Ondine (1939)

Ondine reprend les thèmes fondamentaux d'Intermezzo et d'Amphitryon, mais dans une tonalité beaucoup plus mélancolique. Intermezzo, notamment, décrivait la fascination que peut ressentir l'être humain pour le surnaturel, et soutenait que la sagesse est d'apprendre à renoncer à cette tentation de l'au-delà, et à assumer sa condition. Dans Ondine, nous retrouvons la même tentative pour établir un contact entre l'humanité et la surnature, et le même constat : d'une certaine façon ce contact est inévitablement un échec. Mais l'accentuation est très différente parce que l'initiative - et donc la générosité - n'est pas cette fois le fait d'un être humain, mais d'un être surnaturel. En 1939, Giraudoux a fait jouer cette Ondine qui le ramène au climat de la poésie germanique. Mais cette brillante fantaisie du romantisme le plus pur est en vérité une mise en garde contre ses attraits : Ondine est punie pour avoir voulu connaître avec un homme l'absolu de l'amour. Punie, et pourtant immensément satisfaite d'avoir bu à cette coupe de joie et de douleur mêlées.

Les schémas métaphoriques se divisent en deux parties dont le positif inclut l'amour, la dignité de l'homme avec de petites allusions à la paix et à la vérité qui est la nature ou plutôt "l'âme universelle". Le négatif, à son tour, représente les impératifs sociaux ou religieux, le mensonge, l'adultère et, bien sûr, l'irréel.

Venons donc à la dualité des principes autour desquels l'œuvre s'organise. D'un côté il y a Ondine, qui incarne la nature ("la nature d'Ondine est la Nature même"), ou plutôt la surnature. Comme les ondins ses frères, elle est douée de pouvoirs magiques, et ignore tout des limites qui caractérisent la condition humaine. Ses pouvoirs ont bien sûr spécifiquement trait à l'eau - symbole de féminité et de pureté -, dont elle obtient tout ce qu'elle désire, mais ils s'étendent à toute la nature : elle voit dans la nuit, dialogue avec les oiseaux et les arbres, entend les pensées des autres ; par ailleurs, elle ne peut ni vieillir ni mourir. Mais la toute-puissance des ondines ressemble encore trop, faute d'un élément de contraste, à de l'inconscience, leur vie est en un sens effectivement vide, bref leur surnature est encore trop naturelle. La singularité d'Ondine, c'est qu'elle est fascinée par les hommes, qu'elle tente de se rapprocher d'eux, faisant en sens inverse le voyage d'Isabelle. La voilà donc qui s'installe d'abord chez un couple de vieux pêcheurs, au bord du lac, puis qui en vient même, malgré les avertissements de ses pareils, à tomber amoureuse d'un chevalier de passage. En venant ainsi vers les humains, elle leur apporte des trésors en un sens inestimables : ce qu'elle incarne, c'est avant tout la transparence et la pureté des sentiments. Ondine, la petite naïade de notre histoire, ignore de fait le mensonge et l'hypocrisie, elle crie à Hans "que vous êtes beau!" la première fois qu'elle le voit, elle transfigure la médiocrité de celui qu'elle aime. Elle déteste les hommes menteurs, laids et lâches, lents à saisir, "vaniteux comme des pintades". Mais elle aime Hans, elle l'aime dans le couple, c'est-à-dire non pas en elle-même, ni en lui, mais en eux deux. "Depuis que je t'aime, ma solitude commence à deux pas de toi" (Acte I, scène 9, p.768). Elle voudrait qu'une ceinture de chair les lie, pour les préserver de toute escapade solitaire. Dans un tel amour, il n'y a pas évidemment pas de place pour l'infidélité, l'oubli, le désir de changer, l'aspiration à l'indépendance ("quel mot effroyable que le mot chacun"). La surnature n'existe que dans la radicalité la plus absolue, elle ignore tout des mollesses et des ambiguïtés humaines. Surtout sa conception de l'amour est totale et absolue, elle ne sait pas se donner à moitié. Naturellement, les métaphores qui la concernent nous déploient la force de l'amour contre la puissance de l'irréel dans la vie des hommes de même que le mal provoqué par le mensonge et l'adultère. Ce qu'elle veut, déclare-t-elle à Hans, c'est "être tout ce qu'il aime, tout ce qu'il est. Être ce qu'il a de plus beau et ce qu'il a de plus humble. Je serai tes souliers, mon mari, je serai ton souffle. Je serai ce que tu pleuras, ce que tu rêves". (Acte I, scène 6, p.757) Pour son inspiration, Ondine fait allusion à la flore et la faune, à la vie conjugale, au ménage et aux objets quotidiens.

