L'impromptu de Paris (1937)

Au cours d'une répétition à l'Athénée, Jouvet et sa troupe sont amenés à parler de la mission du théâtre, de ses rapports avec le public et du rôle que doit assumer l'État à son égard. Devant Robineau, commissaire du budget des théâtres, les comédiens plaident la cause d'un théâtre littéraire que les critiques taxent trop volontiers d'intellectualisme. C'est l'occasion pour Giraudoux de rendre vivantes, au cœur du débat, les idées qui lui sont chères et qu'il n'a cessé d'exprimer dans des écrits théoriques. Tout d'abord, il y a la vérité de l'art dramatique qu'on doit servir de toute façon mais cette vérité est contredite par les concessions que la société et l'état obligent le théâtre à faire. Voici donc les deux réseaux qui se confrontent dans la pièce. L'acteur et metteur en scène réputé Louis Jouvet se révèle l'interprète de l'auteur, puisque c’est lui qui déploie la réalité de l'activité théâtrale pleine de difficultés et de problèmes. Ses métaphores parlent de la grandeur de l'art dramatique et exaltent la mission du théâtre dans la société.

‘"Immobile, alangui, il [le public] aime comme Dieu peut aimer, quand il lui est donné de suivre, par un trou soudain ouvert dans les nuages, le jeu de quelques misérables ou magnifiques créatures. Un dieu paralysé, impuissant, autres ressemblances peut-être avec le vrai, mais qui se sent comme celui-là plein de pitié et de reconnaissance pour ces êtres fraternels ou filiaux qui veulent bien ce soir souffrir, vivre et mourir à sa place. C'est une heure d'éternité, l'heure théâtrale!" (scène 3, p.688). ’

En même temps, Jouvet ne peut ignorer les ennuis qui empêchent la création dramatique, et en général le fonctionnement du théâtre, de s'épanouir d'une manière sereine. En particulier, les dettes et les finances, la censure apparente ou latente de la société et des critiques plongent les comédiens et les dramaturges dans une anxiété constante. Louis Jouvet par le biais d'images éloquentes et pénétrantes dirige ses reproches et pour atteindre son but, il puise dans des domaines différents comme les relations familiales, les finances et la guerre, la religion, la justice et les arts.

‘"Eux [les critiques], au contraire, le rideau levé, ils se sont raidis, isolés, par conscience, par une défiance d'eux-mêmes qui est devenue une défiance du spectacle ils se sont crus des jurés chargés de condamner ou d'absoudre. Ils se trouvent non devant des personnages, mais devant une pièce qu'ils ont mission de peser et d'auner, et qui se cogne, haletante, à leur cerveau gonflé de chefs d'œuvre. Sygne de Coûfontaine est pourtant toute prête à vivre ce soir pour Georges Le Gardonnel, Électre à se donner à André Bellessort. Ils ne le leur permettent pas. Jaloux au compte de Racine, méticuleux dédaigneux au compte de Musset, ils ne puisent dans ces sources de lumière et de bonté que la myopie et la hargne, et à mesure que du spectacle une nouvelle horreur s'élève, ou une nouvelle angoisse qui donne la chair de poule même aux cariatides de stuc, qui étaient à l'entrée les plus aptes à aider à cette naissance, ils sont à la sortie les seuls à ne pas comprendre" (scène 3, p.688). ’

À côté de leur chef, s'aligne toute une pléiade d'acteurs et d'actrices, collaborateurs de Jouvet dans son effort artistique plein d'obstacles comme Bogar et Raymone qui prêchent la vérité de l'acte théâtral à l'aide des sciences et des effets lumineux.

‘"BOGAR : Ce que Jouvet veut dire, Monsieur, c'est que le théâtre n'est pas un théorème, mais un spectacle, pas une leçon, mais un filtre. C'est le style qui renvoie sur l'âme des spectateurs mille reflets, mille irisations qu'ils n'ont pas plus besoin de comprendre que la tache de soleil envoyée par la glace" (scène 3, p.691). ’

De plus, Boverio, Adam, Castel, Dasté et Renoir dénoncent les impératifs sociaux qui étouffent la production dramatique et surtout les critiques qui excluent des pièces de la scène sans essayer de les comprendre. Bien entendu, sur ce point, on discerne le mécontentement personnel de l'auteur envers les blâmes qui définissaient sa dramaturgie comme "littéraire".

‘"RENOIR : Comme la langue française, parlée et écrite correctement, résiste d'elle-même à ce chantage, et n'obéit qu'à ceux qu'elle estime, c'est contre elle qu'a été menée l'offensive, et c'est alors qu'on a trouvé pour les pièces où elle n'était ni insultée ni avachie un qualificatif qui équivaut, paraît-il. aux pires injures, celui de pièces littéraires" (scène 3, p.689).’

La contradiction vient du représentant de l’État, Robineau qui, malgré les apparences, n'est pas un défenseur acharné de sa position de bureaucrate mais qui apparaît comme un admirateur ardent du théâtre et spécialement de Jouvet. En ce qui concerne ses métaphores, nous avons l’agréable surprise de constater qu'il contribue au schéma positif de la vérité de l'art dramatique tandis qu'il a une participation atténuée dans le schéma négatif des impératifs sociaux. Afin d'exprimer ses opinions, il utilise des images

‘"Les planches! Nom merveilleux. Le dernier sol en France où viennent se poser encore du ciel antique les sandales, les cothurnes, les socques. Que sont les champs d'aviation à côté de ce terrain d'atterrissage? Je peux les toucher, Monsieur? J'en ai bien le droit puisque je viens de les baiser... On dirait un navire! Est-ce que vous engagez d'anciens gabiers pour manœuvrer là-haut dans ces haubans?... D'un navire amarré au quai de la réalité et de la ville, et quand vous jouez, vous retirez cette échelle, l'échelle, vous levez l'ancre, Monsieur, et vous cinglez!" (scène 2, p.678). ’

Le réseau positif repose sur la vérité de l'art qui est tourmentée par les impératifs sociaux du réseau négatif. Tous les acteurs-personnages de la pièce, Adam, Bogar, Boverio, Castel, Raymone, Renoir, Dasté, déploient leurs images tant dans le réseau positif que négatif. Jouvet et Robineau, représentant respectivement le théâtre et l'état, s'opposent et s'entrelacent pour conclure tous les deux à la grandeur de l'art dramatique. Dans L'impromptu de Paris Giraudoux se rattache à une image de la France, née de la tradition classique qu'il entend continuer. La référence à Molière qu'implique le titre de l'œuvre est significative. L'exclusivité accordée au langage exige que l'on sacrifie à celui-ci tout ce qui lui est extérieur et assujettit à son service le metteur en scène et l'acteur, puisque les mots tiennent lieu de décor et que l'individualité des comédiens doit s'effacer au profit du symbole qu'ils représentent. La vérité ne précède pas l'écriture, elle en est la conquête et le fruit. Le théâtre se voit attribuer une fonction purificatrice, il compense la médiocrité de la vie.