célèbre de la Guerre de Troie, Giraudoux sait que les spectateurs connaissent l'issue de la pièce : la guerre aura bien lieu. Dans la pièce s’affrontent deux partis : les bellicistes et les pacifistes. De même, elle est partagée en deux réseaux. Le réseau positif comporte l'amour, la paix, la vérité qui constitue soit la beauté soit la réalité inévitable, l'acceptation de la condition humaine et la dignité de l'homme. Le réseau négatif implique tout d'abord le fantôme de la guerre, les impératifs religieux personnifiant le Destin et l'adultère. Le mythe de la guerre de Troie est l'occasion pour Giraudoux d'une réflexion sur un destin qui a emprunté les traits d'Hélène. Cause de la guerre de Troie, sœur des Dioscures fils de Zeus, elle incarne dans l'Iliade la divine beauté mais se sent aussi victime du marché conclu par Pâris avec la déesse Aphrodite. Giraudoux la présente comme étrangère aux autres et à elle-même, à la fois présente et absente, elle va et vient à travers le drame, aimable et terrifiante, "ne refusant jamais rien et ne consentant pas davantage", représentation de la fatalité, image à la fois forte et faible du destin. Les métaphores qui la concernent se trouvent dans les schémas négatifs de l'adultère et des impératifs religieux en tant que symboles de la beauté arrogante et sans pitié qui accepte ses instincts sans scrupules, sans pudeur et s'exprime à l'aide d'images des objets quotidiens, de l'univers et de la destinée humaine, des oiseaux et des jeux de hasard : "Je n'aime pas beaucoup connaître les sentiments des autres. Rien ne gêne comme cela. C'est comme au jeu quand on voit dans le jeu de l'adversaire. On est sûr de perdre. ... Je ne les [les hommes] déteste pas. C'est agréable de les frotter contre soi comme de grands savons" . (Acte I, scène 8, p.496). Il ne faut d'ailleurs pas trop accabler Hélène. Il est vrai qu'elle est futile, et qu'elle ignore tout, comme le lui reproche Andromaque, de ce que peut être l'amour véritable, qui ne consiste pas, comme le croit Hélène, à trouver l'autre "agréable", mais qui est lutte et passion. Pourtant elle n'est pas pour autant de mauvaise volonté, et son apparente apathie cache une certaine lucidité. Sous son apparente insignifiance, il y a même en elle quelque chose de pathétique. D'ailleurs, ce signe de l'absurde et de l'indifférence semble avoir des moments d'émotion où il expose la puissance de l'amour et la mentalité des êtres humains. "Mais je suis commandée par lui, aimantée par lui. L'aimantation, c'est aussi un amour, autant que la promiscuité. C'est une passion autrement ancienne et féconde que celle qui s'exprime par les yeux rougis de pleurs ou se manifeste par le frottement. Je suis aussi à l'aise dans cet amour qu'une étoile dans sa constellation. J'y gravite, j'y scintille, c'est ma façon à moi de respirer et d'étreindre". (Acte II, scène 8, p.520). N'explique-t-elle pas elle-même que si elle est insensible aux malheurs des autres, c'est qu'elle n'a pas non plus de pitié pour elle-même, qu'elle ne considère pas "sa santé, sa beauté et sa gloire comme supérieure à leur misère", qu'elle n'a aucune illusion sur elle-même et sur l'avenir qui l'attend : elle sait qu'elle n'est rien d'autre qu'un instrument, "une de ces créatures que le destin met en circulation pour son usage personnel" (Acte II, scène 13, p.535).

Hector lui est l'éternel humain par excellence, sensible et profond comme seule l'expérience de la souffrance peut rendre un homme. À la fois jeune et terriblement vieux, il incarne le désir de vivre, d'aimer. Il est celui qui s'oppose à ses concitoyens décidés à se battre pour garder dans leurs murs le symbole de la beauté et de l'amour, bien que l'amour ait disparu entre Pâris et Hélène. Ses images dévoilent qu'il a une grande expérience de la guerre et de ses conséquences ainsi que de la fatalité vue à travers les impératifs religieux. Mais Hector, qui est conscient de l'impact que la vérité de la beauté pure impose aux humains, fait la guerre à la guerre, combat perdu d'avance puisqu'il n'a pas d'issue. Lui aussi aime se référer aux objets de la vie de tous les jours, à l'art de la guerre et de la chasse. Néanmoins la logique et l'énergie d'Hector sont annihilées par le calme de la princesse Hélène, simple miroir à refléter le malheur.

