Électre (1937)

Dans La guerre de Troie n'aura pas lieu, le tragique naissait du sentiment que le destin peut parfois s'acharner à écraser ce qu'il y a de plus noble et de plus beau en l'homme. Dans Électre, il naît de la découverte que les grandes valeurs éthiques, loin de s'harmoniser, sont conflictuelles : entre l'aspiration au bonheur et l'aspiration à la dignité en particulier, il y a un divorce irrémédiable. Ce constat peut paraître pessimiste. On doit tout de suite remarquer cependant qu'en mettant l'accent sur ce divorce, Giraudoux ennoblit et éclaire en fait un drame qui par lui-même est extraordinairement sombre. Si la pièce reste malgré tous ses efforts assez grinçante, c'est que le mythe qu'elle prend comme point de départ est l'un des plus étouffants et des plus sinistres qu'aient imaginé les Grecs. Une chaîne de meurtres horribles marque, on le sait, l'histoire des Atrides, dont les héros semblent voués uniquement à la haine et manquer de toute beauté morale : même le sens de la justice paraît dégrader ceux qui l'invoquent, en les poussant à commettre des crimes plus affreux encore que ceux qu'ils vengent, crimes qui attirent d'ailleurs sur eux ensuite des représailles sans fin. Les motivations de ces personnages sont par ailleurs toutes marquées d'une certaine impureté, que Giraudoux ne cherche en rien à masquer : Égisthe est un assassin et un débauché, Clytemnestre une épouse adultère, qui hait son mari et sa fille ; quant à Électre, elle rend sa haine à sa mère, avec plus d'intensité encore, tandis que son attachement passionné tant à son père mort qu'à son frère frôle l'inceste. Sartre par la suite, dans son œuvre Les Mouches, insistera fortement sur ce que l'atmosphère de ce drame familial a de pesant et de malsain : son Argos sera envahie par les mouches, face auxquelles seule la revendication finale d'une éthique de la liberté offrira un espoir de santé morale. Giraudoux pour sa part ne propose pas de morale : s'installant dans l'attente d'une catastrophe que l'on sait inévitable, il tente d'en profiter pour faire la théorie de la tragédie, et pour chanter l'étrange lumière qui peut paradoxalement se dégager de tant d'horreur. Surtout il essaie de sublimer ce drame de la haine en laissant entrevoir le conflit éthique et la déchirure métaphysique dont, au-delà des apparences, il est en fait l'expression. La question de départ est donc de savoir quand Électre "se déclarera"ou, plus exactement, "si le roi se déclarera dans Égisthe avant qu'Électre se déclare dans Électre" d'après la remarque du Mendiant, personnage ambigu et sorte de messager divin. "Se déclarer", notion typiquement giralducienne, c'est bien sûr devenir qui on est, réaliser sa vocation essentielle, s'identifier à ce dont on est, d'un point de vue cosmique, le symbole.

