Conclusion du Chapitre 2.

Il est temps maintenant d'avancer vers une appréciation plus synthétique de l'univers poétique de l'auteur. Il ne faut pas oublier pourtant qu'un univers littéraire diffère de l'univers réel, même si, à travers les thèmes, des échos des problèmes et des angoisses du temps se laissent percevoir. Un univers poétique n'est donc appelé ainsi que par métaphore. Il n'a de substance que verbale et ne peut se comprendre qu'en tenant compte des mots, de leurs figures. L'univers de Jean Giraudoux et son langage sont consubstantiels. Débarrassé des lois de la pesanteur physique, sociale ou psychologique, Giraudoux crée, comme font tous les poètes, des lois, des hiérarchies, des valeurs qui ne doivent leur cohérence et leur légitimité qu'à la liberté de l'imagination. C'est un monde où les valets ont autant de dignité que leurs maîtres, où les généraux en chef inventent entre deux batailles une nouvelle greffe pour les rosiers, et où tous, dieux et hommes, parlent une langue noble identique et manient l'ironie comme de fins lettrés. En particulier, on a déjà mentionné, au début de notre analyse des systèmes métaphoriques, qu'ils sont régis par des schémas positifs et négatifs.

Parmi eux, on pourrait constater que l'univers giralducien est construit notamment sur l'ensemble positif de l'amour. Ce schéma existe dans toutes les pièces sauf L'Impromptu de Paris. Mais comme ce terme vague "d’amour" se réfère à l'amour entre individus, à l'amour entre membres de la même famille et à l'amour qui exprime le sentiment patriotique, il est nécessaire d’être plus précis. En particulier, l'amour en tant qu'éros est présenté dans la plupart des pièces giralduciennes tandis que l'amour familial apparaît seulement chez Électre. En outre, l'amour conjugal domine Amphitryon 38 et l'amour de la patrie se montre chez Siegfried, Électre et Intermezzo. En général, dans la peinture de l'amour, Giraudoux séduit par son originalité, étonne par son audace : l'amour est la condition même de la fraternité et du bonheur dans toutes ses nuances. Malgré tout, parmi toutes ces versions du sentiment amoureux, ce qui l’emporte, chez Giraudoux, c'est la chaleur et l'affection qu'un être humain éprouve pour un autre. Chez notre auteur, érudit et romantique en même temps, le désir physique, qui n'exclut pas bien entendu l'inclination psychique envers une personne, s'avère une motivation primordiale.

Un autre ensemble métaphorique régissant le théâtre giralducien est la vérité. Elle est omniprésente tout au long des œuvres et constitue le champ métaphorique avec la plupart des tonalités. Elle se donne sous des apparences diverses : soit en tant que beauté (L'Apollon de Bellac), nature (Ondine), art (Tessa, L'Impromptu de Paris), pureté (Pour Lucrèce), ou justice (Électre, La Folle de Chaillot). Nous sommes donc devant la quête acharnée d'un idéal qui constitue pour le héros ou l'héroïne un objectif ou un rêve passionnés, même s'ils ne sont pas toujours accomplis.

Le théâtre de Jean Giraudoux, parce qu'il combine en de multiples jeux de pensée et de style les soucis d'un moraliste et l'imagination d'un poète, offre au spectateur un ensemble rare dans lequel il ne faudrait pas omettre l'éloge de la dignité de l'homme. Notre auteur est généreux, comme les créatures sorties de son cœur et de son cerveau. Sollicitée patiemment, son œuvre s'éclaire et s'ordonne : Siegfried, Amphitryon 38, Judith, Supplément au voyage de Cook, Électre, Ondine, nous dévoilent toutes la force de l'esprit et de l'âme humains qui, malgré les données souvent contrariantes et le destin inévitable de la maladie et de la mort, gardent leur grandeur jusqu'à la fin.

En parallèle, puisque le protagoniste est souvent fier de sa qualité d’être humain, il est naturel qu'il se contente et accepte également la condition humaine. Amphitryon 38, La guerre de Troie n'aura pas lieu, Intermezzo, Siegfried, Sodome et Gomorrhe sont des pièces régies par une même dialectique : l'exaltation de la vie quotidienne et paisible. En leur centre, le héros, avec une gravité que voile la pudeur de l'ironie, nous invite à apprécier à leur juste valeur, et à préserver sans faiblir, les privilèges d'un état humain dont il connaît et les chances et les servitudes.

