Supplément au voyage de Cook(1935)

S'il y a un texte théâtral de Giraudoux qui associe étroitement le thème de la nature et une poétique saturée de culture, c'est cette courte pièce. Le Supplément au voyage de Cook était un spectacle créé par son auteur afin d'être joué en fin de programme comme palliatif de la brièveté de La guerre de Troie n'aura pas lieu. Cependant, il n'est pas question d'un simple divertissement mais il paraît ajouter au thème de la guerre grecque ce qui lui manquait, une définition coloniale et impérialiste et la menace de l'échec à l'horizon du voyage et il faut rappeler l’agression de l'Éthiopie par l'Italie le 3 octobre 1935. Le rideau se lève sur une parade burlesque mais militaire. La proclamation de Solander le quartier-maître et l'annonce de la mission permettent de regrouper l’ensemble des débats d'idées qui régissent la pièce. Il s'agit de deux systèmes opposés où le positif inclut l'amour et la dignité de l'homme et le négatif l'adultère, les impératifs religieux et sociaux et l'irréel représenté ici comme des superstitions naïves. Les défenseurs de ces deux réseaux conflictuels sont respectivement le chef de l'île d'Otahiti, Outourou et l'anglais Mr. Banks. Le dernier est un personnage qui cumule la richesse, les fonctions de "naturaliste-empailleur", de juriste, de marguillier et même de mari, c'est-à-dire qu’il est, à lui seul, la synthèse de tous les codes européens. Mr Banks est particulièrement éloquent dans les schémas des impératifs religieux et sociaux et de l'adultère. Ses métaphores puisent dans les rituels religieux, les vêtements et la vie des mineurs anglais.

‘"Ils n'éteignent la chandelle de la mine que pour allumer la chandelle de la soupe. Ils marchent, hébétés, butant contre le brouillard même, la lèvre amère, et non point seulement parce qu'il a fallu ramasser leurs frères asphyxiés ou pousser le wagonnet dont le cheval s'est rompu la jambe, mais parce qu'ils ont mangé trop de charbon. Ils ignorent qu'ils ont de la chance, que le charbon anglais est d'une qualité hors de pair, qu'il est encore le meilleur charbon à manger. Ils semblent atteints de nausées. Mais ils personnifient le travail à tel point que tous ceux qui croisent leur cortège, les armateurs et les banquiers, les poètes et les pastellistes, se dirigent plus allègres vers les grands feux de houille clairs et purs qui rendent dans chaque club un hommage au minerai et à la sueur anglaise, et y consomment leur roastbeef arrosé de porto d'un cœur plus éclatant d'orgueil. Voilà ce que c'est que le travail, Outourou, c'est magnifique!" (scène 4, p.558).’

A l'idéal primitif de participation à l'ordre cosmique s'oppose le souci occidental d'arrachement à la nature ("j'appelle convenable le souci que doit avoir l'homme de se distinguer des animaux" -scène 1-) qui se manifeste concrètement par le culte d'un travail forcené et esclavagiste ("la grandeur de l'homme est qu'il peut trouver à peiner là où une fourmi se reposerait" -scène 4). Le trait le plus singulier de ce travail, du point de vue du Tahitien auquel on le vante, est d'ailleurs que ceux qui y sont voués, dans les conditions les plus inhumaines (Giraudoux montre en quelques lignes qu'il sait parfaitement quelle est la vie du mineur du fond), ne profitent pas de ses fruits : une invention admirable, la "propriété", permet précisément que le labeur des uns serve à enrichir ceux qui ne font rien et jouissent de la vie, et légitime la séparation radicale de la société en pauvres et en nantis. Sous l'humour et la fantaisie du propos, on sent chez Giraudoux une révolte très profonde contre l'injustice, la dureté et la laideur de la société industrielle et bourgeoise de son temps. En outre, on remarque l'introduction d'un double féminin de Mr. Banks, Mrs.Banks, qui est aussi sa moitié légale et partisane active de la bienséance européenne. Mr. et Mrs. Banks ont, malgré leur vide, l'art de rêver. Leurs rêves de feu et d'envol, que les scènes de jalousie construisent autour du motif de la chevelure rousse de Miss Sally Thomson, nous montrent que l'adultère est présent sous ce masque impassible des convenances. En ce qui concerne les métaphores, on découvre que Mrs Banks reste bloquée dans le schéma négatif de l'adultère. "Je serais curieuse de connaître par quels poèmes la [Miss Sally Thompson] séduisit le tambour-major qui l'enleva l'hiver suivant. Son teint n'était pas précisément comparable à la neige" (scène 7, p.568).