‘"Vous doutez-vous [Hélène] que votre album de chromos est la dérision du monde? Alors que tous ici nous nous battons, nous nous sacrifions pour fabriquer une heure qui soit à nous, vous êtes là à feuilleter vos gravures prêtes de toute éternité!... Qu'avez-vous? À laquelle vous arrêtez-vous ces yeux aveugles? À celle sans doute où vous êtes sur ce même rempart, contemplant la bataille?" (Acte I, scène 9, p.498). ’

Au fond, ce qui semble manifeste, c'est que la guerre est une sorte de grand sacrifice cosmique, au cours duquel tout ce que l'Homme a révélé de plus précieux, sa culture, sa générosité, sa tendresse, est ostensiblement détruit. Aussi n'est-il pas étonnant que ce soit tout particulièrement Hector (plutôt qu'Ulysse), que l'on sente guetté par la mort. C’est lui qui "pèse" "la chasse, le courage, la fidélité, l'amour, la force de vivre, la confiance dans la vie, l'élan vers ce qui est juste et naturel, le chêne phrygien, le faucon qui regarde le soleil en face" (Acte III, scène 13, p.532), lui qui réalise avec Andromaque le couple parfait, il est la victime idéale dont le ciel, dans sa cruauté, a besoin.

En tout cas, Hector n'est pas totalement seul dans cet affrontement contre la guerre. Andromaque, sa femme sage et tendre, l'image de la fidélité vient fortifier le schéma positif de l'amour mais elle participe aussi au réseau des impératifs religieux et de la guerre. En général, ses images sont chargées d'humanité, désignant le corps et la vie conjugale étant donné qu'elle pèse non seulement le poids de sa situation d'épouse honnête mais encore celui d'un enfant à naître. À l'opposé d'un amour plutôt charnel et d'une attraction sexuelle bornée, elle loue l'amour en tant que rapprochement mutuel des âmes, en sacrifice et en souci.

‘"On ne s'entend pas dans l'amour. La vie de deux époux qui s'aiment, c'est une perte de sang-froid perpétuelle. La dot des vrais couples est la même que celle des couples faux : le désaccord originel. Hector est le contraire de moi. Il n'a aucun de mes goûts. Nous passons notre journée ou à nous vaincre ou à nous sacrifier. Les époux amoureux n'ont pas le visage clair" (Acte II, scène 8, p.519). ’

Giraudoux sait bien que pour dénoncer la guerre, il faut proposer une conception positive de la vie, et montrer en particulier où se trouve le véritable héroïsme. Il est en fait l'apanage de ceux qui acceptent de vivre "dignes, actifs, sages", faisant leur travail d'humain avec conscience et humilité, et qui autant et plus que les autres "meurent pour leur pays" - ce qui réaffirme la thèse du Contrôleur d'Intermezzo, selon laquelle le plus naturel des chemins vers la mort est la vie -; celui de ces couples aussi qui s'aiment pleinement et discrètement, au point même "d'avoir convenu de moyens secrets de se rejoindre" si tout espoir de vivre ensemble est perdu. Ainsi l'amour d'Andromaque et d'Hector répète, avec sans doute plus d'équilibre et de symétrie, celui d'Alcmène et d'Amphitryon, et implique comme lui le vœu de mourir plutôt que de trahir. Cet héroïsme est enfin et surtout l’apanage de ceux "qui préfèrent avoir l'air d'être lâches devant les autres plutôt que d'être lâches devant eux-mêmes" (Acte I, scène 6, p.491), et sont prêts, pour sauver la paix, à feindre même de n'avoir pas d'honneur personnel. C'est lorsque Hector, le plus vaillant des Troyens, que nul ne peut soupçonner de couardise, accepte de se laisser gifler par Oiax sans réagir, qu'il fait preuve du courage le plus sublime. La vertu suprême est celle du guerrier pacifiste, de celui qui, précisément parce qu'il n'a pas peur de mourir, et parce qu'il n'a pas besoin de faire la preuve de sa force d'âme (n'oublions pas que le "précieux" Giraudoux est lui-même en fait un héros de guerre, deux fois blessé au combat et abondamment médaillé), est capable de sacrifier jusqu'à son amour-propre pour défendre les forces de vie contre les forces de mort.