La pièce de Giraudoux s'ouvre sur deux actions simultanées : le retour d'Oreste, le prince en exil, et le mariage d'Électre, la princesse cloîtrée, la vierge veuve. Deux visions, deux événements sur le territoire d'Argos ; pour nous, deux chemins à travers le texte ; deux "pistes" dans le lexique de Giraudoux. Les systèmes métaphoriques nous renvoient aux schémas positifs de l'amour soit familial, soit celui de la patrie, à la dignité de l'homme et à la vérité, qui dans cette pièce, se réfère à la justice et la punition des coupables. Les schémas négatifs font allusion à l'adultère, au crime, à la guerre et aux impératifs religieux et sociaux. Le moment retenu par Giraudoux est celui où la jeune fille, la vierge, va quitter le foyer familial avec son coffre, sa valise pour aller rejoindre la maison du mari, la cabane du jardinier pour Électre, l'époux choisi pour elle. Comme toutes les femmes de cette pièce, Agathe, Électre, elles sont choisies, elles n'ont pas choisi. Ce moment du mariage qui fonde le couple, l'union des sexes au foyer, recueille et camoufle chez les femmes une humiliation fondamentale. Elles sont la possession de l'homme, elles sont dépossédées d'elle-même. C'est l'origine d'un conflit central qui irradie toute la pièce. Giraudoux, qui devait savoir ce que le couple en conflit veut dire, raccorde l'adultère, cher au drame bourgeois, à la trame narrative que lui fournit la lignée des Atrides. Électre, c'est avant tout le refus de toute compromission ; c'est l'exigence de la justice intégrale, quel que soit le prix à payer. Électre est une contestataire, c'est la Révolte absolue. Les images qui hantent son personnage exaltent l'amour familial qui se réfère tantôt à son père mort, le roi Agamemnon tantôt à son frère exilé, Oreste. De surcroît, son imagination commence à entrevoir la vérité odieuse et à exiger le châtiment des responsables ; cela signifie qu'elle découvre chaque jour de plus en plus le mensonge qui recouvre l'adultère et le crime. Les illustrations qui colorent ses métaphores représentent les saisons et les oiseaux, la vie familiale et les objets quotidiens, le visage et les effets lumineux. Ce qui était déjà au travail dans la mythologie grecque, l'écho d'une prise de pouvoir du patriarcat sur le matriarcat, reste actif dans le texte de Giraudoux. Le mariage incongru d'Électre avec le Jardinier fait le lit de la haine qui gangrène la cité. Électre la non mariée, l'enfant symptôme d'une lignée d'incestueux et d'assassins superlatifs, recueille cette haine. Elle en est là, la mère porteuse, elle en est habitée. C'est en cherchant la raison de cette haine qu'elle devient porteuse d'un devoir de vérité, plus que de justice, hélas!

‘"Et les hommes, n'eussent-ils dormi que cinq minutes, ils ont repris l'armure du bonheur, la satisfaction, l'indifférence, la générosité, l'appétit. Et une tache de soleil les réconcilie avec toutes les taches de sang. Et un chant d'oiseau avec tous les mensonges. Mais elles sont là, toutes, sculptées par l'insomnie, avec la jalousie, l'envie, l'amour, la mémoire : avec la vérité". (Acte II, scène 3, p.636). ’

Afin d'approcher la réalité, Électre suit sa jalousie sexuelle contre sa mère Clytemnestre, et ce qu'elle révèle est de nouveau la jalousie sexuelle mais cette fois de Clytemnestre contre Agamemnon, son époux défunt. À présent, la haine s'adresse d'une femme à une autre femme, mais au passé, c'était d'une femme à un homme. Voilà où mène le mariage fondé sur les convenances et la fausseté. La désunion du couple constitue, encore une fois, d'après Giraudoux, la raison fatale qui pousse au chaos la cité et au désastre les individus.

En examinant les schémas métaphoriques de Clytemnestre, on se rend compte qu'elle appartient exclusivement au réseau négatif de l'adultère, du crime et des impératifs sociaux s'exprimant grâce à la nature et aux objets de tous les jours, au corps et à la guerre. Elle se montre digne de sa sœur Hélène de Troie, qui n'a jamais aimé, qui a toujours fait semblant de sentiments véritables. D'ailleurs, elle ressent le malheur qui guette :

‘"Depuis mon mariage, jamais de solitude, jamais de retraite. Je n'ai été dans les forêts que les jours de procession. Pas de repos, même pour mon corps. Il était couvert toute la journée par des robes d'or, et la nuit par un roi. Partout une méfiance qui gagnait jusqu'aux objets, jusqu'aux animaux, jusqu'aux plantes. Souvent en voyant les tilleuls du palais, maussades, silencieux, avec leur odeur de nourrice, je me disais ils me font la tête d'Électre le jour de sa naissance" (Acte II, scène 5, p. 640). ’

