Cantique des cantiques (1938)

Dans le domaine théâtral, la pièce où s'exprime le mieux le rejet que manifeste Giraudoux non seulement à l'égard des vices de l'espèce humaine, mais à l'égard de ses vertus (l'intelligence, la culture, la générosité, toutes entachées d'une insurmontable disgrâce), est le Cantique des Cantiques: pièce brève, et de tonalité douce-amère, qui propose une série d'arabesques autour du thème de la rupture amoureuse. Le Cantique des Cantiques joue le prélude d'une symphonie. Une symphonie d'amour. C'est le temps des fiançailles et Florence va quitter le Président, son amant, pour se marier à Jérôme, son fiancé. Dans cette pièce brève, il n'est question que d'amour. Mais d'amour dans toutes ses nuances. La passion, la liaison conventionnelle, l'adultère. Il était difficile de discerner de façon claire les réseaux qui s'opposent parce qu'ils semblent s'entrelacer. En tout cas, on pourrait parler d'un ensemble positif qui louange le sentiment fort des êtres épris, ce sentiment qui les exalte et les fortifie. A l ‘opposé se situe l'ensemble négatif de l'adultère, mais un adultère vu d'une façon plutôt vague puisque il s'agit d'une infidélité double : d'une part, l'héroïne trompe son vieil amant en l'abandonnant en faveur d'un autre homme et d'autre part, elle trompe son nouveau fiancé car leur attachement n'est pas fait de vrai amour mais se révèle arbitraire, conforme aux compromis sociaux.

Les protagonistes ne sont pas nombreux. Parmi eux, on pourrait mettre en relief le personnage de Florence, la jeune et charmante demoiselle, dont le rôle offre la plus grande diversité de sentiments et de dilemmes. Ses métaphores vacillent entre le schéma positif de l'amour en tant que lumière et libération pour son Président et le schéma négatif du lien désespéré et par conséquent, de l'adultère éventuel qui en résulte, à l'égard de son futur époux, Jérôme. Son inspiration couvre également un vaste espace d'images telles que les étoffes, les métaux et les pierres précieuses, les animaux, oiseaux et reptiles de même que plusieurs objets familiers. Nous nous bornons à remarquer ici sa manière d'expliquer l'intrusion dans sa vie des convenances incarnées par Jérôme:

‘"Comment il [ Jérôme] m'a plu? Parce qu'il est entré bien de face dans ma vie, dans mon corps, sur ce boulevard, comme une bolide. Il y est resté. Il y est encastré. Je n'ai aucune raison de l'en retirer... Il y a des colonels de cavalerie qui vivent ainsi avec un éclat d'obus dans le cœur. S'ils évitent de se baisser pour tirer le vin à la cave, ils deviennent centenaires. Je vous promets de ne pas faire trop de gestes..." (scène 6, p.726-727). ’

Le Président, même s'il ne sacrifie pas à sa jeune maîtresse toute une vieille expérience de confort et de scepticisme, remplit son imaginaire de son amour secret et transformé en personnages littéraires, en esprits ou en objets religieux et pierres précieuses. "Les autres avaient une boule de haine, de passion nationale, d'intérêt. Moi, je ne voulais même plus avoir d'idée, j'avais un talisman. J'avais sa vérité, sa pureté, son intransigeance. Dans ma poche je la [émeraude] touchais. C'était un chapelet à un seul grain. Je bravais amis et ennemis, de tout mon poids de carats... C'est un roc! disait de moi l'assemblée... Voilà le roc..." (scène 6, p.731). Malgré quelques fausses notes venues surtout de la part de Florence, le réseau positif de l'amour s'avère le plus riche et le plus volubile. À part le Président, même Jérôme qui personnifie dans la pièce l'homme par excellence, la lourdeur, la vitesse, l'incompréhension et la présomption, s'aligne à côté de la passion réelle et s'exprime lui aussi en utilisant l’image des pierres précieuses, le signe de cette pièce. "Intention est le mot. C'est une intention vraie avec zirkon faux" (scène 7, p.735). Enfin on observe les figures typiques du décor du Cantique des Cantiques comme la Caissière, le Gérant et Victor, le garçon du luxueux café où se déroule l'action. Tous trois, pleins de compassion, suivent le conflit dans le cœur des amants. Leurs contributions métaphoriques concernent exclusivement le schéma de l'amour. "LA CAISSIÈRE: Vous êtes bien comme tous les gérants. Vous croyez à la possession, alors qu'en amour il n'y a que la présence" (scène 8, p.737).

Le réseau positif n'inclut que le champ métaphorique de l'amour dans sa conception la plus pure, celle d'éros. Florence et le Président sont les protagonistes, soutenus par tous les autres personnages comme Jérôme, la Caissière, le Gérant, Victor. De l'autre côté, le réseau négatif oppose l'amour conventionnel et l'adultère, tous les deux manifestés à travers un seul personnage, Florence. Il est évident que l'univers de Cantique et Cantiques tourne autour de la figure de cette femme fatale qui s'appelle Florence. Elle est la source de tout malheur puisqu'elle représente exclusivement le réseau négatif et en même temps elle est la déesse de l'amour et l'inspiratrice de tous les héros de la pièce. Cependant, son vrai partenaire en amour n'est autre que le Président car ses images sont beaucoup plus longues et essentielles que celles de son rival, Jérôme qui, avec la Caissière, le Gérant et Victor, ne représentent que le cadre général de la pièce. On y voit donc Florence annoncer, le jour même de sa fête, à son amant, un homme politique puissant et sage, appelé le Président, qu'elle le quitte pour épouser un jeune inconnu, Jérôme. Ce n'est pas exactement qu'elle ne l'aime plus : elle sait qu'elle lui doit tout, qu'il a fait d'elle une femme cultivée, intelligente, qu'il lui a ouvert des univers qu'elle ignorait totalement, elle est pleine d'admiration et de tendresse pour lui, qui la couvre de cadeaux et sait si bien la comprendre et l'aimer. Mais tous les mérites qu'elle lui reconnaît sont en un sens sans force. L'amour qu'éprouvait Florence pour le président était un amour rationalisé et intellectualisé, qui lui faisait sans cesse ressentir sa propre insuffisance. Par contraste, celui qui va être son mari est sans culture, sans largeur de vue, sans imagination, sans délicatesse même (il se situe incontestablement du côté de la prose): mais il est jeune; mais il est solide et dense -"il est entré bien de face dans ma vie, dans mon corps, sur un boulevard, comme un bolide" (scène 6, p.726); et sa présence donne à l'existence une sorte d'évidence, abolit les interrogations et le temps: "C'est tout ce qu'il sait faire, cet être médiocre, avec son établi portatif, donner l'éternité arrêter le monde" (scène 4, p.724). Face à lui, Florence sent son besoin de culture et d'intelligence disparaître, sa conscience de soi se dissoudre, elle accède à cet oubli de soi qu'est le véritable bonheur amoureux. Il y a, fort heureusement, une justice supérieure de la vie, qui abolit les mérites et les inégalités extérieures, et donne à chacun de nous, si médiocre soit-il "objectivement", l'occasion de vivre des expériences absolues.