Sodome et Gomorrhe (1943)

Avec les années, Giraudoux s'enfonce de plus en plus dans le désenchantement. L'un des points de pessimisme le plus extrême qu'il ait jamais atteint est celui qui s'exprime avec Sodome et Gomorrhe, œuvre qui, sur le thème de l'amour humain, constitue le strict négatif d'Amphitryon 38. Ce n'est plus cette fois la perfection du couple qui nous est montrée, mais son absolue impossibilité : alors même que la survie du monde dépend de l'existence d'au moins un couple heureux, l'homme et la femme qui semblent par leurs qualités être le mieux à même de le réaliser, s'avèrent incapables de s'accorder, et préfèrent explicitement la mort dans la solitude à la vie en commun. La scission constitutive de l'homme, que Giraudoux ne cesse d'analyser sous toutes ses formes, apparaît ici sous son aspect le plus noir. Dans Sodome et Gomorrhe, c'est le fondement même de la noblesse, c'est-à-dire la possibilité de la communication et de l'amour entre les deux moitiés de l'humanité qui se trouve contestée. Tous savent la menace qui pèse sur le monde : "l'exigence de Dieu est suprême, il n'exige pas un couple qui se sacrifie, il exige un couple qui soit heureux". Les hommes commencent à faire comme si les dieux étaient myopes, "comme si la joie conjugale était là, la concorde". Ils jouent l'absence de question. Mais les femmes ne savent pas "mimer" les sentiments profonds. C'est donc elles qui s'acharneront maintenant à ébranler ces hommes immuables, lisses, "vitre intacte", "sac cousu", par lesquels échoue la création du couple.

Les systèmes métaphoriques observés dans la pièce nous conduisent au réseau positif de l'amour, de l'acceptation de la condition humaine et de la dignité de l'homme. Le réseau négatif nous fournit les impératifs religieux et sociaux, l'adultère et le mensonge. Il faut s’attarder sur ce dernier. Sous la définition générale du mensonge on trouve le crime, le pire selon Giraudoux, des formes de rupture du couple, de l'incompréhension et de l'aliénation entre les époux. Sodome et Gomorrhe, clef de tout le théâtre de Giraudoux, est la seule pièce où il soit permis à l'homme de se justifier. Le procès est ouvert dans l'impartialité. C'est pourquoi cette œuvre contient aussi, aux côtés de l'élue, les figures de femmes les plus navrantes de l'inspiration giralducienne, toutes les cousines d'Hélène de Troie, l'audacieuse et l'indolente, la cynique et la lascive. Or cette chance de l'homme ne dure que le temps du premier acte. Le second révèle qu'il n'a encore songé qu'à lui-même, à l'échec de son mariage, mais pas à l'autre, pas à Lia. "Dieu,[s'écrie-t-elle], si tu veux que jamais plus femme n'élève la voix, crée enfin un homme adulte! Que veux-tu que nous fassions de ce fils maniaque, que nous n'avons ni porté ni nourri..." (Acte II, scène 6, p.876).

Soit donc Jean et Lia : ils se sont aimés. Plus précisément, c'est Lia qui a aimé Jean : de l'amour le plus vrai, le plus profond, le moins illusoire : "J'ai vu Jean comme la biche voit son cerf, de mes yeux les plus clairs et tel qu'il est... J'ai essayé d'avoir cet homme, je me suis jetée contre lui" (Acte I, scène 1, p.838). Et maintenant cet amour est mort : Jean n'est plus aux yeux de Lia que l'ombre, le reflet mensonger de celui qu'elle a aimé. Toutes ses qualités sont passées à d'autres, il est devenu étranger au point qu'elle a le sentiment que les objets ne sont plus les mêmes pour eux, que les mots n'ont plus le même sens : "Son soleil n'est plus le mien, le visage qu'il voit de moi n'est plus le mien. Le monde s'est dédoublé et nous avons chacun le nôtre" (Acte I, scène 1, p.840). Cet éloignement irrémédiable est le résultat d'une déception. Lia a eu le sentiment que ses efforts pour atteindre véritablement Jean sont tombés dans le vide : Jean s'est gardé pour lui, ne donnant ni ses souvenirs, ni ses préoccupations, il est resté inaccessible.