Si Clytemnestre éprouve de la terreur devant l’intégrité et l’agressivité d'Électre, cette dernière n'est pas non plus d'une équité parfaite : après tout Clytemnestre, qui était livrée à un mari qui la dégoûtait, et qui a vu sa première fille sacrifiée à Aulis, n'est pas sans circonstances atténuantes. Les rapports de la mère et de la fille sont d'ailleurs plus complexes qu'il n'y paraît d'abord. Depuis le début, en fait, elle a préféré, par solidarité féminine, Électre à Oreste, refusant par exemple de la sacrifier lors d'une chute de son frère, et elle ne s'est ensuite détachée d'elle que devant l'évidence de son hostilité accusatrice et faute d'avoir pu l'attirer dans son camp, celui des "faibles" femmes, qui ont droit à l'irresponsabilité. Même en la redoutant, elle lui reste attachée au point de vouloir lui éviter un mariage avec le jardinier, mariage qu'elle juge dégradant. Au total Clytemnestre apparaît comme une victime qui, en un sens, inspire de la pitié plus que de la haine.

Oreste retrouve le palais d'Agamemnon au moment où Électre devrait le quitter pour suivre son époux. Il vient retrouver sa propre trace, reprendre sa place dans la longue tradition des Atrides et la succession du père. Le jeune homme exilé n'a rien perdu de l'arrogance de sa race, mais son exil l'a coupé de la culture et de la loi du clan qui régit Argos et sa parenté d'assassins : la loi du talion. Le sang appelle le sang, le crime se venge par le crime. Ainsi va la justice jusqu'à son terme, sans dégradation, ni compromis. Son retour au palais sera son entrée dans la vie et sa sœur en sera l'initiatrice. C'est elle qui le met au monde et quel monde! Le bonheur n'a pas droit de cité dans Argos. La pitié, la compassion ne sont que faiblesse et lâcheté. Le seul présent qu'Électre ait à lui offrir, c'est la vérité :"un père assassiné, une mère qui se prostitue". Quand la sœur, vierge et veuve du père devient la mère du frère, la folie n'est pas loin! Cependant, l'imaginaire d'Oreste est assez pauvre et s'aligne sur le réseau positif de l'amour familial étant donné qu'il a juste découvert ses racines. Au commencement, il hésite devant le bonheur et le devoir.

‘"Es-tu sûre que ce n'est pas la pire arrogance, pour un humain, à cette heure, de vouloir retrouver sa propre trace? Pourquoi ne pas prendre la première route, et aller au hasard? Fie-toi à moi. Je suis dans un de ces moments où je vois si nette la piste de ce gibier qui s'appelle le bonheur" (Acte II, scène 3, p.633). ’

Oreste finalement vivra le cauchemar de sa première nuit dans Argos, son “dernier repos" dit le mendiant. À son réveil, il n'a plus d'issue, plus d'alternative, il n'est plus que l'exécuteur testamentaire de la vérité d'Électre, de celle qui a repris la loi des pères, la loi des dieux, la justice des justiciers et des vengeurs.

Le rôle d'Égisthe jouit d'un intérêt particulier dans la mesure où son caractère dramatique présente une évolution remarquable. Égisthe débute en tant que jeune porte-enseigne, se transforme en régent-amant, pour aboutir à se voir en véritable roi. Dans un de ses moments privilégiés, Giraudoux crée une aube de paix qui s'oppose à l'aurore dévastée d'Électre, à la fin de la pièce, lorsqu'Égisthe s'est métamorphosé. S'il revendique avec orgueil son rôle de conducteur de peuple, il manifeste une tendresse si complète à l'égard de ceux qu'il a mission de défendre qu'elle le grandit et le purifie. Ainsi dépouillé de ses anciens crimes, avec obstination il tend vers l'idéal grec et ses qualités propres : son refus de l'exotisme, de l'aventure, son goût de la mesure. L'imaginaire d'Égisthe s'avère riche et volubile et fait une grande part aux schémas positifs de la dignité de l'homme, de l'amour de patrie et de la vérité ainsi qu'aux schémas négatifs des impératifs sociaux ou religieux. Il s'inspire des relations familiales, du règne végétal et animal, de la guerre et de la religion. On pourrait le considérer comme une sorte d'athée, de théoricien matérialiste qui a une confiance aveugle dans le potentiel humain et qui aspire à échapper à la supervision divine.