‘"Elles m’appelleront l'humaine. Parce que je ne plongerai plus la tête la première, mais que je descendrai des escaliers dans les eaux. Parce que je feuilletterai des livres dans les eaux. Parce que j'ouvrirai des fenêtres dans les eaux. Tout déjà se prépare. Tu n'as pas retrouvé mes lustres, ma pendule, mes meubles. C'est que je les ai fait jeter dans le fleuve. Ils y ont leur place, leur étage. Je n'ai plus l'habitude. Je les trouve instables, flottants... Mais ce soir, hélas, ils me paraîtront aussi fixes et sûrs que le sont pour moi les remous ou les courants. Je ne saurai au juste ce qu'ils veulent dire mais je vivrai autour d'eux. Ce sera bien extraordinaire si je ne me sers pas d'eux, si je n'ai pas l'idée de m'asseoir dans le fauteuil, d'allumer le feu du Rhin aux candélabres. De me regarder dans les glaces... Parfois la pendule sonnera... Éternelle, j'écouterai l'heure... J'aurai notre chambre au fond des eaux" (Acte III, scène 6, p.826). ’

Même si cette liaison a échoué, il ne faut pas croire qu'Ondine n'ait pas fait d'efforts : au contraire, elle s'est rapprochée au maximum de la condition humaine, a accepté, elle qui pouvait faire des miracles, "l'entorse, le rhume des foins, la cuisine au lard", a consacré ses journées aux activités les plus prosaïques, a fait la cuisine, appris la recette de la pâte brisée, élevé des poules et des lapins. Elle a mérité qu'on dise d'elle : "C'est la femme la plus humaine qu'il y a jamais eu, parce qu'elle l'a été par goût". Mais précisément, pousser l'humanité à l'absolu n'est pas humain : le tragique d'Ondine, c'est de montrer l'impossibilité de toute synthèse humaine entre la surnature et l'humanité.

De l'autre côté le chevalier errant. En principe, il est parti chercher dans ce monde "ce qui n'est pas usé, quotidien, éculé". En fait il apparaît comme l'être le plus prosaïque qu'on puisse imaginer. Si chez Giraudoux les fonctionnaires mènent une vie pleine d'imprévu et de fantaisie, les chevaliers errants ont une existence routinière et ennuyeuse : l'intérêt essentiel de Hans va à son cheval, qu'il doit soigner et bouchonner, et ses autres soucis sont ensuite des soucis de confort - son armure le gêne et il aime bien manger -, ou accessoirement de solitude - il s'ennuie, seul dans la forêt, d'autant que la nature lui tient un discours monotone, répétant toujours la même phrase. S'il erre en solitaire, c'est pour une dame bien sûr, mais pas pour Violante qui a une paillette d'or dans les yeux, ni pour Diane, mais pour Bertha, dont le nom (qui renvoie bien sûr à la Berthalda de La Motte Fouqué) symbolise à lui seul une certaine lourdeur germanique. En bref, uniquement soucieux de détails matériels et concrets, sans intelligence ni sens psychologique, Hans est l'être le moins ailé, le plus terre-à-terre qui soit. Mais en cela il n'est qu'un représentant particulièrement exemplaire de l'Humanité. Ce qui caractérise l'Homme face à la nature, c'est de fait le manque de légèreté, de transparence et d'innocence, et du coup, pour pallier cette déficience originaire, il a recours à l'artifice. Ainsi, comme pomme de discorde, le chevalier Hans nous offre-t-il sa vue du mensonge, de l'adultère et des impératifs sociaux et religieux comme un vrai mondain de la cour. En tout cas, il approche légèrement les concepts de l'amour et de la vérité que la nature seule lui a dévoilés pendant ses errances solitaires. Son imagination est occupée des règnes divers - animal, maritime-, du vocabulaire et de la syntaxe, et elle paraît très influencée par les rituels religieux en tant que représentant digne du Moyen Âge.