‘"Je me suis jetée sur cet homme de face, de toute ma force, toute ouverte. Lui était cousu de toutes parts. Alors je me suis contentée de vivre contre lui, je me serais contentée de son décalque. Rien n'a manqué. Puis il m'aurait suffi de le savoir par cœur, comme une enfant sait sa leçon. J'ai su par cœur ses gestes, ses silences, ses langages. Et tout cela maintenant s'en va dans un oubli mortel". ’

Pourtant, Lia elle-même est prête à saisir toutes les chances, même maintenant de la douleur, prête à recommencer leur amour. Mais ce n’est ni pour sauver la convention selon le désir de Jean, ni pour plaire au verdict des dieux, simplement parce que pour elle, vie et amour sont synonymes. Son imaginaire nous fait réaliser qu'elle est au courant des impératifs religieux, qu'elle est capable de commettre le mensonge ou l'adultère, mais qu’elle aspire essentiellement à l'amour absolu. Au cours de ses métaphores, on rencontre des animaux et des insectes, le corps et les objets familiers, la religion et la sorcellerie.

‘"Nous ne sommes plus ton couple de parade, nous sommes de pauvres époux qui ont failli, qui ont mis entre eux, comme seconde dot, l'angoisse du souvenir, du repentir. Mais c'est aussi pour m'apprendre qu'il n'y a au monde que celui que j'ai aimé. Que les autres hommes n'en sont qu'un écho, une grimace, et que tout ce qui ne vient pas de toi [Jean] n'est que maladresse, à peu près, et dérision" (Acte II, scène 8, p.882). ’

Lia dit nous, elle cesse d'utiliser toute sa perspicacité pour éloigner l'homme. Elle accepte la leçon de l'échec. Elle est la même Lia qu'au début, mais son intransigeance est plus charitable, sa vérité englobe aussi la bonté.

Hélas! Jean ne recueille pas cette chance nouvelle. Il se montre plus entêté pour la fatalité du malheur qu'il l’était pour la comédie du bonheur. Il joue la convention du "tout est perdu" après celle du "tout va bien". Son ensemble métaphorique oscille entre le diptyque adultère-mensonge, les impératifs religieux et l'amour. Ses sources imaginaires surgissent des objets quotidiens, de la guerre et de la chasse, de la vie conjugale et des effets lumineux.

‘"Ange, j'ai épousé cette femme pour avoir ma lumière. On m'a allumé le jour de mes noces comme une lampe. Mon travail, mon repos, avaient leur flamme, qui était elle. Je n'étais qu'huile et que mèche ; et cette condition m'a suffit tant qu'il en naissait son éclat. Mais un jour est venu où elle ne s'est plus nourrie de moi. Elle brûle, elle scintille, mais pas de moi et pas pour moi. Je ne sais quel vent l'a emportée au loin, sa satiété ou son orgueil. Je suis la lampe, et ma flamme est là-bas qui brûle solitairement sur une margelle de puits ou dans un arbre. Et elle vacille ou brûle droite selon des humeurs inconnues. Et je vis dans la nuit". (Acte I, scène 2, p.847-848). ’