‘"On trahit la terre comme une place assiégée, par des signaux. Le philosophe les fait, de sa terrasse, le poète ou le désespéré les fait, de son balcon ou de son plongeoir. Si les dieux, depuis dix ans, n'arrivent point à se mêler de notre vie, c'est que j'ai veillé à ce que les promontoires soient vides et les champs de foire combles, c'est que j'ai ordonné le mariage des rêveurs, des peintres et des chimistes" (Acte I, scène 3, p.598). ’

Sa conviction, comme c’était déjà celle d'Ulysse, c’est que les cités sur lesquelles s'abattent les catastrophes ne le doivent pas à leurs crimes, mais à leurs fautes : au fait qu'elles n'ont pas su rester anonymes et obscures, qu'elles ont attiré l'attention des dieux. Ces dieux il les imagine comme "de grandes indifférences", "parvenues à un tel stade d'ubiquité et de sérénité qu'il ne peut plus être que la béatitude, c'est-à-dire l'inconscience" (Acte I, scène 3, p.596-597) ; cela rappelle les dieux des épicuriens. La différence entre leur inconscience et celle des atomes matériels, "c'est que c'est une inconscience fulgurante, omnisciente, taillée à mille faces", telle qu'ils "ne répondent qu'aux lumières, qu'aux signes et sans les comprendre" (Acte I, scène 3, p.596-597). Du coup leur justice ne peut être qu'une justice "en gros, mal ajustée", qui ne frappe pas les coupables mais ceux qui attirent trop l'attention. Le cosmos reste en d'autres termes soumis à un ordre, mais un ordre grossier, qui n'a plus rien de cette harmonie dont Giraudoux avait d'abord rêvé, et qui favorise les êtres roués plus que ceux qui sont vraiment généreux. Ce qui est certain en tout cas dans un tel contexte, ce que "la règle première de tout chef d'état est de veiller férocement à ce que les dieux ne soient point secoués de cette léthargie, et de limiter leurs dégâts à leurs réactions de dormeurs, ronflement ou tonnerre" (Acte I, scène 3, p.597). Cela implique en pratique de "mener une guerre sans merci à ceux qui font signe aux dieux", à ceux, en d'autres termes, qui "trahissent la terre" en tentant d'ébranler l'ordre léthargique et quotidien du monde (Acte I, scène 3, p.598). Le combat d'Égisthe est le même que celui de l'Inspecteur d'Intermezzo : défendre l'ordre commun des choses, avec sa grisaille, ses petites laideurs et ses petites iniquités, contre la tentation d'une ferveur et d'une intensité qui ne peuvent être que destructrices. Et son plan pour rendre Électre insignifiante et inoffensive paraît habile. Malheureusement pour lui, le sort lui est hostile : Oreste arrive à Argos juste avant le mariage, dont il empêche la réalisation. En le retrouvant, Électre se découvre elle-même, dans sa vocation essentielle de justicière. L'heure arrive donc où la mort d'Agamemnon va être vengée.

En fait, il importe bien davantage de définir l'orientation de la situation dans Électre, qui est une situation de conflit, de menace et de peur : peur ressentie par Clytemnestre ; conflit d'Électre avec tout ce qui l'entoure, menace que représentent les Euménides. Cette menace elle-même est double puisqu'à la menace verbale de leur langage (elles sont "vénéneuses") s'ajoute la menace magique de leur croissance inexplicable, menace de l'inconnu surgi sous les apparences de ces Euménides nées seulement d'hier et déjà presque adultes. Leurs métaphores sont également porteuses de messages. Elles dénoncent le crime, elles imposent le destin sous l'apparence des impératifs religieux et elles glorifient l'amour libérateur. Les sources de leur imagination puisent dans le règne végétal, animal, les insectes, la nourriture et les objets quotidiens.

‘"Les mottes de beurre qui flottent au printemps sur les sources avec le cresson, tu verras quelle caresse elles peuvent être pour le cœur de ceux qui ont tué leur mère. Étends ton beurre sur ton pain avec un couteau, ce jour-là, même si ce n'est pas le couteau qui a tué ta mère, et tu verras" (Acte II, scène 3, p.634).’