Le couple royal, Priam et Hécube, est séparé et chacun prend part à un camp opposé. Hécube, au nom d'un bon sens plus populaire que royal, prend la direction du clan de la paix. Toutefois, ses métaphores parlent de la guerre et des impératifs religieux et elle fait preuve d'une prédilection en faveur des objets familiers, du vocabulaire et du règne animal. À travers son esquisse orale de la guerre, elle exprime sa répulsion complète. A quoi ressemble la guerre, "À un cul de singe. Quand la guenon est montée à l'arbre et nous montre un fondement rouge, tout squameux et glacé, ceint d'une perruque immonde, c'est exactement la guerre que l'on voit, c'est son visage". (Acte II, scène 5, p.516). S'il y a des hypocrites et même des névrotiques qui, faute d'être capables d'amour véritable, croient que le devoir de l'homme est de célébrer la Femme en se battant pour elle, ce sont précisément des femmes, comme Hécube et Andromaque, qui dénoncent le déni à leur égard que représente cette pseudo-idéalisation, et qui constatent que "faire la guerre pour une femme, c'est la façon d'aimer des impuissants".

Priam dirige le camp de la guerre par admiration amoureuse pour Hélène, l'amante de son fils Pâris. Par conséquent, il fonctionne dans l'ensemble métaphorique de l'amour et de la vérité considérée comme beauté parfaite ainsi que de la guerre. Son imaginaire est rempli des attraits exercés par la femme et le visage. "Hector, ne sois pas de mauvaise foi. Il t'est bien arrivé dans la vie, à l'aspect d'une femme, de ressentir qu'elle n'était pas seulement elle-même, mais que tout une flux d'idées et de sentiments avait coulé en sa chair et en prenait l'éclat" (Acte I, scène 6, p.486). D'ailleurs, les réflexions du vieux roi montrent une attirance exercée non seulement par la beauté mais par une aspiration forte à surmonter le quotidien.

Le refus de la tentation poétique appelle parmi ses conséquences pratiques la dénonciation de la guerre. Celle-ci représente en effet la forme la plus radicale de la révolte contre la prose de tous les jours. Elle est le lieu du courage et de l'exploit, de l'événement unique et impérissable, elle est l'endroit où l'égoïsme et l'attachement à la vie sont dépassés au nom des valeurs les plus hautes. Ce que sait le guerrier est exprimé par le vieux roi et général, Priam, et c'est que "cette occupation terne et stupide qu'est la vie se justifie soudain et s'illumine par le mépris que les hommes ont d'elle" (Acte I, scène 6, p.491) et "qu'il n'est qu'une façon de se rendre immortel ici-bas, c'est d'oublier qu'on est mortel" (Acte I, scène 6, p.491). Face à cette fête intense, qui nous délivre paradoxalement "de l'espoir, du bonheur, des êtres les plus chers", pour nous faire accéder à une sorte de dimension tragique supérieure, la paix est insignifiante et morne. Non seulement elle est vide d'événements et de passion, mais elle n'est que l'expression de l'attachement à la vie, qui témoigne seulement de ce qu'il y a de plus animal et de moins noble en l'homme, et qui de toute façon est voué à la frustration, puisque, à terme, la mort est toujours la plus forte.

Pâris, le fils de Priam qui a enlevé Hélène, est totalement indifférent et seulement soucieux de son image. Son imaginaire réside dans le réseau négatif de l'adultère et de la guerre avec une courte référence à l'amour vu à sa façon. On pourrait dire que lui aussi représente "un simple instrument du destin" afin de pousser les événements à leur déroulement inévitable.

‘"J'ai assez des femmes asiatiques. Leurs étreintes sont de la glu, leurs baisers des effractions, leurs paroles de la déglutition. À mesure qu'elles se déshabillent, elles ont l'air de revêtir un vêtement plus chamarré que tous les autres, la nudité, et aussi, avec leurs fards, de vouloir se décalquer sur nous. Et elles se décalquent. Bref, on est terriblement avec elles... Même au milieu de mes bras, Hélène est loin de moi" (Acte I, scène 4, p.481). ’

Cassandre, prophétesse de malheurs dans l'Iliade, la plus belle des filles de Priam et d'Hécube, devient chez Giraudoux un très grand personnage tragique, lucide et amer. Toutes ses métaphores touchent au motif de l'amour et de la vérité et à la fin son image clôt le drame en annonçant la déclaration de la guerre. Les handicapés, les oiseaux, le destin et l'art poétique constituent des sources pour son inspiration.