Si Lia semble avoir de bonnes raisons de se plaindre, Jean, pour sa part, lui qui est connu pour sa franchise et sa générosité, a le sentiment d'avoir été inexplicablement trahi, d'avoir été abandonné par Lia, dont il faisait le point fixe de son existence, comme une lampe par sa flamme qui serait partie brûler séparément. Il faut reconnaître cependant que sa conception de l'amour est bien sage, bien respectueuse des usages. Il est normal que lorsqu’il demande à Lia de rester avec lui par raison, celle-ci refuse avec véhémence et indignation : "La vie est pour toi une parade, où les couples défilent, la tête avantageuse, en se tenant la main. Et ils peuvent se la pincer sournoisement, cela n'a pas d'importance, et grimacer sous leur sourire. Il s'agit de tromper Dieu sur ses créatures" (Acte I, scène 3, p.856). Quand Jean réaffirme encore qu'il lui offre une vie noble, elle lui réplique : "L'amour est noble, non pas quand il érige deux êtres en couple modèle, mais quand il les broie et n'en fait qu'une poudre, quand il les malaxe et n'en fait qu’un corps". Au fond, c'est parce que Jean, trop raisonnable, est incapable de passion, que Lia, qui est une Ondine aigrie, s'est détachée de lui, et s'est même mise à le détester. En fait, c'est la différence d'essence entre la femme et l'homme qui semble à l'origine du malentendu : autant la première est exigeante et passionnée, en contact immédiat avec les choses et les êtres, autant le second est maître de lui, rationnel, extraverti, tourné vers la conquête du monde. Tout son art est d'esquiver les discussions brûlantes, en se plaçant hors d'atteinte, pour se protéger, sur son "tapis volant", et de refuser, au nom d'une conception utilitaire et activiste du couple, les tourments d'une affectivité trop intense. D'où le risque d'une double déception trop lourde, trop froide, trop assoiffée de puissance, de mépris, chez l'homme ; d'une féminité trop irréfléchie, à la vision du monde trop étroite, à la capacité d'entreprendre trop limitée pour la femme. En profondeur bien sûr, c'est la complémentarité de l'artifice et du naturel, de l'activité volontaire et de la spontanéité, qui, comme dans Ondine, mais au niveau purement humain cette fois, apparaît problématique. Loin de chercher dans l'autre ce qui leur manque, l'homme et la femme se considèrent réciproquement comme incompatibles, ils trouvent scandaleux de n'être pas autosuffisants. "Dieu est injuste", s'exclame Jean. "Parce qu'elles ont toujours raison. Tout en elles est ignorance, et elles contiennent la cage de silence où le moindre grincement et la moindre palpitation du monde sont perçus. (...) Et voici le couple humain : un homme capable de tout, mais qui n'a pas ses armes, une femme qui les a toutes et qui par son enfance et sa folie, s'y meurtrit sans profit et sans gloire". (Acte I, scène 2, p.849). Le mal métaphysique dont souffre Sodome, et qui explique la guerre des sexes qui y règne, c'est que chacun ne peut accepter que ce qui lui est semblable, et refuse tout contact avec ce qui est différent de lui.

Le couple principal de Lia et de Jean est dédoublé par le couple de Ruth et de Jacques de sorte que Giraudoux met en évidence toutes les possibilités éventuelles. Par conséquent, on reste sur la scène de l'échange, où les couples s'intervertissent afin de voir si leur divorce n'était le fait que d'un mauvais mariage. Ici, l'homme se défend bien et contre-attaque tandis que la femme le place systématiquement dans la situation honteuse du tyran, pour mieux réduire toutes ses qualités. Elle le veut brutal et l'excite ; borné et l'égare ; conventionnel, et lui laisse arranger ce que, seule, elle a brisé.

Ruth confirme la mésentente des sexes et signale la ruine de Sodome, la fin du monde. Les métaphores prononcées par sa bouche nous dévoile à nouveau la planète du mensonge , c’est-à-dire du mal qui vient de ce que l'homme et la femme ne peuvent pas former une seule âme. Son imagination se meut parmi des scènes de guerre et la prison, d’images du corps et de la maladie et même des rongeurs. "Ils portent [les hommes] devant eux leur vie étalée comme une panoplie, mais sous la plus astiquée et la plus franche on sent des réserves et des ruses qui courent comme des rats. On voit la queue de l'un, l'œil de l'autre. Cela ligne, cela remue, et puis c'est le silence" (Acte I, scène 1, p.843). Or cette mésentente est avant tout intellectuelle, chaque sexe accusant l'autre de sécession et de non-participation à la vie humaine et cosmique. Jacques est accusateur en parlant de la duplicité et la sournoiserie de sa compagne dans le schéma négatif du mensonge en la comparant à un reptile. "Parfois sous la feuille d'acanthe on croit voir son ombre dentelée et roulée, c'est la couleuvre, c'est Ruth" (Acte I, scène 2, p. 849).

Toutefois, Giraudoux n'est pas satisfait de doubler son couple perdu. Il le triple en présentant des personnages fameux de la tradition biblique comme Dalila et Samson. Grâce à eux, il a l'occasion d'accentuer le malentendu qui couve au sein du bonheur des couples. Dalila tente de nous donner une leçon d'amour, suivant sa propre optique environnée de tromperie, mais il ne s'agit que d'un amour relatif, conventionnel, intéressé. Pour atteindre son but, elle a recours à la nature, au corps, aux animaux et à la religion.