L'avertissement du péril provient également de cette figure équivoque du Mendiant, ivrogne ou dieu, qui joue le rôle du Chœur. Ses images se montrent éloquentes et informatives sur l'adultère, sur le crime commis, sur l'amour fraternel et la divulgation de la vérité. Ses sous-entendus intelligents guident les personnages de la pièce, et bien sûr le spectateur, vers la résolution des énigmes et le dénouement de l'intrigue. L'horticulture, les animaux et les insectes, le corps, la pêche et les effets lumineux aident pour que ses flèches verbales trouvent leur cible.

‘"La vérité des hommes colle trop à leurs habitudes, elle part n'importe comment, de neuf heures du matin quand les ouvriers déclarent leur grève de six heures du soir quand la femme avoue, et cætera ce sont de mauvais départs, c'est toujours mal éclairé. Moi je suis habitué aux animaux. Ceux-là savent partir. Le premier bond du lapin dans sa bruyère, à la seconde où surgit le soleil, le premier saut sur son échasse de la sarcelle, le premier galop de l'ourson hors de son rocher, cela, je te l'assure, c'est un départ vers la vérité. S'ils n'arrivent pas, c'est vraiment qu'ils n'ont pas à arriver. Un rien les distrait, un goujon, une abeille. Mais fais comme eux, Électre, pars de l'aurore. ... Ce sont ceux de la nuit qui rentrent. Les chouettes, les rats. C'est la vérité de la nuit qui rentre... Chut, écoute les deux derniers, les rossignols naturellement : la vérité des rossignols" (Acte II, scène 1, p.629-630). ’

Giraudoux, suivant une de ses techniques préférées, double son couple essentiel de Clytemnestre et d'Agamemnon avec le couple parodique d'Agathe et du Président. Leur paire contribue non seulement à faire une satire corrosive des relations entre époux mais notamment à refléter l'image trompeuse du couple royal. Cela va fonctionner en éclair de révélation de la vérité aux yeux de l'héroïne, Électre.

Agathe, fait preuve d'un imaginaire audacieux et excelle surtout dans le schéma négatif de l'adultère, se servant de la nourriture, des objets familiers et des déchets.

‘"Nous vous trompons avec tout. Quand ma main glisse, au réveil, et machinalement tâte le bois du lit, c'est mon premier adultère. Employons-le, pour une fois, ton mot adultère. Que je l'ai caressé, ce bois, en te tournant le dos, durant mes insomnies! C'est de l'olivier. Quel grain doux! Quel nom charmant! Quand j'entends le mot olivier dans la rue, j'en ai un sursaut. J'entends le nom de mon amant! Et mon second adultère, c'est quand mes yeux s'ouvrent et voient le jour à travers la persienne. Et mon troisième, c'est quand mon pied touche l'eau du bain, c'est quand j'y plonge. Je te trompe. Quand je t'écoute, quand je feins de t'admirer à ton tribunal, je te trompe. Tue les olives, tue les pigeons, les enfants de cinq ans, fillettes et garçons, et l'eau, et la terre, et le feu! Tue ce mendiant. Tu es trompé par eux" (Acte II, scène 6, p.643). ’

Le Président, pour sa part, incarne un type déterminé à sauvegarder les convenances sociales même en enterrant le crime. Personnage ridiculisé par sa jeune femme frivole, il représente l'opinion publique des citoyens lâches et anxieux de maintenir leur statut à tout prix.