‘"Moi, je suis comme un aveugle qui va à tâtons. Mais c'est au milieu de la vérité que je suis aveugle. Eux tous voient, et ils voient le mensonge. Je tâte la vérité" (Acte I, scène 10, p.501). ’

Ulysse, seul représentant avec Oiax de l'ambassade grecque, apparaît comme un homme prudent et modéré, fier de peser exactement le poids de sa personne et celui de son peuple ; un chef bienveillant qui voudrait que la raison triomphe de la violence, l'intelligence de la bêtise et l'amitié de la haine. Avant tout, Ulysse est un homme mûr et expérimenté et ses métaphores le prouvent. Elles donnent le goût de l'adultère, de la guerre, des impératifs religieux mais de la paix également et elles paraissent érudites car elles sont prises dans les domaines des Poids et Mesures, de la musique et des arts en général, de la politique et du destin.

‘"Comprenez-moi, Hector!... Mon aide vous est acquise. Ne m'en veuillez pas d’interpréter le sort. J'ai voulu seulement lire dans ces grandes lignes que sont, sur l'univers, les voies des caravanes, les chemins des navires, le trace des grues volantes et des races. Donnez-moi votre main. Elle aussi a ses lignes. Mais ne cherchons pas si leur leçon est la même. Admettons que les trois petites rides au fond de la main d'Hector disent le contraire de ce qu'assurent les fleuves, les vols et les sillages. Je suis curieux de nature, et je n'ai pas peur. Je veux bien aller contre le sort" (Acte II, scène 13, p.535). ’

En un sens on peut dire que la maturité circonspecte du roi d'Ithaque, qui incarne "la volupté de vivre et la méfiance de la vie, l'olivier et la chouette" (Acte II, scène 13, pg,532-3), attire déjà moins l'attention des dieux, et "pèse" donc plus lourd dans la balance cosmique. Mais ce serait d'une certaine manière inexact. Ulysse est encore trop attaché à la vie, il fait lui aussi partie, comme le montrera l’Odyssée, de ceux que le sort malmène : c'est pourquoi Giraudoux, qui met en présence les deux plus beaux et les plus symboliques héros d'Homère le range finalement dans le camp d'Hector, parmi les vaincus de la cause de la paix.

Giraudoux sait malgré tout que son vibrant plaidoyer pour la paix est inutile. Il est des moments où la guerre semble voulue par le destin, et où tous les efforts des hommes de bonne volonté sont voués à l'échec. En vain Ulysse, d'abord réticent, acceptera-t-il d'utiliser son habileté au profit de la cause que défend Hector. Il sait dès le départ que la tentative est sans espoir. Le "duo avant l'orchestre" (Acte II, scène 13, p.533) qu'il forme, dans la plus belle scène de la pièce, avec celui qui sera son adversaire, n'a pour sens que de faire sentir à quel point ceux qui vont s'affronter dans un combat sans merci étaient faits en réalité pour s'entendre et pour se respecter. Toutefois on ne peut rien contre "cette espèce de consentement à la guerre que donnent l'atmosphère, l'acoustique, et l'humeur du monde" (Acte II, scène 13, p.535). Si le passage au point de vue cosmique permettait dans Intermezzo de dissoudre le tragique, il permet maintenant d'en montrer l'inéluctabilité : le destin peut vouloir positivement le triomphe de la mort, la perte d'un homme ou d'un peuple. Ce qui attire en particulier sur une nation les coups impitoyables du sort, c'est en effet d'abord, non les crimes dont elle peut se rendre coupable, mais les "fautes" qu'elle commet. L'enlèvement d'Hélène, beauté indifférente, inintelligente et insensible, qui n'aime pas Pâris est l'exemple même d'une telle "faute". Peut-être, pourtant, s'il s'agissait de défendre un véritable amour, la guerre aurait-elle un sens, peut-être d'ailleurs n'aurait-elle pas lieu, c’est du moins ce que pense Andromaque.

Dans le camp de la guerre, Démokôs, le poète troyen, personnage politiquement inquiétant et adepte du conflit, s'exprime par des images de la vérité c'est-à-dire de la beauté pure et de la guerre.