‘"J'accuse cette femme [Ondine] de trembler d'amour pour moi, de n'avoir que moi pour pensée, pour nourriture, pour Dieu. Je suis le dieu de cette femme, entendez-vous! ... Elle pousse l'amour au blasphème. ... Je sais ce que je dis. J'ai des preuves. Tu t'agenouilles devant mon image n'est-ce pas, Ondine? Tu baisais l'étoffe de mes vêtements! Tu faisais tes prières en mon nom!" (Acte III, scène 4, p.817). ’

Hélas! Le chevalier refuse ce caprice d'enfant sans usages. Le monde des humains ignore ces dons sans retour, ces communions sans retrait. Hans est véridique quand il reproche à Ondine de trop l'aimer, d'exiger l'impossible d'un cœur masculin. Si la femme est coupable chez Giraudoux, elle l'est d'être excessivement aimante, excessivement humaine, et de détonner dans une humanité où conviennent mieux la légère indifférence des anges et la fidélité passive des bêtes, que l'homme mâle a su si remarquablement assimiler l'une et l'autre à son amour. Le trop grand amour est asphyxie de l'aimé, la fusion totale ne peut jamais s'accomplir que dans la mort - cette mort qui est sans doute la vie selon la surnature, et à laquelle aspirent souvent les mystiques. Hans souffre d'être trop aimé. Lui qui avait besoin d'une compagne agréable, de bonne compagnie, sachant tenir son rang - le grand amour, à la rigueur, ce n'est pas pour les chevaliers errants - n'a pu supporter que pendant quelques mois un amour total et absolu et c'est pour survivre qu'il s'en est dégagé. De façon générale, il n'est pas fait pour les rapports avec le surnaturel, et réclame "le droit pour les hommes d'être un peu seuls sur cette terre", reprenant ainsi la revendication d'Holopherne, la grandeur en moins : il ne se révolte pas contre les puissances de l'au-delà, il a simplement le sentiment de n'être pas à la hauteur. Pas à la hauteur d'un grand amour, d'une grande passion, d'un grand destin.

De l'autre côté du triangle amoureux, Bertha, la princesse arrogante de la cour, s'efforce de préserver sa position de mortelle authentique, en louant son amour humain, plein d'impuissances et de compromis. Toutefois, elle est consciente du péril venu de l'irréel dont Ondine est l'instrument séduisant. L'amour de Hans pour Bertha, de Bertha pour Hans rivalisent avec la passion sans limite qu'Ondine voue à Hans : il n'en comprend la valeur qu'en perdant la vie. Pour soutenir ses images, Bertha fait appel aux êtres surnaturels, - quelle ironie !- aux animaux mythiques, à la chasse et à la maternité.

‘"Le nom aussi grandissait chaque année!... J'ai cru qu'une femme n'était pas le guide qui vous mène au repas, au repos, au sommeil, mais le page qui rabat sur le vrai chasseur tout ce que le monde contient d'indomptable et d'insaisissable. Je me sentais de force à rabattre sur vous la licorne, le dragon, et jusqu'à la mort. Je suis brune. J'ai cru que dans cette forêt mon fiancé serait dans ma lumière, que dans chaque ombre il verrait ma forme, dans chaque obscurité mon geste. Je voulais le rouler au cœur de cet honneur et de cette gloire des ténèbres dont je n'étais que l'appeau et le plus modeste symbole. Je n'avais vaincue que moi-même. Je voudrais qu'il fût le chevalier noir... Pouvais-je penser qu'un soir tous les sapins du monde allaient écarter leurs branches devant une tête blonde?" (Acte II, scène 4, p.778). ’

