Pour Lucrèce (1953)

Sur cette Aix plus classique, en son ordonnance et son architecture, que le Second Empire, il flotte comme un parfum de Liaisons dangereuses ; et soudain passe l'ombre de Laclos. Il y a de la Merteuil dans Paola, et du Valmont dans le comte Marcellus. Un climat de débauche très XVIIIe siècle qui s'affronte à l'Inquisition, au jansénisme du Procureur impérial, à la Justice inflexible. Combat en apparence bien défini, comme une leçon de catéchisme. Suivant les métaphores de la pièce, le réseau positif comportent l'amour et la vérité qui n'est autre que la pureté et l'honnêteté dans le couple homme-femme. À l'opposé, se placent l'adultère suivi du mensonge. Avec Pour Lucrèce Giraudoux nous offre le final, la reprise brève et concrète du grand motif de sa dramaturgie, les relations au sein du couple. Lucile, c'est la vertu, la pureté, la hauteur, l'ignorance. Son imaginaire est hantée de la notion de la vérité mais qu'est-ce que la vérité pour elle ? Certes, "partout où passe cette procureuse charmante, la vie prend les formes et l'agrément du jugement dernier" (Acte I, scène 1, p.1008). Pourtant, elle n'a ni répulsion pour les voleurs, ni distance avec les ivrognes, ni recul envers les menteurs. Elle n'est pas l'incorruptible, "la magistrature couchée", alliée à la magistrature assise! Elle n'est déléguée qu'à un seul miracle et à un seul travail : ceux de l'amour. Elle passe au milieu des couples afin de révéler si entre cet homme et cette femme il y a connivence, habitude, politesse, hypocrisie, ou, sans doute, amour. À travers sa mission de mettre en évidence la vérité, elle dévoile également le mensonge et l'adultère. Bien entendu, on lui reproche de "redonner à la ville le péché originel", de briser par exemple l'heureuse innocence d'Armand, trompé sans le savoir par Paola. Mais Lucile préfère, pour elle et pour les autres, la mort dans la vérité que la vie dans le mensonge. Elle est la loi, qui vient, non pour juger le monde, mais pour le sauver, s'il est possible au travers de l'aurore et du feu. Après avoir plongé Armand, dans le désespoir, elle s’écrie :”Je le lui ai lavé, [le mot amour], tu verras sa force" (Acte I, scène 6, p.1021). Et pourtant, Lucile se tuera ; pour rien, semble-t-il. Nous sommes au cœur de la pièce. Lucile croyait à son mariage et cette certitude lui permettait de croire à la vie, de combattre l'hypocrisie et de révéler l'amour. Lorsque elle affronte la mentalité bornée et l'orgueil de son époux, elle réalise que leur amour se révèle néant. En vain, elle s'efforce de ranimer la flamme dans son cœur, c'est perdu, c'est le début de la fin de leur liaison et du drame de la pièce. Dans sa tentative d'illustrer son imagination, elle use des images influencées par le règne animal, les objets familiers tels que les bijoux ou les vêtements, la maladie et les accidents de même que les esprits bienveillants ou malveillants, le credo religieux, la mort et les tortures.

‘"Ô Armand, Dieu doit avoir ses raisons pour que si souvent à la lumière du crime la victime se ternisse, le criminel se dore, mais il est horrible de penser que si vous prenez sa femme à un mari, juste, bon, généreux, vous le changez en pantin égoïste, sans âme et sans vertu. C'est ce que je viens de voir de mes yeux. Sa robe de vertu, dont il était si fier, ce n'est plus qu'une loque, sa peur de vertu une écaille. Dans sa bouche il n'est pas une parole, qu'elle fût honneur, justice, ou famille, qui ne m'ait paru désigner une hypocrisie ou une tare. Il a parlé latin, il soulevait une pierre tombale, des cloportes en sont partis. Jusqu'à son parfum que j'ai choisi, son vêtement dont j'ai voulu l'étoffe, m'étaient aussi étrangers et hostiles que lui. Il m'est arrivé chaussé, drapé, rasé, par des ennemis, par je ne sais quels criminels..." (Acte III, scène 3, p.1066). ’