Venons à présent au réseau des métaphores négatives. Le mal est représenté de façon variée mais omniprésente comme le crime réalisé par un assassinat ou une autre infraction grave (Siegfried, Judith, Intermezzo, Électre), par un mensonge (Ondine, L'Apollon de Bellac, Sodome et Gomorrhe, La Folle de Chaillot, Pour Lucrèce) ou un adultère ( Amphitryon 38, Supplément au Voyage de Cook, Électre, Ondine, Cantique des Cantiques, Sodome et Gomorrhe, Pour Lucrèce). Il y a encore le thème permanent de la guerre et de la paix qui, traité sous diverses formes dans le théâtre giralducien, ne fait que mieux souligner l'ambiguïté des deux notions : y a-t-il une telle distance de l'une à l'autre quand la guerre perd son visage traditionnel de Gorgone pour revêtir celui de la Belle Hélène (beauté, séduction) et quand - pour faire un chant de guerre - il suffit de chanter un chant de paix en l'accompagnant de grimaces et de gesticulations :”C’est nous [les Troyens] qui fauchons les moissons, qui pressons le sang" (Acte II, scène 4, p.506). Néanmoins, le fléau de la guerre semble préoccuper notre auteur beaucoup plus que la bénédiction de la paix - sans doute parce qu'il a vécu et écrit dans des années troublées. La guerre figure dans une pléiade de pièces comme Siegfried, Amphitryon 38, Judith, La guerre de Troie n'aura pas lieu, Électre, La Folle de Chaillot alors que la paix n’apparaît que dans deux œuvres : Amphitryon 38 et La guerre de Troie n'aura pas lieu.

Le schéma métaphorique de la division interne ne se présente que dans Siegfried. C'est un cas vraiment spécial dans la dramaturgie de Giraudoux parce que, si on distingue plusieurs moments dans son œuvre globale où les héros se tourmentent, il s'agit toujours d'une oppression de nature extérieure et non intérieure. Même dans les pires des situations comme dans Amphitryon 38, Judith, Électre, Sodome et Gomorrhe ou Pour Lucrèce les décisions sont prises en avance et elles sont solides et stables. Les personnages défient les périls et les contraintes pour satisfaire ce qu'ils ont clair dans l'âme. Toutefois, dans Siegfried, le protagoniste oscille entre les deux morceaux de son cœur et de sa mémoire brisée, l'amour du pays natal et du pays adoptif, le passé et l'avenir, sans savoir que choisir.

En revanche, l'irréel, qui inclut l'élément surnaturel sous l'apparence d'une naïade, d'un spectre ou d'une divinité, et même dans les réflexions sur la mort ou le rêve qui tourmentent la pensée du héros, a une présence renforcée dans la dramaturgie giralducienne : Amphitryon 38, Intermezzo, Électre, Ondine, Judith, Sodome et Gomorrhe mettent en relief le fait que leur créateur, cet écrivain intellectuel, s'occupe non seulement de tout ce qui touche la sphère des apparences mais il cherche à communiquer avec ce qui se trouve en dehors de la réalité afin de découvrir les réponses aux grands problèmes de l'humanité.

De plus, les impératifs religieux, évoquant la force et les revendications de la Destinée, jouent un rôle crucial dans les pièces. Giraudoux paraît reconnaître que le divin exerce une influence considérable sur les actions humaines en les conduisant vers un aboutissement que personne ne peut changer malgré des efforts acharnés. Amphitryon 38, Judith, Supplément au Voyage de Cook, La guerre de Troie n'aura pas lieu, Électre, Sodome et Gomorrhe, toutes ces pièces nous montrent que le sort est inévitable mais nous avons quand même le choix et le droit de lutter en utilisant nos propres armes pour que la fin soit digne et noble.

Toutefois, le schéma métaphorique qui semble rester intact et à peine déguisé dans la majorité des œuvres est celui des impératifs sociaux. Les concessions, les compromis, les tromperies et tout ce que la société impose à ses membres pour protéger les conventions de sa structure, composent une cible de dénonciation constante de la part de Giraudoux. Il n’y a que trois pièces où le motif des impératifs sociaux ne figure pas : La Guerre de Troie n'aura pas lieu, Cantique des Cantiques et Pour Lucrèce. De plus, en ce qui concerne les impératifs sociaux, on remarque chez Siegfried une subtile nuance politique qui constitue la première et la dernière tentative de Giraudoux pour insérer la politique dans son œuvre dramatique.

Nous avons essayé de montrer que l'ossature de la dramaturgie de Giraudoux reposait sur les deux réseaux de systèmes métaphoriques et leurs champs d'images. Plus particulièrement, on se rend compte que dans certaines pièces précises trois pôles captent l'attention du lecteur, trois éléments qui s'opposent, s'entrecroisent et se complètent : c'est l'homme, la femme et finalement le couple. Ce classement crée des familles des personnages qui présentent des similitudes considérables. En outre, il faut rappeler qu'un univers poétique s'appuie également sur des personnages conçus par l'auteur. Dans notre cas, on va parler des personnages décrits à travers leur imaginaire comme celui dévoilé durant notre analyse des systèmes métaphoriques.

L'étude des images nous conduit vers un regroupement des familles de personnages à partir de leur fonction dans la pièce et du système métaphorique qu’ils utilisent. Dans l'œuvre dramatique de Jean Giraudoux la femme garde une place prépondérante. Si on considère les ensembles imagés de la vérité et de l'amour, on en déduit que les personnages acharnés à la quête de l'absolu sont la plupart du temps des femmes. Geneviève (Siegfried), Alcmène (Amphitryon 38), Isabelle (Intermezzo), Ondine (Ondine), Judith (Judith), Électre (Électre), Tessa (Tessa), Lia (Sodome et Gomorrhe), Irma, Aurélie (La Folle de Chaillot), Lucile (Pour Lucrèce), sont toutes des cousines. Elles recherchent soit l'amour pur et sans limites, soit une justice punitive et une vérité purificatrice d'une manière qui ne connaît ni obstacles ni compromis.