Le roi des Ondins, même s'il apparaît en tant que le maître des forces surnaturelles, se range dans le réseau positif de la dignité de l'homme et de l'amour. Ondine aura beau porter sa souffrance comme un bonheur, elle ne trompera pas le regard des dieux sur l'inexistence du couple. "Le mariage tout entier a glissé de l'homme comme l'anneau d'un doigt trop maigre" (Acte III, scène 5, p.824), constate le roi des Ondins. La femme à elle seule ne peut le recueillir. Les dieux ne confondent pas l'amour avec le sacrifice, ni la réciprocité avec la générosité. Mais comme Hans n'est qu'une incarnation de l'être humain moyen, c'est que la pureté, la transparence, et la profondeur lui sont tout simplement invivables : non seulement parce qu'il en est indigne, mais parce qu'elles le tueraient ou le détruiraient : "C'est la façon qu'ont les hommes de s'en tirer, quand ils ont heurté une vérité, une simplicité, un trésor... Ils deviennent ce qu'ils appellent fous" selon la formule du Roi des Ondins (Acte III, scène 5, p.824). L'homme n'a pas besoin d'authenticité, mais à l'inverse d'oubli, d'insouciance, de facilité, de tiédeur.

Pour ne pas achever la pièce dont elle est l'héroïne sur l'absence d'Ondine - rêve, puis fantôme au dernier chapitre du conte - Giraudoux a utilisé la forme d'un procès qui permet l'intégration souple d'événements, la juxtaposition des tonalités, grotesque caricaturale ou pathétique, et avant tout la démonstration d'une mentalité typique du Moyen Âge : celle de l'Inquisition, spécimen épouvantable de l'esprit humain borné. Les deux Juges qui entreprennent la clarification de cette affaire obscure, enrichissent le schéma métaphorique négatif de l'irréel.

‘"LE PREMIER JUGE : Un époque? Une siècle? À ma connaissance, chevalier, il y a tout au plus, un jour, un seul jour. Un seul jour, j'ai senti le monde délivré de ces doubles infernaux. En août dernier, sur les coterelles, derrière Augsbourg. C'était la moisson, et aucune ivraie ne doublait chaque épi, aucune nielle chaque bleuet. Je m'étais étendu sous un cormier, une pie au-dessus de moi, que ne doublait point un corbeau. Notre Souabe s'étendait jusqu'aux Alpes, verte et bleue, sans que je visse au-dessus d'elle la Souabe des airs peuplée d'anges à bec, ni au-dessous la Souabe d'enfer avec ses démones rouges" . (Acte III, scène 3, p.811). ’

Parmi les personnages secondaires de l'intrigue, on pourrait distinguer comme un des plus intéressants du point de vue métaphorique, le pauvre pêcheur Auguste, à la fois père nourricier d'Ondine et père naturel de Bertha qui, de sa façon simple mais expressive et en empruntant des scènes tirées de la nature, de la guerre ou de la pêche, nous explique la vérité du cosmos de même que l'intrusion d'irréel dans sa vie, sous la forme de la petite nymphe des eaux, Ondine.

‘"C'est vrai que la nature n'aime pas se mettre en colère contre l'homme. Elle a un préjugé en sa faveur. Quelque chose en lui l'achète ou l'amuse. Elle est fière d'une belle maison, d'une belle barque, comme un chien de son collier. Elle tolère de sa part ce qu'elle n'admet d'aucune autre espèce, et de poison dans les fleurs et les reptiles, à l'approche de l'homme, s'enfuit vers l'ombre ou se dénonce par sa couleur même. Mais il a déplu une fois à la nature, il est perdu!". (Acte I, scène 8, p.762). ’

Le personnage du Chambellan, une figure amusante et perspicace en même temps, nous rappelle la technique du "théâtre dans le théâtre" et l'animateur d'un spectacle de variétés centré sur notre vedette, le couple Hans-Ondine, caprice-amour. Son système métaphorique touche le thème brûlant de l'amour ainsi que les impératifs sociaux qui souvent le délimitent. Bien entendu, les sources de son imagination puisent dans l'art dramatique et celui du magicien mais aussi dans la dissimulation et la trahison.