‘"Sur nos fautes, nos manques, nos crimes, sur la vérité, s'amasse journellement une triple couche de terre, qui étouffe leur pire virulence l'oubli, la mort, et la justice des hommes. Il est fou de ne pas s'en remettre à eux. C'est horrible, un pays où, par la faute du redresseur de torts solitaire, on sent les fantômes, les tués en demi-sommeil, où il n'y a jamais remise pour les défaillances et les parjures, où imminent toujours le revenant et le vengeur. Quand le sommeil des coupables continue, après la prescription légale, à être plus agité que le sommeil des innocents, une société est bien compromise. À voir Électre je sens s'agiter en moi les fautes que j'ai commises au berceau" (Acte I, scène 2, p.593). ’

La peur du Président devant cette femme acharnée n'est pas sans justification puisque à vouloir obstinément la vérité et la justice, Électre ne provoque partout en fait que le malheur. Elle condamne Argos à la destruction, en la privant de son principal défenseur contre l'invasion des Corinthiens -Égisthe. Elle voue Oreste au crime et à une souffrance sans fin, lui qui dans de meilleures circonstances aurait été fait pour vivre et pour aimer, et qui tente vainement de fuir devant les exigences de sa redoutable sœur -"laisse-moi ce soir, ne fût-ce qu'une heure, goûter la douceur de cette vie que je n'ai pas connue et que pourtant je retrouve" (Acte I, scène 8, p.617). De plus, elle fait éclater partout les fragiles équilibres faits de mensonges et de compromis qui rendent l'existence vivable, donnant à la vérité qu'elle contraint à se dévoiler une terrible force de destruction, comme pour Agathe qui finit par déclarer sa haine à son mari. Ajoutons d'ailleurs que la justice qu'elle fait triompher est plus juste par la lettre que par l'esprit : elle condamne Égisthe à mort au moment même où, par l'accession à la monarchie, il se purifie d'un passé de fourberie et de lâcheté, découvre le sens des responsabilités politiques, et accède ainsi à une véritable grandeur.

Le Jardinier est en fait le seul personnage positif de la pièce, le seul qui ne soit pas obnubilé par sa relation passionnelle aux autres humains, mais soit tourné vers le travail et l'écoute de la nature. Il fait une apparition de commentateur plutôt que de personnage actant dans l'histoire, même si son mariage imminent avec Électre, peu concevable si l'on juge les conditions sociales radicalement opposées des deux protagonistes, annonçait le conflit dans lequel s'inscrivaient les situations qui ont suivi. Le Jardinier fait une référence au crime et aux impératifs religieux ou sociaux mais, surtout, il déclare son amour pour cette fille intransigeante, Électre et il expose non seulement la formule de la vérité mais donne également sa définition de la Tragédie comme un vrai critique de théâtre. Sa manière immédiate face au spectateur-lecteur, en combinaison avec l'expressivité de ses images dégagées de la nature, la religion, le mariage et la maternité, captivent notre attention. Pourtant la catastrophe que l'on n'a cessé d'attendre suscite finalement, quand elle survient, une lumière d'une étonnante beauté : la lumière tragique. C'est là un paradoxe dont déjà, dans son pathétique "lamento", le jardinier, rejeté dans sa solitude le soir même qui aurait dû être celui de ces noces, avait énoncé le principe :

‘"On réussit chez les rois les expériences qui ne réussissent jamais chez les humbles, la haine pure, la colère pure. C'est toujours de la pureté. C'est cela que c'est, la Tragédie, avec ses incestes, ses parricides, de la pureté, c'est-à-dire en somme de l'innocence. Je ne sais si vous êtes comme moi mais moi, dans la Tragédie, la pharaonne qui se suicide me dit espoir, le maréchal qui trahit me dit foi, le duc qui assassine me dit tendresse. C'est une entreprise d'amour, la cruauté... pardon, je veux dire la Tragédie" (Entracte, p.627).’