Son adversaire hardi et personnification fidèle de la perversion, Paola, ne soupçonne rien de cette flamme qui brûle en Lucile. Elle s'imagine que cette petite "tigresse" nourrit à son insu le goût des hommes. Pour se venger, elle invente le viol fictif de la procureuse par Marcellus, le Don Juan d'Aix, viol destiné à perdre Lucile à ses propres yeux puisqu'elle devra avoir honte non de la violence d'un autre, mais de la souillure de sa propre imagination. La ruse échoue. Ce n'est pas l'imposture d'un séducteur qui pourrait suffire à perdre celle qui croit en l'amour pur. Néanmoins, Paola s'avère un personnage-symbole dans les réseaux négatifs du mensonge et de l'adultère, un vrai architecte du complot et de la machination qui pourrait être considéré comme le théoricien impudent et cruel du faux et de la tromperie. Son système métaphorique est le plus riche et le plus loquace en nous transportant au règne animal et végétal, au déguisement et au maquillage, aux arts comme la peinture, la sculpture et le théâtre, au corps ainsi qu'à la mythologie grecque et la tradition biblique.

‘"L'homme le plus volontaire n'est qu'une esquisse, qu'un barbouillage sur le décor humain. Aussi sa bouche, ses mains se promènent-elles à tâtons sur la création. Toute femme est comme toi, belle Lucile, achevée comme une clef. Que vais-je bien ouvrir avec toi! Le scandale? Le malheur? Nous allons voir ce que tu ouvres. Pas une de tes moulures, pas une de tes encoches qui n'indique que ce sera un scandale de choix, un malheur inouï. J'ai la clef de la boîte de Pandore... Tu l'as voulu, puisque tu as voulu que j'ouvre la haine" (Acte I, scène 10, p.1033). ’

Mais Giraudoux n'oppose pas le rouge de Paola à la robe blanche de Lucile sans y mettre de la nuance, de la subtilité, et même du paradoxe. Assurément il prend le parti de Lucile, dans ce sacrifice qu'elle fait à elle-même, à son image, à sa pureté... Et pourtant, ne lui fait-il pas dire par la charmante Eugénie, trop vite escamotée de la scène, qu'elle apporte dans sa vertu une exagération dangereuse?

Eugénie donc semble jouer le rôle d'un personnage-balance entre les deux bouts du fil conducteur. C'est la raison et la modération, l'arbitre qui essaie de rester impartial et objectif pour empêcher la catastrophe. Eugénie incarne la voix de la conciliation venue du fond de l’intransigeante Lucile ; n'oublions pas qu'elle est son amie intime. Malgré tout, sa présence dans la pièce n'est que temporaire, dès le moment où les passions, et même la vérité qui entraîne tous et tout sur son passage, l'emportent sur son esprit médiateur, elle s’efface. L'imaginaire d'Eugénie couvre les schémas de l'adultère, du mensonge et notamment de la vérité purificatrice. Il est inspiré des fleurs et des oiseaux, de la sorcellerie et de la religion. Ses prédictions pénétrantes nous rappellent celles d'une prophétesse des temps antiques et nous dévoilent une figure perspicace, utile à "l'économie" de l'œuvre dramatique. "Mettre un mari en éveil, c'est lâcher l'apprenti sorcier. C'est réveiller tous ces gardiens dont la confiance faisait des camarades innocents la curiosité, la jalousie, le crime. Armand va voir d'un coup tous les amants de Paola, un par œil. Il va la ruiner, la chasser" (Acte I, scène 6, p.1020). Les hommes sont là aussi, et changeants : Armand, lucide sur Paola, se dévoue pour Lucile, se bat pour elle. Il est volubile et de mari trompé et crédule se transforme en défenseur acharné de la vérité. Il nous parle de l'amour, de la vérité ainsi que de l'adultère et du mensonge. Ses métaphores se dégagent des objets familiers, des effets sonores, des anges et des monstres, de la chasse et de la guerre.