Le notable tahitien Outourou incarne l'homme naturel qui n'a pas le sentiment du péché. Giraudoux entend par péché la peur, la honte et la paralysie qui font croire à l'homme qu'il est exilé de la générosité cosmique. L'homme met son acharnement et sa fierté à fausser la nature et à fausser sa nature. Lorsqu'on examine ses images, on voit qu'Outourou ne parle que d'amour mais d'amour édénique, pur, sans compromis. Pour colorer ses jeux verbaux, il utilise le corps, les animaux, la vie maritime et la peinture : "Et vous imaginez même avec tous ses détails le tableau de votre nuit. Et vous le revoyez! Toute triste, vous revoyez un tout triste. Oh, Mrs Banks! Ce n'est pas la question des couples qui compte en ce bas monde, mais celle des couples heureux!" (scène 8, p.571). Dans son effort d'affronter l'austère mentalité britannique Outourou est assisté par d'autres indigènes comme son fils Vaïturou et sa fille Tahiriri. Tous deux exaltent la beauté de l'amour paradisiaque en utilisant notamment des images dégagées de la nature (la flore, les animaux aquatiques).

‘"TAHIRIRI : Le déshabiller, Mr. Banks, déshabiller mon époux. Les hommes d'ici sont nus. Mais quelle volupté cela doit être d'enlever peu à peu de Mr. Banks, et dans l'ordre qu'il indiquera, car sinon ma tâche me serait impossible, cet entrecroisement d'étoffes, de courroies, de chaussettes et de jarretières, qui fait de votre corps une énigme. Toute petite, ce que je préférais déjà au monde c'était d'écorcer les acajous..." (scène 5, p.565). ’

Un autre indigène Matamua, échappe à l'éloge de l'amour pour démontrer la dignité de l'homme ainsi que l'irréel. Il entend par là les superstitions des aborigènes qui se confrontent aux impératifs religieux des "civilisés" : "C'est que le flanc des démons est de feu, et que tout grillerait s'ils se couchaient sur le flanc. Ainsi naissent les incendies". (scène 1, p.549). "Ô pitié, Mr. Banks, les âmes délogées de force font les tourbillons de la mer" (scène 1, p.550). Les soi-disant primitifs vivent dans la familiarité permanente du surnaturel et imprègnent tous leurs actes de religiosité, là où les occidentaux se veulent les serviteurs d'une raison dominatrice, qui leur sert surtout à fabriquer des armes et à imposer leur loi à tous les peuples du monde. Les premiers valorisent le plaisir et la beauté, alors que les seconds se sont enfermés dans une attitude de culpabilisation puritaine de la vie et de la sexualité, qu'ils baptisent "moraliste", et qui ne crée en fait que du refoulement, de la froideur affective, du dessèchement intérieur, de agressivité, et de l'hypocrisie.

Comme dans le Supplément au voyage de Bougainville, de Diderot, qui sert de modèle à Giraudoux, le comique de la pièce repose largement sur le contraste entre la liberté sexuelle des Tahitiens, et la pudibonderie de leurs visiteurs européens (britanniques dans le cas présent), d'autant plus obsédés qu'ils sont plus répressifs.

Le réseau positif énumère les champs métaphoriques de l'amour et de la dignité de l'homme. On remarque que ces deux systèmes métaphoriques sont exprimés par les indigènes d'Otahiti et nullement par les "civilisés" britanniques. Par contre, le réseau négatif qui comporte l'adultère, les impératifs religieux et sociaux de même que l'irréel nous est présenté par les "raffinés" occidentaux sauf dans le cas du champ de l'irréel qui est animé par le tahitien Matamua. Matamua s'avère un prêcheur éloquent des conceptions primitives avec deux contributions significatives dans les champs de la dignité humaine et d'irréel. Outourou, Vaïturou et Tahiriri sont les représentants de l'amour.

Face à eux, il y a surtout Mr. Banks, le naturaliste de l'expédition Cook, qui essaie de démontrer les impératifs religieux et sociaux de sa civilisation assisté par sa femme, la puritaine Mrs Banks, dans le domaine de l'adultère. L'apport spécifique du Supplément au Voyage de Cook est d'avoir fait de l'intermède tahitien un ensemble dramatique et dialectique ouvert et spirituel, où la symbolique du lieu, "clairière ouverte à tous vents", et du temps, "le crépuscule", participent à la métaphore commune du politique, du couple, et de l'individu. Au rêve d'harmonie naturelle d'un ailleurs témoin d'un autrefois, le débat substituait l'espoir d'une harmonie à restaurer entre lois naturelles et lois sociales dont les questions du célibat religieux et du mariage permettaient de neutraliser le sérieux par des ellipses grivoises et des allusions libertines. La critique de l'ordre social en place et du capitalisme industriel est déjà présente dans des pièces comme Intermezzo et le Supplément au Voyage de Cook, mais elle est teintée d'humour et intégrée dans une vision du monde qui ignore le tragique. La seconde de ces pièces est évidemment un hommage malicieux à Diderot, et reprend le thème classique de la confrontation entre les heureux "primitifs", et la civilisation prétendument évoluée qu'a construite le rationalisme occidental. En quelques scènes allègres, tout ce que répètent longuement, et parfois naïvement les ethnologues contestataires modernes, est résumé. Ainsi dans le Supplément au Voyage de Cook, rédimant les utopies ethnologiques ou sociologiques défuntes mais en s'aidant de leurs traces, se construit l'utopie giralducienne de la facticité poétique comme voie de retour à la nature et comme un salut effectué par l'imaginaire des formes du langage, par la culture.