‘"Chevalière, la cour est un lieu sacré où l'homme doit tenir sous son contrôle les deux traîtres dont il ne peut se défaire sa parole et son visage. S'il a peur, ils doivent exprimer le courage. S'il ment, la franchise. Il n'est pas malséant non plus, s'il leur arrive de parler vrai, qu'ils aient l'air de parler faux. Cela donne à la vérité cet aspect équivoque qui la désavantage le moins vis-à-vis de l'hypocrisie..." . (Acte II, scène 9, p.784). ’

A la fois au-dessous et au-dessus de la nature, l'espèce humaine se caractérise en effet par l'invention de la culture qui consiste en techniques, en codes linguistiques et symboliques, en règles et en conventions, en connaissances. A la cour du roi, dont Hans est l'un des chevaliers, les activités illustrent ce que peut donner la culture dans son raffinement et sa complexité : on y lit des livres et regarde des pièces de théâtre, on connaît la généalogie, la héraldique, on respecte strictement le protocole et l'étiquette. Le langage y est utilisé selon ce qui constitue sa vraie vocation, non celle de dévoiler, mais celle au contraire de dissimuler ou au mieux de suggérer. Toute cette culture, qui témoigne d'un arrachement radical à l'immédiateté, fait d'une certaine manière la puissance de l'homme, et sa grandeur mais, malgré toutes ses finesses, elle apparaît plutôt ici comme l'expression d'une déchéance secrète.

Giraudoux a éliminé les personnages religieux du conte et il a renversé la référence à l'acquisition d'une âme : désormais, Ondine participe de l'âme universelle tandis que les humains l'ont morcelée en petits lots individuels. L'auteur veut accentuer l'idée que le Cosmos et l'être humain sont complémentaires comme l'homme et la femme mais ils se croient opposés. Dans l'amour se résume la tragédie personnelle de l'homme et de sa destinée. En lui pourrait se retrouver la nature perdue car de l'amour, Giraudoux fait une occasion de retrouver son rôle exact dans la vie. En se liant à un autre être grâce à l'amour, l'unité primitive peut être rétablie. Mais l'homme a renoncé à cette communion cosmique et l'amour échoue souvent à la restaurer. Cette cosmo-théorie giralducienne est alors montrée dans la pièce au travers des métaphores de la reine Yseult, seule authentique et sincère dans cette cour des "marionnettes", qui dépose un témoignage notable dans l'ensemble métaphorique de la vérité.

‘"La question ne se pose pas pour toi, ni pour aucune créature non humaine. L'âme du monde aspire et expire par les naseaux et les branchies. Mais l'homme a voulu son âme à soi. Il a morcelé stupidement l'âme générale, Il n'y a pas d'âme des hommes. Il n'y a qu'une série de petits lots d'âme où poussent de maigres fleurs et de maigres légumes. Les âmes d'homme avec les saisons entières, avec le vent entier, avec l'amour entier, c'est ce qu'il t'aurait fallu, c'est horriblement rare. Il y en avait par hasard une en ce siècle, et en cet univers. Je regrette. Elle est prise" (Acte II, scène 11, p.795). ’