‘"Je la connais la guerre. Tant qu'elle n'est pas là, tant que ses portes sont fermées, libre à chacun de l'insulter et de la honnir. Elle dédaigne les affronts du temps de paix. Mais, dès qu'elle est présente, son orgueil est à vif, on ne gagne sa faveur, on ne la gagne, que si on la complimente et la caresse. C'est alors la mission de ceux qui savent parler et écrire, de louer la guerre, de l'aduler à chaque heure du jour, de la flatter sans arrêt aux places claires ou équivoques de son énorme corps, sinon on se l'aliène. Voyez les officiers : Braves devant l'ennemi, lâches devant la guerre, c'est la devise des vrais généraux" . (Acte II, scène 4, p.507). ’

La racine la plus fondamentale du bellicisme, plus que la cupidité ou le désir de dominer, c'est l'idéalisme. C'est pourquoi ce sont les poètes et les intellectuels qui sont, en un sens, ses représentants les plus dangereux. Ils enseignent, comme Démokôs, que le réalisme est méprisable, qu'il faut apprendre à voir, dans les choses et les êtres, les symboles d'essences idéales et de principes abstraits pour la défense desquels c'est l'honneur de l'être humain que d'être prêt à donner sa vie. Et quelle idéalité plus précieuse que la beauté, dont Hélène est la personnification?

‘"Hélène est une espèce d'absolution. Elle prouve à tous ces vieillards que tu vois là, à celui qui a volé, à celui qui trafiquait des femmes, à celui qui a manqué sa vie, qu'ils avaient au fond d'eux-mêmes une revendication secrète, qui est la beauté. Hélène est leur pardon, et leur revanche, et leur avenir" (Acte I, scène 6, p.488). ’

Dans cette pièce et malgré l'inévitable aboutissement de l'intrigue, le réseau positif est abondant en ce qui concerne les thèmes ainsi que les protagonistes : il y a l'amour, la paix, la vérité, l'acceptation de la condition humaine. Dans les champs métaphoriques de l'amour et de l'acceptation de la condition humaine ceux qui excellent sont surtout les femmes alors que la paix et la vérité sont défendues notamment par les hommes. En général, l'amour rassemble 7 héros et héroïnes au total tandis que l'acceptation de la condition humaine ne présente qu’un seul personnage : Hélène. Le réseau négatif ne regroupe que trois champs : la guerre, les impératifs religieux et l'adultère, mais on y trouve assez de défenseurs, surtout des hommes. Le champ sémantique de la guerre recrute la plupart des protagonistes tant masculins que féminins (10 personnages). Celui des impératifs religieux semble plus mince -5 personnages seulement mais pas du tout insignifiants comme Andromaque, Hector, Ulysse ou Hélène. Cette dernière joue également un rôle principal dans le réseau de l'adultère, accompagnée de son partenaire Pâris. En général, La guerre de Troie n'aura pas lieu nous montre Troie divisée en deux clans : celui qui, ayant fait la guerre, ne la désire pas, et celui qui, ne courant pas le risque de la faire, la désire. Dans le premier clan se rangent le prudent Hector, au bras infaillible, les femmes, et quelques représentants du peuple comme Busiris, Olpidès et Le Gabier qui prône le fédéralisme humain, et même bien plus, la fédération de l'espèce humaine et de toutes les espèces animales et végétales. L'extase du Gabier devant un "bouleau frémissant" semble caractéristique à cet égard.

‘"J'en ai vu des bouleaux frémissants l'hiver, le long de la Caspienne, et sur la neige, avec leurs bagues d'écorce noire qui semblaient séparées par le vide on se demandait ce qui portait les branches. Et j'en ai vu en plein été, dans le chenal près d'Astrakhan, avec leurs bagues blanches comme celles des bons champignons, juste au bord de l'eau, mais aussi dignes que le saule est molasse. Et quand vous avez dessus un de ces gros corbeaux gris et noir, tout l'arbre tremble, plie à casser, et je lui lançais des pierres jusqu'à ce qu'il s'envolât, et toutes les feuilles alors me parlaient et me faisait signe". (Acte II, scène 12, p.530). ’