‘"En ouvrant ma fenêtre, j'ai vu ce qu'il était un jour de règlement. Le ciel est tout bleu, tout pur, mais à une barre invisible qui le coupe, on voit qu'il est le ciel du règlement, et, en vous, au lieu de se mélanger, les torts et les vengeances se séparent et vont chacun dans leur colonne. Tu aurais dû ouvrir ta fenêtre ce matin, et regarder la barre. Cela te donnerait le courage des comptes" (Acte II, scène 3, p.1047). ’

Marcellus, le double masculin de Paola et son digne partenaire dans la corruption et la conspiration, augmente le schéma négatif du mensonge pour se trouver à la fin de la pièce lassé des plaisirs que lui a offerts Paola., comme les autres, toutes les autres. Il ne rêve plus que de Lucile, et finalement touché par une sorte de grâce du vice, meurt pour elle. Ses illustrations métaphoriques nous parlent des fleurs et des boissons mais surtout du corps et de la mode, des liaisons amoureuses et des arts.

‘"Vous [Paola] n'êtes pas cette femme à voix, à regard, à geste. Vous êtes ce que vous étiez hier. Un corps à la fois d'inconscience et de docilité, des yeux qui ne voient pas et qui s'ouvrent tout grands. Un murmure sans mots" (Acte II, scène 2, p.1041). ’ ‘"Je suis dans le plus beau de mon rôle, puisque c'est la visite de la mort que je reçois, comme dans les gravures où elle vient demander à Don Juan compte de tous ses crimes" (Acte II, scène 2, p.1044). ’

Seul, le rigide Procureur ne voit rien, ne comprend rien, ne pardonne rien. Il s'agit d'un personnage qui agit de manière catalytique dans l'intrigue, en dépit de son apparition courte ; car il est celui qui détruit d'un coup l'édifice heureux de Lucile. Sa foi en lui seul donnait à cette enfant timide le courage de briser le cœur d'Armand, d'affronter la vengeance de Paola, de refuser les accommodements d'Eugénie, de proposer l'invention émouvante du "mariage d'avant les âges" à un séducteur aussi dépravé que Marcellus, bref de croire à tout, à la vérité chez les aveugles, à la générosité chez les rivales, à la noblesse chez les pervers. Mais au moment où Lucile attend la mort de Marcellus, le procureur revient trop tôt, et nous allons dès lors savoir pourquoi elle s'est tuée. Le séducteur Marcellus, l'intrigante Paola, l'entremetteuse Barbette, ne sont que des petits malheurs au regard de Lionel, le mari. C'est un procureur, il veut tout savoir, sans rien comprendre. Il veut tout arranger sans rien souffrir. Il situe tout à son étage, celui de l'époux armé de ses privilèges, de ses soupçons et de sa dignité, l'étage des faits, de l'adultère tangible. La catastrophe est consommée. Lucile ne dira plus rien à Lionel, surtout pas qu'elle n'a jamais été violée. Ainsi Lionel Blanchard, le Procureur Impérial, condamne le mensonge et l'adultère et prêche l'amour et la vérité même s'il n'est pas capable de surmonter ses préjugés pour communiquer avec sa femme. Il parle en utilisant des images des boissons et des objets quotidiens, du tribunal et de l'artisanat. "Il m'a rendu un corps de veuve, un de ces corps modelés à la main, à la main d'un mort..." (Acte III, scène 5, p.1073). Tel est le secret de cette pièce frémissante. La liturgie théâtrale entière de Giraudoux s'achève sur la malédiction de Barbette. Guerre des sexes? Sans doute si on ne retient que le monologue de Barbette sur le cadavre de Lucile. Voici une entremetteuse ambiguë dont les métaphores ne se réfèrent qu'au schéma positif de la vérité en empruntant ses images à des effets lumineux et à l'art photographique.

‘"La pureté n'est pas de ce monde, mais tous les dix ans, il y a sa lueur, son éclair. Sous l'éclair de pureté elles vont toutes se voir dans leur manège et leur turpitude. Elles vont rester immobiles et surprises comme si le photographe les prenait, et aussi l'éclair de pureté coulera son lait surtout leur corps, elles le verront soudain dans son honneur, elles le verront en dépit de Dieu, et il leur fera ses reproches". (Acte III, scène 8, p.1079). ’

Par la mort de Lucile, l'exigence de la pureté, même si elle reste un idéal, prend tout de même un sens. De cet éclair, toutes les femmes en gardent la nostalgie, sentant bien qu'il les illumine collectivement : "La vertu d'une femme, c'est celle de toutes les femmes ; dans l'univers entier et dans le ciel, elles sont pures de sa pureté en ce moment" (Acte III, scène 8, p.1079) explique Barbette. Pour ne pas être susceptible d'incarnation positive, l'idéal n'en est pas moins, dans sa négativité même, une forme de présence, il reste ce qui donne sens à la vie humaine. Le réseau positif ne contient que deux éléments : l'amour et la vérité qui s'identifie à la pureté. Le deuxième champ sémantique l’emporte sur le premier et bien entendu, le personnage de Lucile domine le système des métaphores de la vérité. À côté d'elle, on entrevoit des personnages attendus tels qu'Armand, Eugénie et le Procureur Impérial de même que des héroïnes typiquement adversaires comme Barbette et un tout petit apport de la part de Paola.