En fait la vérité est que l'humanité souffre d'un manque d'âme. Malgré tout, au sein de cette déchéance subsiste comme chez Platon une sorte de nostalgie de la pureté perdue. Et comme de l'autre côté, la nature, dont Auguste nous dit "qu'elle a un préjugé en faveur de l'homme" (Acte I, scène 7, p.762), éprouve une sorte d'attirance pour la lourdeur même et l'opacité qu'elle sent dans l'espèce humaine, qui sont ce qui lui fait défaut, on comprend que la tentation de l'amour puisse naître entre Hans et Ondine. Mais c'est de façon toute dissymétrique. Ondine se donne totalement, elle abandonne, malgré leurs avertissements, les ondins, elle s'engage dans l'expérience de l'amour avec une ferveur quasi religieuse. Hans de son côté est ébloui par le charme d'Ondine : mais sans même s'en rendre compte il la rapetisse et la banalise : "Tout ce qui est large en toi", fera remarquer Yseult, "Hans ne l'a aimé que parce qu'il le voyait petit. Tu es la clarté, il a aimé une blonde. Tu es la grâce, il a aimé une espiègle, tu es l'aventure, il a aimé une aventure" (Acte II, scène 11, p.796). L'homme ne peut pas ne pas être séduit par la poésie de la nature, mais, irrémédiablement aveugle, il prend bien soin de ne pas trop la prendre au sérieux, de n'en retenir que le plus superficiel. de se préserver de ce qui en elle est profondeur et intensité. Dès lors, l'amour entre Hans et Ondine est voué à l'échec. On le voit dès le début, au moment même où il semble le plus fort : si le chevalier semble un moment envoûté vraiment par Ondine, il est évident que c'est elle qui a fait les premiers pas et qui a repoussé les tentations qui risquaient de menacer son couple. Surtout, si épris que soit Hans, il se refuse dès le départ à la fusion totale : profitant du moindre instant d'inattention pour aller soigner son cheval, n'acceptant pas d'être attaché à jamais à Ondine par une ceinture, la reposant à terre dès qu'il commence à s'ennuyer. Même lorsqu'il quitte pour Ondine ce "presque rien" que sont "toutes les femmes", il est sans passion, désespérant de calme et de raison. Et du coup l'on sent tout de suite qu'il ne pourra se contenter de vivre longtemps d'amour et d'eau fraîche, que son bonheur ne va pas tarder à ressembler à de l'ennui : les passions humaines sont trop peu intenses, trop inconsistantes, - même la vie au paradis, près de Dieu finirait sans doute par nous lasser -, pour que la nécessité de trouver un "divertissement" qui nous surprenne et nous absorbe ne devienne pas très vite le premier impératif de l'existence. Au bout de trois mois de lune de miel, Hans va donc vouloir revenir à la Cour. Et là tout va jouer contre Ondine. Elle est inculte, - la science ne naît que de la distance aux choses, elle suppose que l'intimité avec elles soit perdue -, elle ne connaît ni la danse, ni la littérature, ni l'art du blason, ni le savoir-vivre mondain, elle ne comprend pas le mécanisme des intrigues de cour. Non seulement elle a déclassé Hans en l'épousant, mais elle l'exaspère en provoquant sans cesse des esclandres dans un monde dont l'artifice et l'insincérité sont incompatibles avec sa spontanéité. Il est impossible de lui apprendre à ne pas dire au chambellan qu'il a la main humide, au poète qu'il n'est pas beau, au roi qu'il a une verrue sur le nez. Le contraste avec Bertha, à la parfaite éducation, rompue à tous les arts de la société, soucieuse de la gloire de Hans, et qui sait de plus manœuvrer avec rouerie (cf. l'épisode du bouvreuil Acte II, scène 4) pour reconquérir l'homme qu'elle a perdu, ne joue pas en sa faveur. Devant cette rivalité Ondine, pour qui tout calcul est inintelligible, ne sait réagir que par des crises violentes de jalousie qu'intensifie encore le fait qu'elle sent ce que sa rivale pense silencieusement. Dans le monde impur de la civilisation humaine, la simplicité naturelle n'est pas à sa place, elle est gaucherie ; dans le monde de la pénombre et de l'ambiguïté, la clarté gêne et agresse, elle est indiscrétion et impudeur. Dans le monde de la mollesse et de l'oubli -"les deux éléments sauveurs de la vie humaine, c'est la distraction et la paresse"-, la passion devient violence, déraison, excès ; et de fait Ondine est foncièrement instable, elle passe d'un extrême à l'autre, c'est une hypersensible, qui réagit aux signes les plus tenus, que tout blesse et meurtrit, nécessairement inadaptée, peut-être même menacée par la folie. A la cour, Ondine ne s'entend en fait qu'avec le poète si l'on peut du moins qualifier de poète un homme qui rêve de poésie plus qu'il n'en crée (l'être humain peut-il d'ailleurs faire plus?) En vain Ondine, devant l'évidence de son échec, tentera-t-elle, pour éviter la mort à Hans, coupable d'infidélité, de s'enfuir en faisant croire qu'elle l'a trompé la première : sa ruse n'abusera pas les ondins, qui n'auront pas de peine à établir qu'elle est incapable d'infidélité, et Hans du coup n'échappera pas à son destin. Il n'est d'ailleurs même pas nécessaire de le tuer, il meurt d'avoir découvert des émotions trop intenses pour lui, d'avoir été confronté à des expériences pour lesquelles il n'était pas fait, d'avoir rencontré Ondine en un mot.