À l'opposé, ce sont les vieillards, les discoureurs, les impuissants, et la fatalité que des mains sans scrupules savent gouverner. Beau prétexte à guerroyer qu'Hélène, ravie à Ménélas par Pâris ! Le parti belliciste comprend, outre les noms frappants déjà étudiés, de simples citoyens tels qu'Abnéos, Le Géomètre et Oiax, un solide guerrier grec qui ne dessaoule pas. Les dieux sont également présents dans la pièce par leurs messages délivrés par Iris, leur messagère, qui se place dans le réseau négatif des impératifs religieux. Somme toute, les dieux se contredisent et laissent l'homme face à son destin. Hector malgré sa bonne volonté, commet la faute finale, il s'est laissé gifler par l'ennemi, le grec Oiax et il tue l'adversaire intérieur, le troyen Démokôs, en provoquant le conflit qu'il voulait à tout prix éviter. Victime de ses impulsions, il fait s’écrouler en quelques secondes l'édifice patiemment élevé. Ainsi, arrivons-nous à estimer que l'humeur querelleuse des peuples ou de leurs chefs, la stupidité et la vanité des hommes, les bourrages de crâne qui font croire à une nation qu'elle est l'élue de la destinée, plus les intérêts privés de quelques-uns, sont simplement les instructions dont use la fatalité. Il ne faut donc pas se leurrer : pour toutes sortes de raisons, la mort est attirante (ce que montrait déjà Intermezzo).

Cela n'empêche pas Giraudoux de consacrer toutes ses forces à la combattre, de lutter de toute la passion dont il est capable pour défendre la vie. Et cela d'abord en démasquant l'hypocrisie qui se cache toujours derrière l'idéalisation de la guerre. Hypocrites et de mauvaise foi sont par exemple ceux qui vantent l'héroïsme du guerrier et occultent la réalité atroce de la guerre, faite de carnages et de déferlement de cruauté. Hypocrites ceux qui chantent la gloire des soldats vainqueurs, alors que selon Andromaque, ceux "qui défilent sous les arcs de triomphe sont ceux qui ont déserté la mort ; (...) ceux qui se sont agenouillés au moins une fois devant le danger" (Acte I, scène 6, p.491). Hypocrites encore ceux qui, tout en profitant de la vie, "de la chaleur et du ciel", feignent d'honorer les morts et d'en faire des héros - c'est contre eux qu'Hector prononce son fameux discours aux morts, triste et tendre sous son apparence d'irrespect ; et ceux qui, faute de savoir faire quelque chose de leur vie, trouvent sublime et patriotique d'envoyer les autres à la mort.

Autant et plus que les fauteurs de guerre traditionnels, comme ces soudards que personnifie ici Oiax, ou comme ces Grecs avides qu'attirent l'or de Troie et la richesse de ses plaines, les vrais ennemis de la paix troyenne sont comme Busiris, le juriste formaliste, irresponsable et insensible, d'autant plus pointilleux sur le point d'honneur que lui-même ne risque rien ; comme les vieillards de Troie (dont Priam) prêts à sacrifier au nom d'une beauté qu'en fait ils ne peuvent en fait plus aimer, ceux qui possèdent encore la jeunesse qu'ils ont perdue, et qu'ils jalousent secrètement ; et surtout ceux comme Démokôs, le poète vaniteux, verbeux et lâche, qui ne sait s'exalter qu'à chanter une guerre qu'il ne risque de toute façon pas d'affronter, et qui est prêt á sacrifier le monde pour la gloire que lui rapportera un beau poème. C'est lui d'ailleurs qui aura le rôle le plus déterminant, et fera basculer l'Histoire encore hésitante dans le sens qu'il désire.

Pour Giraudoux, le destin semble par ailleurs avoir une prédilection pour des conflits mettant aux prises non de simples ennemis, mais des peuples qui se sont montrés capables d'élaborer avec un égal mérite des cultures et des visions du monde concurrentes. Entre les adversaires des grandes guerres (Troie et les Grecs, Sparte et Athènes, Rome et Carthage, la France et l'Allemagne), ce n'est pas une haine mesquine qui règne. Derrière l'animosité, il y aurait au contraire presque une estime inconsciente : simplement des qualités et des talents d'égale richesse, qui pourraient "préparer aux hommes deux chemins (complémentaires)de couleur et d'épanouissement", apparaissent totalement incapables de coexister et ne provoquent que "le déchaînement de cette brutalité et de cette folie humaine qui seules rassurent les dieux". En fait ce décalage entre l'intention et le résultat ne fait qu'ajouter une dimension supplémentaire à ce qui fait au fond la valeur essentielle de La guerre de Troie n'aura pas lieu : ce que nous y entendons, c'est la voix lucide et désespérée de ceux qui sentent qu'ils vont être les vaincus, de ceux qui après avoir vécu dans la civilisation, le bonheur et la paix voient, impuissants malgré leurs efforts, la barbarie et la violence venir les submerger et les anéantir. On sent au fond à tout moment dans La guerre de Troie n'aura pas lieu s'exprimer au plus haut degré le sens de cette affinité entre la noblesse humaine et le malheur qui est le sens du tragique.