‘"Un homme, c'est d'abord la force. Je suis née peureuse, comme toutes les femmes. La moindre bestiole me plonge en transes. Mais, comme la souris et le moustique, je ne me sens rassurée que par la présence d'un mari qui étrangle la panthère entre deux doigts. Et toutes, vous êtes comme moi. Vous n'êtes rassurées contre le ruisseau que si votre mari peut barrer des fleuves, contre la feuille du tremble, que s'il peut d'une chiquenaude déraciner un chêne. Samson fait tout cela avec facilité. C'est dans cette marge de sécurité qu'est notre bonheur, car nous savons les racines géantes de nos petites frayeurs" (Acte II, scène 4, p.869). ’

En revanche, Samson se montre un époux crédule et naïf qui vient ajouter sa vision personnelle au schéma métaphorique positif de l'amour.

‘"Moi, j'ai choisi l'amour et la loyauté, le sein et l'œil de Dalila. J'ai choisi la générosité, la main et le cœur de Dalila! J'ai choisi la pitié pour le monde, la joue sur laquelle coulent les larmes de Dalila! J'ai choisi la passion, le duvet sur ses lèvres. Il est une pierre de lune que l’on glisse dans la nuit pour la faire prendre, pour que tout en devienne gel de beauté et de resplendissement : c'est le sommeil de Dalila..." (Acte II, scène 4, p.871). ’

Dans Sodome et Gomorrhe l'accent est mis plus fortement sur le caractère dramatique de la situation et sur l’impuissance de Dieu devant le secret de cette malfaçon. La désunion du couple constitue un mal qui échappe à la volonté divine même si elle est omniprésente et pressante tout au long de la pièce. L'Ange et L'Archange prennent part à tous les réseaux tant positifs que négatifs. En tant que messagers divins, ils dénoncent le mensonge, ils font l'éloge de l'amour et prêchent l'acceptation de la condition humaine, mais avant tout ils doivent faire accepter les impératifs religieux. Leur inspiration provient surtout de la nature, de la flore et de la faune, des corps célestes et des effets lumineux.

‘"L'ANGE : Tous ces arbres à feuillage, ces prairies à fleurs, ces animaux à courses et à bonds qui ont été donnés à l'homme pour le distraire de son soliloque et de son péché, et toutes ces voix des ruisseaux à reflets, des oiseaux à couleurs, des métiers, des chars sur les route qui l'empêchaient de s'écouter soi-même, tu les méprises, tu y renonces! Ton occupation, c'est toi-même. La vie, c'est ta vie. Tous ces noms d'innocence et de diamant dont on a couvert vos noms de chair et de sang, et Lia, et Noémi ,et Ruth, et Jean, et Jacques, tu y renonces! Tu t'appelles matière et pourriture?" (Acte I, scène 4, p.859). ’

Faut-il dans cette affaire déterminer les torts? L'erreur de fond a peut-être été des deux côtés de vouloir "imaginer l'autre", au lieu de s'ancrer à sa réalité effective. "Un époux", affirme l'Ange, "ne s'imagine pas, ne s'estime pas, ne se juge pas : il se voit, il s'entend, il se touche. (...) Il est le noyau du monde". (Acte II, scène 7, p.880). Rêver au lieu d'aimer le réel, faire du plein un manque, telle est la faute des amants frustrés -de l'être humain en fait, que sa condition voue à toujours désirer "autre chose", et rend incapable d'accepter le présent.

Mais à part cela, comme dans toute tragédie, nous n'avons affaire qu’à des victimes innocentes. Pour fermer le cercle douloureux de cette pièce bouleversante, il faut présenter le commentateur de l'intrigue, le Jardinier, qui résume cette lutte déchirante dans le noyau même de l'humanité, le couple, et en même temps, qui laisse un rayon d'espoir dans l'avenir en exaltant la dignité de l'homme à l'aide d'une fleur.

‘"Ce n'est pas un ornement, une décoration, la dernière rose. Ni une fragilité. Elle vivra aussi longtemps que nous, cette rose-là. C'est la première fleur de mes fleurs que je ne verrai pas flétrie. La colère de Dieu change ma rose en immortelle. C'est toujours cela. Pour une fois, la vie de la rose est le symbole de la vie humaine. La vie humaine y gagne. Mais me voilà obligé de la porter toute la journée à la main, de bêcher d'une main, de ratisser, et nourrir, et offrir, soit une fleur, évidemment c'est une grâce. Qu'en ce jour sinistre, Dieu fasse du jardinier une espèce d'arbuste à une fleur qui embaume, c'est un choix, c'est un privilège, alors que les hommes sont tous en cette heure des arbustes à crime et à péché". (Acte II, scène 1, p.863). ’