C'est surtout dans les célèbres dernières lignes de la pièce que s'affirme avec une netteté absolue la terrible splendeur du désastre tragique, qui nous délivre de notre désir de bonheur et nous fait accéder à une sorte de grandeur métaphysique supérieure :

‘"LA FEMME NARSÈS : Comment cela s'appelle-t-il quand le jour se lève, comme aujourd'hui, que tout est gâché, que tout est saccagé, et que l'air pourtant se respire, et qu'on a tout perdu, que la ville brûle, que les innocents s’entre-tuent, mais que les coupables agonisent, dans un coin du jour qui se lève.’ ‘LE MENDIANT : Cela a un très beau nom, femme Narsès. Cela s'appelle l'aurore". (Acte II, scène 10, p.667). ’

En résumé, parmi les cinq champs métaphoriques du réseau positif Électre privilégie surtout la vérité qui, dans ce cas, renvoie à la justice incorruptible. On remarque que ce schéma métaphorique réunit deux adversaires Égisthe et Électre qui sont soutenus par des personnages qui, dans l'œuvre, ont plus une fonction qu'une personnalité précise et active, tels que le Jardinier, le Mendiant et les Euménides, tous sont des porte-parole du Destin. L'amour familial paraît jouer le second rôle significatif dans l'intrigue représentée par Électre, son frère Oreste, le Mendiant et la femme Narsès. Cependant le personnage d'Égisthe n'arrête pas de nous surprendre puisque il s'avère le seul commentateur de l'amour de la patrie et de la dignité humaine. L'amour en tant qu'éros ne semble pas préoccuper sérieusement les protagonistes de la pièce. Il est représenté par la frivole Agathe et c'est surtout le Jardinier qui exprime quelques images intéressantes dans son Lamento. "Joie et Amour, oui. Je viens vous dire que c'est préférable à Aigreur et Haine. Comme devise à graver sur un porche, sur un foulard, c'est tellement mieux, ou en bégonias nains dans un massif". (Entracte, p.626). De l'autre côté, le réseau négatif compte également cinq champs métaphoriques et le plus étendu est celui du crime. Presque tous les héros et héroïnes y contribuent, dans la mesure où leur imaginaire est hanté d'une ombre criminelle. L’adultère se montre assez riche et on observe que les femmes dominent : Agathe, Clytemnestre, Électre sont "en état d'alerte". La guerre ne constitue pas encore un danger grave ; l'image d'une petite Euménide est un avertissement suffisant pour les fléaux qui vont arriver. Peu importent les impératifs religieux loués par Égisthe de même que les impératifs sociaux incarnés par Clytemnestre, Égisthe et le Président. Au total, Égisthe participe à 6 champs métaphoriques dans les deux réseaux, positif et négatif, tandis qu'Électre participe à 4 champs. Cela nous fait penser que selon la version giralducienne, le personnage qui présente la plus grande évolution et par conséquent le plus grand intérêt dans le déroulement de l'action est celui d'Égisthe.

En tout cas, le dialogue d'Électre avec Égisthe (Acte II, scènes 7 et 8) est donc bien un dialogue au sommet (on sait combien Giraudoux aime ces affrontements où deux options éthiques et existentielles d'égale dignité sont confrontées (qu'on pense à Geneviève et Éva, ou à Hector et Ulysse). Il y a d'un côté celui qui a choisi l'ancrage dans le particulier et dans le positif : "les puissances du monde" ont "donné" Argos à Égisthe, comme un enfant à sa mère, Argos et rien de plus, ni la Grèce ni le monde, mais une patrie concrète, en laquelle il trouve ses racines, et dont il se sent responsable. Sa tâche est de protéger sa ville, et de lui permettre de vivre et de prospérer, même s'il faut pour cela se salir un peu les mains. Égisthe pressentant la révoltée et la justicière dans la jeune fille secrète et apparemment passive qu'est Électre, a cru pouvoir la neutraliser sans la tuer en la mariant à un obscur et inoffensif jardinier. Il a voulu affaiblir la virulence de sa protestation en la contraignant à s'absorber dans une vie quotidienne laborieuse et grise mais le sang qui réveille et demande vengeance ne peut pas dormir si facilement. De l'autre côté, il y a celle qui considère que la mort est préférable à une vie sans dignité ; celle qui juge que les seules valeurs qui comptent sont celles qui impliquent l'universalité ; celle qui se range toujours par principe du côté des faibles, des humiliés, des victimes. Elle est du côté où se trouvent "la plante d'eau qui résiste conte le courant, qui lutte, qui succombe, et le jeune homme malade qui tousse, qui sourit et qui tousse, et les joues de sa servante qui se gonflent les matins d'hiver..." (Acte II, scène 8, p.655).