D'autre part, le réseau négatif oppose l'adultère et le mensonge qui s'avère vraiment très étendu et couvre plus de la moitié du réseau. Armand et Eugénie sont les accusateurs principaux dans le champ de l'adultère soutenus par Lucile, le Procureur Impérial et Paola. En outre, Paola est la "reine" dans le terrain du mensonge ayant comme partenaire Marcellus ; cependant Lucile se montre également présente dans le même champ métaphorique avec Armand et Eugénie. Ainsi l'univers de Pour Lucrèce nous offre des dimensions intéressantes : les personnages qui se montrent dans tous les champs métaphoriques de deux réseaux sont les membres du couple parodique : Armand et Paola. Armand s'intéresse surtout à l'amour et à l'adultère alors que Paola excelle dans le mensonge. La protagoniste de la pièce Lucile de même que son mari borné Lionel participent à trois champs sur quatre au total. On ne pourrait pas dire que le Procureur Impérial (Lionel) privilégie un champ particulier puisque ses contributions sont équivalentes dans la vérité, l'amour et l'adultère. D'ailleurs, le "double" de Lucile, Eugénie s'exprime exactement dans les mêmes champs métaphoriques qu'elle, mais Eugénie décrit l'adultère et Lucile dévoile la vérité.

Marcellus, le libertin dissolu, n'est présent que dans un ensemble de métaphores celles du mensonge, tandis que Barbette l'entremetteuse finalement s'avère solidaire de la vérité (pureté). Cette dernière pièce fait en effet explicitement l'éloge du suicide, et soutient que la pureté ne peut précisément être véritablement vécue et sauvegardée que dans la mort. Cela non seulement parce que le monde extérieur, dans sa laideur, lui fait subir d'irréparables souillures, mais parce qu'elle est aussi déchirée d'une contradiction interne. Ceux-mêmes qui veulent se vouer à elle, vivants dans le monde du réel autant que dans celui de l'idéal, lui sont nécessairement infidèles par le seul fait qu'ils existent. C'est dans cette perspective que se comprend le drame de Lucile dans une ville qui jusqu'à son arrivée était vouée au plaisir. Elle est venue incarner -depuis le Limousin- la clarté, la netteté, l'exigence de la pureté, tout ce qu'évoquent le mot printemps ou le mot source. En pratique son horreur du mal et de la laideur la conduisent à manifester une intolérance quasi puritaine, ce qui est déjà, il faut le remarquer, une première trahison par rapport à son propre idéal, si tant est que la vraie pureté ignore jusqu'au sentiment de l'impureté, et que l'innocence, comme Giraudoux l'a dit ailleurs, consiste moins à ne pas être condamnable qu'à ne pas condamner et à "ne dénoncer personne". En tout cas, il est évident que Lucile, par son comportement, ne peut que se créer des ennemis, prêts à tout pour l'abattre. Mais il n'y a qu'un moyen d'abattre la pureté, c'est de la démystifier, et surtout à ses propres yeux. Ne pouvant espérer une défaillance de son ennemie, et ne se contentant pas d'une victoire par la force, Paola, épouse volage et cynique, qui a pris Lucile en haine, parce que celle-ci, transgressant les lois de la solidarité féminine, a refusé de la couvrir auprès de son mari, va ourdir un piège subtil : elle va faire croire à celle dont elle a juré la perte qu'elle a été violée inconsciente par le beau débauché Marcellus. La manœuvre est à double effet : à un premier niveau Lucile va bien sûr souffrir de la honte du viol, d'autant que dans son intransigeance, elle est incapable de se percevoir comme innocente. Par ailleurs, en apprenant le malheur arrivé à sa femme, son mari va la rejeter, révélant sa médiocrité foncière : le mythe de l'amour absolu, au nom duquel Lucile croyait pouvoir condamner l'inconstance et le libertinage, s'écroule. Mais contre le malheur vrai la noblesse d'âme n'est pas sans armes. Lucile