Au total, parmi les trois champs métaphoriques positifs Sodome et Gomorrhe privilégie surtout le champ de l'amour puisqu'il recrute tous les personnages importants de l'intrigue comme Jean, Lia, Ruth, Dalila, Samson et l'Ange et de plus, il est le champ le plus étendu. L'acceptation de la condition humaine est prêchée par des personnages masculins mortels et immortels tels que l'Ange et Jean. Concernant la dignité de l'homme c'est le Jardinier qui assume le rôle de faire l'éloge de la race humaine. En revanche, le réseau négatif est considérablement plus long et varié que le réseau positif car il comprend quatre champs métaphoriques parmi lesquels ceux qui dominent sont le mensonge et les impératifs religieux. Sous l'étiquette du mensonge la pièce couvre le problème fondamental qui n'est autre que celui de la rupture du couple. Tous les personnages masculins et féminins sont tourmentés par cette division et expriment leurs sentiments et leurs pensées agités : Jean, Jacques, le Jardinier, l'Ange et 'Archange, Dalila et Ruth, Martha et surtout Lia. Quant aux impératifs religieux, le deuxième facteur significatif de l'action, on distingue en premier lieu les personnages-symboles portant des messages comme l'Ange, l'Archange et le Jardinier et, en second lieu, les protagonistes principaux tels que Lia et Jean. A côté de ces deux éléments révélateurs suit l'adultère présenté à travers les images de Lia et les impératifs sociaux donnés par l'Ange. En faisant une appréciation globale des systèmes métaphoriques, on réalise que le personnage qui apparaît le plus souvent c'est l'Ange qui se montre dans 5 champs sur 7 au total. Après, c'est Lia et Jean avec 4 contributions sur 7 pour chacun d'eux. Il est nécessaire aussi de mentionner que ces trois personnages agissent surtout dans le réseau négatif. Ensuite, il y a le Jardinier et Ruth avec 3 apparitions sur 7, l'Archange et Dalila avec 2 et Samson et Jacques avec un seul apport d'images. L'Archange et Jacques participent exclusivement au réseau négatif, Samson uniquement au réseau positif. Décidant donc de rompre complètement avec son mari, Lia va d'abord se tourner vers l'Ange. Ce qui la pousse vers lui, c'est en un sens le mysticisme, ou encore, ce qui en est très proche, le dégoût de l'humain. Lasse de la laideur, ou simplement "du goût de renfermé" qu'elle sent à la condition humaine, elle aspire "à avoir pour compagnon un autre être qu'un homme". Pour éviter cette "profanation de tous les instants" (Acte I, scène 4, p.861)qu'est la vie, elle demande la faveur suprême qui est celle du détachement et de l'indifférence : "Sauvez-moi! Vous qui êtes sans nom, donnez-moi un monde sans baptême, un cœur sans souvenir, une aurore sans initiale. Vous qui êtes sans désir, donnez-moi ce plaisir suprême, qui est de ne plus en avoir" (Acte I, scène 4, p.861). Mais l'Ange, qui sent aussi en elle le désir de corrompre et de profaner, ne se laisse pas séduire : cette fois, c'est la surnature qui ne répond pas aux avances de l'homme. Lia va donc se rabattre, mais sans vraiment se bercer d'illusions, sur Jacques, homme simple et naïf (avec lequel elle ne part vivre que parce qu'elle ne peut "masquer le vide laissé par la disparition de Jean qu'avec un homme"). Jean de son côté partira avec Ruth, la femme de Jacques, coquette et menteuse qui, à l'inverse de Lia, s'est fatiguée de son mari parce qu'il lui apparaissait immuable et trop facile à saisir. Cette solution immorale ne peut guère bien entendu satisfaire Dieu, qui rappelle que le délai qu'il a laissé à Sodome avant l'anéantissement touche à la fin. Toute la ville vient supplier Jean et Lia, qui ont longtemps paru incarner le couple parfait, de faire un effort pour éviter la catastrophe, et de tenter de se réconcilier : Ruth elle-même demande à celui auquel elle s'est attachée de l'abandonner. Lia pour sa part, après avoir refusé dans un premier temps, finit par se laisser convaincre d'accepter. Lorsque l'Ange vient joindre sa demande à celle des habitants de Sodome, c'est par des raisons paradoxales sans doute qu'elle justifie son consentement : si elle accepte de revoir Jean, c'est "par faiblesse et par lâcheté, par curiosité et par scandale, par