Pour Électre, l'apparence concrète compte moins que les vérités du cœur et de l'âme et parmi les dons qu'elle a reçus des dieux figurent aussi "tous les rayons et tous les éclats dans les visages mélancoliques, toutes les rides et les ombres dans les visages joyeux, tous les désirs et les désespoirs dans les visages indifférents" (Acte II, scène 8. p.656). Électre, enfin, est celle qui sait que le mensonge et la corruption morale sont la véritable mort. A travers l’opposition d’Egisthe et d’Électre, ce sont en fait deux conceptions de l'homme qui se font face : d'un côté celle qui voit dans un peuple, ou dans un être humain "un immense corps à régir, à nourrir" ; de l'autre celle qui voit en lui "un immense visage", où brille "un regard étincelant" c'est-à-dire qui le définit, non par sa matérialité, mais par son aptitude à l'idéalité : par le fait précisément qu'il soit le seul qui puisse préférer sa dignité à la vie même. L'affrontement de ces deux points de vue d'égale noblesse est sans synthèse possible : on ne peut dépasser l'ambiguïté paradoxale qui fait que sauver le monde de l'égoïsme soit aussi le sauver du bonheur. Si Électre triomphe - et tel va être le cas -, elle libérera Argos du mensonge et de la pourriture intérieure dans lesquels elle s'était enfoncée, mais la vouera à la destruction : au nom de la justice mourront non seulement Égisthe et Clytemnestre mais aussi de nombreux innocents. Or c'est bien de la haine qu'Électre, avant même de connaître son crime, éprouve pour elle, et les raisons de ce sentiment ne sont sans doute pas très pures : la façon dont elle reste attachée à son père, dont elle va jusqu’à se proclamer "la veuve", et dont elle refuse a priori, et de façon purement passionnelle, d'envisager qu'enfant elle ait pu causer le moindre tort à son frère, relèvent en un sens de la plus élémentaire des psychanalyses. Sous cet angle, il n'est pas faux de conclure qu'elle est "une de ces femmes à histoires qui ont sauvé l'homme du bonheur" selon la définition du Président (Acte I, scène 2, p.592) et sacrifié le monde à leur ressentiment personnel. Peut-être la morale de la pièce est-elle alors simplement que "tout le mal du monde est venu de ce que les soi-disant purs ont voulu déterrer les secrets", et que "l'acharnement" impliqué dans les vertus de justice et de générosité est le seul élément vraiment fatal à l'humanité, parce qu'il y a en lui cette démesure qui attire immanquablement l'attention des dieux. On aurait tort cependant de trop mettre en parallèle Électre et La guerre de Troie , Électre et Démokôs. Si Giraudoux se méfie de la fausse pureté, il sait bien que la vraie est indispensable : et cette pureté, Électre, qui est cousine après tout de Judith et d'Isabelle, même si elle symbolise plutôt l'aspect frigide et impitoyable de l'archétype de la jeune vierge, finit bien par la posséder. Plus que la haine, qu'elle sent en dépit des apparences étrangère à sa nature profonde, ce qui l'anime, c'est le désir de sauver Argos de l'avilissement, c'est la révolte contre les compromis et les mensonges qui font la laideur de l'ordre ordinaire du monde. Elle veut incarner ces vertus métaphysiques suprêmes que sont la lumière, la justice, et même, paradoxalement, "la tendresse" et, dépassant progressivement au cours de la pièce ses troubles problèmes psychologiques, elle finit effectivement par y parvenir. Parce que l'être humain est un être de langage, il est, pour le meilleur et pour le pire celui qui délaisse le réel pour l'irréel, qui demande à la vie un sens, qui refuse de s'accepter lui-même et d'accepter le monde sans transformation, qui est prêt à mourir pour des idéaux qui ne peuvent s'incarner. Le conflit entre le désir de vivre et l'exigence de pureté, entre l'acceptation du monde et la révolte est donc sans issue.