‘"J'étais né pour vivre entre mon écurie et ma meute. Non. J'ai été pris entre toute la nature et toute la destinée, comme une rat... Moi je n'avais pas une minute dans la vie avec la guerre, le pansage, la courre et le piégeage. Non il a fallu y ajouter le feu dans les veines, le poison dans les yeux, les aromates et le fiel dans la bouche. Du ciel à l'enfer on m'a secoué, concassé, écorché!" (Acte III, scène 6, p.825). ’

C'est alors entre Hans et Ondine, l'ultime adieu, qui fait mélancoliquement écho à leur première rencontre. Hans s'aperçoit - trop tard, mais la vérité sur sa propre vie ne peut venir que trop tard - qu'il n'a jamais aimé qu'Ondine, au moment même où il doit la quitter ; au moment où entre eux ce n'est pas seulement la mort qui va imposer une séparation, mais l'oubli, qui voue leur aventure même au néant et nie jusqu'au fait qu'ils se soient aimés. Et pourtant, si radicale qu'elle paraisse, cette séparation n'est pas totale ; avant de s'enfoncer dans l'inconscience et l'amnésie, Ondine a pris soin de s'imprégner, dans ses gestes, dans ses comportements les plus irréfléchis, d'humanité. Grâce à ses automatismes, une fidélité les relie, par-delà le souvenir et la conscience, qui témoigne que dans l'échec même de leur amour, ils sont inséparables.

En général, le réseau positif offre quatre champs sémantiques dont l'amour possède la place la plus importante. La vérité qui se réfère à la force et à l'essence de la Nature découle de l’amour, alors que la dignité humaine et la paix ont une toute petite participation. Il faut noter que même si le champ de l'amour est le plus étendu, il y a peu de protagonistes. On y trouve le "trio" amoureux comme Ondine, le Chevalier Hans et Bertha et deux des commentateurs de la pièce, le Roi des Ondins et le Chambellan qui représentent les côtés humain et surhumain. La vérité de la nature est donnée grâce au couple des pauvres pêcheurs, Auguste et Eugénie. Pourtant le Chevalier Hans et la reine Yseult aussi illuminent quelques aspects de la réalité naturelle. Enfin, la dignité de l'homme rassemble deux personnages qui viennent de substance tout à fait différente, c'est-à-dire Bertha et le Roi des Ondins, l'un mortel et l'autre immortel. C'est pourquoi leur signification est plus importante : tous les deux plaident en faveur de la noblesse humaine. La paix ne peut constituer une valeur indiscutable que pour un homme périssable comme Auguste.

Venons au réseau négatif qui dispose à son tour quatre champs : l'adultère, les impératifs sociaux, l'irréel et le mensonge. Le champ de l'irréel se distingue, fait qui ne nous surprend pas particulièrement, puisqu'il s'agit d'une féerie dramatique. Néanmoins, il est remarquable que les personnages de ce champ précis sont surtout des êtres humains comme Auguste, Bertha, Bertram, les Juges et il n’y a qu’Ondine comme représentante des forces surnaturelles. Dans le domaine de l'adultère le Chevalier est le vrai protagoniste ainsi que dans le champ des impératifs sociaux soutenu par la présence du Chambellan. De même, le Chevalier et la reine Yseult semblent admettre la triste présence du mensonge terrestre tandis qu'Ondine dénonce cette réalité.