insulte pour ce qu'elle a de plus sacré, et par rage, par amour pour l'ange, par doute de Dieu, par mépris de Dieu" - et de fait,on sent qu'il y a chez elle à la fois une révolte profonde contre la création, et une aspiration à la destruction de soi, qu'elle prenne la forme de la mort, de l'oubli ou de la déchéance. Mais à côté de cela, il y a aussi encore en elle un reste d'amour pour Jean : non seulement elle a compris, en essayant de vivre avec un autre, qu'il était le seul homme de sa vie, mais qu’il suffirait d'un geste de passion de sa part pour qu'elle accepte de lui revenir vraiment : "O Jean, je t'en supplie, pour une fois prends le chemin de la lumière, de la colère, de la foudre ; reviens par mon corps, par mon cœur, apparais dans mon dos, ruisselle, flambe, marche sur le gazon! Je n'attends que cela pour me sentir vaincue." (Acte II, scène 6, p.875). Mais Jean, de son côté, a fait le chemin inverse Le bien-être superficiel qu'il a connu près de Ruth lui a appris que toutes les femmes se valent. Il veut bien d'un couple, mais purement formel : simplement pour avoir "une minute de repos éternel" - revendication de pure humanité, qui rappelle celle d'Holopherne. Lia ne peut pas , bien sûr, accepter : "Ta femme vient à toi, mendiante, écorchée, et tout ce que tu lui demandes, c'est de poser avec toi pour le tableau qui montrera aux générations Lia et Jean recevant la mort" (Acte II, scène 8, p.883). L'anéantissement de la ville est donc inéluctable. Hommes et femmes, chacun de leur côté, savourant leur solitude, jouissent de la pureté de leur essence que n'altère plus aucun effort de communication, les femmes refusant "la puérilité masculine", revendiquant l'inaction, les hommes s'assumant comme êtres de force et de travail, et se proclamant libérés de la perfidie féminine, attendent dans le soulagement et la dignité la colère de Dieu - un Dieu qui fait finalement autant figure d'accusé que d'accusateur. Ils assument l'incommunicabilité entre les sexes, et font, devant la mort, le choix de la solitude, incarnant un rêve qui traverse, obsédant, toute l'histoire, celui du repli sur soi, de l'autarcie, de la fermeture à l'autre, rêve dont la stérilité n'empêche pas qu'il soit perpétuellement fascinant. Pourtant l'atmosphère que cherche à créer Giraudoux reste malgré tout empreinte d'une certaine grandeur. Cela essentiellement parce que, loin de se complaire dans l'amertume ou l'agressivité, sa pièce vise encore, de façon négative et par la description d'un échec, à suggérer la beauté métaphysique de cet accord qui sauverait le monde, accord qui fait figure de paradis perdu. Cette pièce est bien, comme Amphitryon 38, à la gloire de l'amour du couple, couple qui change "tout désert en oasis". Les dieux eux-mêmes, qui ont retenu la leçon d'Alcmène à Jupiter, savent que cet amour est ce qu'il y a de plus précieux dans l'univers, et que "les seules constellations qu'on voit du ciel, ce sont les feux des couples humains". Ce que pose Giraudoux en effet c'est que le couple est premier à l'individu, et que pour l'être humain la solitude équivaut au dessèchement intérieur et à la mort. A Lia qui reproche à Dieu de "tenir plus à son couple qu'à sa créature", l'Ange répond : "il n'y a jamais eu de créature, il n'y a jamais eu que le couple". La complémentarité est donc plus fondamentale que l'indépendance, et c'est pour avoir trop cru aux liens de la tendresse que Dieu a commis l'erreur de couper les bandes de chair qui unissaient, tels des siamois, les premiers êtres. La perte de cet amour est le péché absolu, à la fois originel et ultime, il justifie l'apocalypse, l'anéantissement des hommes. Anéantissement qui malgré tout n'est pas sans une funèbre grandeur. "Quelle aurore!" s'écrie Lia avant de mourir, ce qui rapproche la fin de Sodome et Gomorrhe de celle d'Électre. C'est qu'au cœur de sa corruption, il y a encore chez l'homme comme une innocence, puisque après tout ce n'est pas lui qui a voulu cette incommunicabilité, qu'il reconnaît subir sans en comprendre la raison. Cette innocence fondamentale, jointe à une totale absence de lâcheté face à la mort, font que dans sa noirceur, la pièce reste encore baignée dans la clarté tragique.