L'Apollon de Bellac (1942)

L'Apollon de Bella, est une pièce contemporaine, gaie, un divertissement reposant sur les acrobaties verbales et le bonne humeur, selon les commentaires de Louis Jouvet au moment de la création parisienne. Les imaginaires des personnages nous conduisent vers deux réseaux conflictuels dont le premier contient l'amour et la vérité de la beauté et le second le mensonge qui se substitue ici au crime ainsi que les impératifs sociaux. Comme dans L'École des Femmes de Molière, nous avons une jeune héroïne naïve et rouée qui s'appelle également Agnès. Elle se présente comme défenseur de l'amour vrai de même que de la beauté réelle : "Ils [le jour et l'automne] sont si loin de moi. Et on ne touche pas le jour. Et on n'étreint pas l'automne. Je voudrais dire qu'elle est belle à la plus belle forme humaine" (scène 9, p. 918) "Comme c'est beau la vie dans un homme, quand on vient de voir la beauté dans un chromo..." (scène 9, p.920). Néanmoins, malgré son intransigeance concernant ses idéaux, elle se révèle une manipulatrice habile de la technique du mensonge puisqu'elle prend conscience, juste après une courte pratique sur les objets, de son impact sur les individus. Sa verve montre une prédilection en faveur du corps, des saisons, de la nature et des effets lumineux.

‘"Comme tu es beau, mon petit, mon grand lustre! Plus beau quand tu es allumé? Ne dis pas cela... Les autres lustres, oui. Les lampadaires, les becs de gaz, toi pas. Regarde, le soleil joue sur toi, tu es lustre à soleil. La lampe Pigeon a besoin d'être allumée, ou l'étoile. Toi pas. Voilà ce que je voulais dire. Tu es beau comme une constellation, comme une constellation le serait, si au lieu d'être un faux lustre, pendu dans l'éternité, avec ses feux mal distants, elle était ce monument de merveilleux laiton, de splendide carton huilé, de bobèches en faux baccarat des Vosges et des montagnes disposées à espace égal qui sont ton visage et ton corps". (scène 4, p.904). ’

Près d'Agnès, un personnage réel et fantastique devient son tuteur spirituel et lui révèle les secrets du succès rapide et infaillible. Monsieur de Bellac, un inventeur ambigu, énigmatique mais perspicace et effectif, entreprend l'éducation de la jeune demoiselle. Son imaginaire se manifeste le plus loquace et se réfère soit à la beauté soit au mensonge en utilisant des objets de tous les jours, le corps, les arts tels que la peinture ou le théâtre, des personnages mythiques ou littéraires et enfin l'esprit religieux. Les méditations de M. de Bellac sur la notion de beauté prennent parfois une allure philosophique mais assez arbitraire et il paraît être le porte-parole de l'écrivain :

‘"Et chacun a sa beauté, ses beautés. Sa beauté de corps : ceux qui sont massifs tiennent bien à la terre. Ceux qui sont dégingandés pendent bien du ciel. Sa beauté d'occasion : le bossu sur le faîte de Notre-Dame est un chef-d'œuvre et ruisselle de beauté gothique. Il suffit de l'y amener. Sa beauté d'emploi enfin : le déménageur a sa beauté de déménageur. Le Président de Président. Le seul mécompte, c'est quand ils les échangent, quand le déménageur prend la beauté du Président, le Président du déménageur" (scène 8, p.913). ’

La victime et cible principale de ce complot n'est autre que le Président de l'Office des Grands et Petits Inventeurs, un vieux mais riche et honorable monsieur qui découvre soudainement la "vérité de la beauté" et met en marge les impératifs sociaux et sa fiancée, Thérèse. Ses métaphores ne jouissent pas d'une grande imagination puisqu'il se contente notamment des illustrations faites d'objets familiers.

‘"Cette gêne qui me prenait non seulement devant toi, mais devant tout ce qui est toi ou à toi, tes vêtements, tes objets. Ton jupon oublié sur un dos de fauteuil me raccourcissait de dix centimètres l'échine, comment aurais-je eu mes vraies dimensions? Tes bras sur un guéridon, et je me sentais une jambe plus courte que l'autre. Ta lime à ongles sur la table, et il me manquait un doigt : ils me disaient que j'étais laid. Et ta pendule en onyx des Alpes me le répétait chaque seconde. Et ton Gaulois mourant sur la cheminée! Pourquoi avais-je froid, à regarder le feu? C'est que ton Gaulois mourant me répétait dans son râle que j'étais laid. Il disparaîtra dès ce soir. Je ne tiendrai plus mes vérités et mon teint que de la flamme! (scène 8, p.914). ’

De surcroît, il y a deux figures pittoresques secondaires dans l'intrigue. Il s'agit du difforme Huissier qui augmente le schéma négatif du mensonge et l'acerbe Thérèse, la vieille liaison du Président qui renforce le schéma négatif des impératifs sociaux. "THÉRESE : J’avais laissé Oscar. Je retrouve Narcisse" (scène 8, p.915). Somme toute, le réseau positif dévoile l'amour et la vérité de la beauté tandis que le réseau négatif dévoile le mensonge et les impératifs sociaux. Le champ métaphorique de la beauté est le plus étendu du réseau positif et il est représenté par Agnès, Monsieur de Bellac et le Président. L'amour est loué par l'héroïne gracieuse de la pièce, Agnès. En ce qui concerne le mensonge on distingue les mêmes personnages éloquents tels qu'Agnès, Monsieur de Bellac et l'Huissier alors que dans le champ des impératifs sociaux il y a Agnès, le Président et Thérèse. Naturellement, l'ingénue et belle Agnès, pure incarnation de la beauté, est omniprésente dans les systèmes d'images, accompagnée soit par Monsieur de Bellac soit par le Président.

À travers L'Apollon de Bellac Giraudoux nous fait une proposition : le mal est illusion, mais cette illusion, par sa force même, se transforme en réalité. Comme Thérèse, l'homme se contraint à croire à la laideur : "THÉRÈSE : Je me réfugie dans un monde où la laideur existe. LE PRÉSIDENT : Tu l'emportes avec toi. Tu l'as en pellicule sur l'âme et sur les yeux" (scène 8, p.917). En conséquence, nous sommes responsables de la laideur mais nous sommes du même coup libres de choisir la beauté, elle dépend de notre seul vouloir. Si l'Enfer, c'est les autres, Giraudoux semble suggérer que le Paradis, ça pourrait être nous.