fait face avec courage et dignité, méprisant ces agresseurs, allant jusqu'à demander à Marcellus, avec un sens héroïque de la provocation, de se suicider, en lui soutenant que le viol ayant irrémédiablement fait d'elle sa femme, elle ne peut retrouver une quelconque innocence qu'en devenant veuve. En fait, la véritable humiliation, c'est que le viol n'a pas eu lieu ; car tout le sens de l'histoire se trouve du coup renversé. En premier lieu la dignité tragique de la pseudo-victime apparaît maintenant ridicule et non plus émouvante. Ensuite la mort de Marcellus, provoqué et tué au nom de Lucile par Armand qui en est amoureux, s'avère inutile et injuste. Mieux, en préférant mourir plutôt qu'avouer son innocence, Marcellus, libertin fasciné par la réalité de cet amour pour le moins problématique, s’en trouve grandi. Lucile, au contraire, a perdu sa pureté. En adhérant sans hésitation à la fable qu'on lui racontait, elle prouve que sa prescience du pur et de l'impur était illusoire : "Madame Blanchard n'est plus la pureté", proclame Paola, "puisqu'elle n'a rien deviné à sa pureté" (Acte III, scène 4, p.1071). Mais surtout, à la lumière de la vérité, un sens imprévisible est assigné à ses réactions et à ses croyances : croire qu'on a fait l'amour quand on ne l'a pas fait, c'est, même si on prétend s'en indigner, le fantasmer, donc le désirer. Tous les comportements de Lucile s'éclairent donc d'une lumière nouvelle : son puritanisme de toujours, comme son émoi après son faux viol - émoi qui semble la conséquence d'un choc sexuel -, apparaissent comme une forme de "l'effroi et du délire des corps". Lucile n'est finalement, conclut Paola, qu'une femme comme les autres, plus obsédée peut-être par les hommes que les autres et son puritanisme ne vient sans doute que de sa peur de ses propres désirs. Lucile, comprend que c'est sans doute en partie vrai, que comme Judith, elle aussi victime d'une mystification, sa vocation est sans doute la sensualité. Faut-il donc, comme le lui demande Paola, qu'elle s'accepte, que, rejetant la raideur et la complication, elle devienne complaisante et facile, qu'elle dédramatise l'amour -"les lois de l'amour sont celles de l'inanité"- et renonce au moralisme, qu'elle rejoigne, en somme, le camp des femmes, revendiquant l'inconstance et la frivolité, menant une guerre éternelle contre la prétention masculine? Ce serait aussi accepter la laideur, trahir le serment qu'elle avait fait petite fille, de ne jamais admettre le mal. Pire peut-être ce serait sombrer dans le pessimisme et la misanthropie, et se laisser salir par "cette souillure suprême, le mépris de la vie". Le seul moyen de sauver la pureté bafouée, de rendre beauté et authenticité à ce monde qui n'est qu'agréable et vulgaire, c'est donc de mourir : violée "par la grossièreté des hommes", mais abusée aussi par elle-même. A la limite, n'a-t-elle pas été troublée par Marcellus? Lucile s'évade d'une existence souillée, échappe à ceux qui ont voulu l'avilir. Sa mort bien sûr en un sens est absurde: elle ne peut rien changer au fait qu'au niveau du réel, Paola, incarnation de l'esprit démystificateur et profanateur, a sans doute raison. On ne peut jamais rien contre ceux qui réduisent le supérieur à l'inférieur, qui dévoilent la bête sous l'ange. "Pour Lucrèce ou la tragédie de la Pureté", écrivait Jean-Louis Barrault en montant la pièce. Pour Lucrèce se déroule à un niveau qui exclut toute sympathie. Sympathiques ou antipathiques, les personnages le sont tour à tour. Il est question d'avoir raison, de se justifier. Les personnages, pour eux-mêmes, ont de justes raisons d'agir ainsi ; ces raisons, ils les exposent, elles sont leurs armes ; mais qui aura raison d'eux tous? C'est la Vie. Et à la fin on entrevoit une délivrance, une utilité du sacrifice.