Somme toute, le masculin paraît l’emporter sur le féminin de même que le réel sur l'irréel puisque le Chevalier Hans participe à 5 champs métaphoriques sur 8 au total alors qu'Ondine n’appartient qu’à 4 champs sur 8. En particulier, Hans s'avère une figure plutôt négative car il s'exprime dans tous les champs négatifs sauf dans celui de l'irréel. Dans le réseau positif il rencontre Ondine seulement dans le champ de l'amour mais il offre aussi ses images dans la vérité de la nature. D'autre part, Ondine elle-aussi se manifeste plus dans le réseau négatif que positif, et dans tous les champs, excepté celui des impératifs sociaux. Bertha et Auguste font 3 contributions d'images chacun, surtout dans l'ensemble d'images positif ; tous les autres personnages ne font qu'une ou deux apparitions dans les champs métaphoriques des deux réseaux. Disons toute de suite qu'Ondine est peut-être le chef-d'œuvre du théâtre de Giraudoux : sa pièce est à la fois la plus pathétique et la plus poétique. C'est dû sans doute en partie au romantisme profond du conte de La Motte Fouqué qui sert ici de point de départ : le merveilleux germanique convient sans doute encore mieux à la sensibilité du dramaturge que celui des Grecs, plus sec et moins chargé d'affectivité. La beauté de l'histoire, une histoire d'amour et de mort, ne pouvait pas ne pas attirer Giraudoux. Mais la réussite de l'œuvre tient aussi à ce que, sans étouffer le pathétique, son auteur a su résister à la tentation d'une sentimentalité trop appuyée : l'humour et la fantaisie gardent toujours leurs droits - en particulier au deuxième acte, où la présence de l’Illusionniste, permet de brillantes et savoureuses inventions. En bref, c'est une pièce qui correspond parfaitement à l'idéal théâtral que Giraudoux a présenté dans L'Impromptu de Paris : une féerie libre, méprisant le naturalisme, et s'installant délibérément dans l'irréel -"le théâtre, c'est d'être réel dans l'irréel"-, qui vise à illuminer un instant l'esprit du spectateur, pour l'emplir d'un sentiment de bonheur et de légèreté ; qui cherche en d'autres termes à faire en sorte que grâce à ce moment d'évasion qui lui a donné l'occasion non certes de comprendre ("le théâtre n'est pas une leçon mais un filtre"), mais de sentir certaines des analogies secrètes qui sous-tendent l'univers, il ait l'impression d'être plus fort, plus en harmonie avec le monde. Giraudoux ne va-t-il pas jusqu'à affirmer que ceux qui ont vu la veille une bonne pièce, ont "la démarche légère, la marche aimantée, le visage radieux mais tourné vers eux-mêmes, comprennent tout, le beau temps, la vie les feuilles des platanes, les oreilles des chevaux..." (L'Impromptu de Paris, scène 3, p.692). Si Giraudoux rangeait l'amour parmi les privilèges spécifiques de l'humanité, et soutenait même qu'il ne peut s'épanouir que par un renoncement au faux romantisme, il semble avoir changé d'avis : il n'y a d'amour vrai et intense que si l'homme s'ouvre à ce qui le dépasse, suggère-t-il maintenant. Mais si toute relation positive entre le cosmos et lui est vouée à l'inadéquation et au malentendu, il s'ensuit qu'il ne peut y avoir d'amour vraiment heureux. Et de fait, la signification la plus immédiate d'Ondine est celle-ci : l'être humain est trop médiocre et trop peu consistant pour supporter un amour vraiment total. Giraudoux croit encore que la lourdeur humaine possède, du point de vue cosmique, une sorte de mystérieuse beauté. Mais il ne croit plus qu'un être humain soit capable de donner à sa propre condition la plénitude à laquelle elle tend. Ondine a, lorsqu'elle est l'épouse de Hans, exactement les comportements d'Alcmène - dont Jupiter disait déjà : "Tu es le premier être vraiment humain que je rencontre"- mais c'est la preuve que Giraudoux ne croit plus qu'Alcmène puisse exister. Quand la prose humaine devient poétique, puisque ses manques deviennent une forme de perfection, c'est qu'on n'a plus affaire à l'homme. Il faut donc considérer l'existence comme une entreprise vouée à un indépassable échec : la simplicité et l'artifice, la transparence et la convention, la nature et l'homme, le ciel et la terre, tentent perpétuellement de se réunir, et restent toujours en fait étrangers l'un à l'autre.Autant dire que la "prose" ne fait plus figure de poésie, que l'impossibilité de vivre poétiquement sur terre redevient pour Giraudoux, que la vie blesse de plus en plus, une évidence. Reste qu'il faut malgré tout apporter à cette constatation pessimiste une nuance. Si prose et poésie, humanité et surnature ne peuvent se marier parfaitement, elles ne peuvent pas non plus ne pas être tentées de le faire : toute vie apparaît comme une tentative irréalisable mais malgré tout nécessaire pour unir ce qui ne peut l'être. La synthèse n'est plus réalisable, mais elle existe en creux, comme ce que nous n'arrivons pas à trouver et dont l'absence nous obsède. Enfin, dans Ondine l'être humain ne se console pas si facilement de n'être pas immortel ; il ne se satisfait pas à aussi bon compte d'un amour de mesure et d'une joie limitée. Le voici de nouveau montré dans son déchirement, affronté au dilemme cruel ou de se satisfaire du médiocre ou de se mutiler au sublime.