Mais on peut constituer d’autres familles parmi les héroïnes giralduciennes comme la parenté métaphorique de Léda (Amphitryon 38), d'Hélène (La guerre de Troie n'aura pas lieu), de Tahiriri (Supplément au Voyage de Cook), d'Agnès (L'Apollon de Bellac) et de Dalila (Sodome et Gomorrhe) qui expriment toutes une sorte d'épicurisme en prêchant la gloire de la beauté et la joie de la vie sans souci. À côté d'elles, apparaît une autre catégorie de personnages féminins qui sont moins simplement "sensuelles" que les précédentes, mais qui s’avancent vers la réalisation d'un modèle de type don-juanesque : Clytemnestre (Électre), Ruth (Sodome et Gomorrhe) et Paola (Pour Lucrèce) deviennent des symboles de l'adultère et de l'infidélité. À l'opposé se place le groupe des femmes simples et honnêtes, soumises à leur situation de femme impuissante envers les exigences du destin ou des mâles, comme Andromaque et Hécube (La guerre de Troie n'aura pas lieu), ainsi que l'ensemble des femmes conformistes telles que Mrs Banks (Supplément au Voyage de Cook), Florence (Tessa), Éva (Siegfried) et Bertha (Ondine) qui essaient de sauvegarder absolument les convenances et qui mènent une vie sans passion ni exaltation afin de rester respectables dans les limites d'une société obtuse. Enfin, il faut mentionner les personnages porteurs de message pour les événements à venir, selon la tradition de la tragédie grecque ancienne, c'est-à-dire Cassandre (La guerre de Troie n'aura pas lieu) et les Euménides (Électre).

Le deuxième pôle d'intérêt tiré du corpus métaphorique tourne autour de l’homme. Les personnages masculins, chez Giraudoux, présentent une différenciation remarquable : Jupiter (Amphitryon 38), l'Inspecteur (Intermezzo), Égisthe (Électre), Mr Banks (Supplément au Voyage de Cook), Ulysse (La guerre de Troie n'aura pas lieu), Lionel (Pour Lucrèce) évoquent les nécessités imposées par la divinité ou la société et se décrivent comme des conservateurs réalistes et défenseurs de l'ordre établi. Sur ce point, il est essentiel de dire que les personnages conformistes sont surtout masculins. Dans leurs efforts pour préserver les idées et les institutions données et accomplir leurs missions, ils ont des partenaires rusés, industrieux et provocateurs tels que Démokôs (La guerre de Troie n'aura pas lieu), Zelten (Siegfried) ou Mercure (Amphitryon 38). Viennent ensuite des héros à la recherche non d'un idéal mais de la vérité qui se trouve derrière les yeux des jolies femmes et dans la recherche d’un agréable équilibre. Siegfried (Siegfried), Robineau et Jouvet (L'Impromptu de Paris), Pierre (La Folle de Chaillot), Armand (Pour Lucrèce) sollicitent le calme dans leur cœur, l'équilibre dans leur esprit, le libre choix dans leurs actions. Pourtant, certains types masculins semblent se contenter de leur condition humaine et paisible et s'efforcent de maintenir leur état modeste et tranquille. Amphitryon (Amphitryon 38), le Contrôleur (Intermezzo), Hector (La guerre de Troie n'aura pas lieu), le Président (Cantique des Cantiques) luttent en faveur de leurs droits, en faveur de ceux qui aiment mais ils le font d'une manière digne et calme pour se soumettre ensuite, en philosophant, à ce qui arrive, que ce soit positif ou négatif. À l'inverse, à travers les images des pièces de Giraudoux, on entrevoit des mâles qui se comportent en séducteurs, infidèles et instables et qui sèment le malheur sans scrupules. Pâris (La guerre de Troie n'aura pas lieu), Lewis (Tessa), Hans (Ondine), le Président (La Folle de Chaillot), Marcellus (Pour Lucrèce) sont des étalons caractéristiques de Don-Juan qui envisagent la femme et l'amour d'une manière cynique et cruelle.

De leur côté, Holopherne (Judith), Jean (Sodome et Gomorrhe), Monsieur de Bellac (L'Apollon de Bellac) font l’apologie d'une vie édénique, avant le péché originel, où la beauté et le plaisir règnent sans la peur de la punition et de la condamnation.

On trouve enfin les commentateurs de l'intrigue comme Robineau (Siegfried), le Droguiste (Intermezzo), Le Mendiant (Électre) et Le Jardinier (Sodome et Gomorrhe). C’est eux qui avertissent le spectateur sur le déroulement des événements, le prépare à accepter l'aboutissement et clarifie pour lui les points obscurs de l'action.

Le troisième axe de la dramaturgie giralducienne parle du couple. C'est la synthèse de deux autres éléments, de la femme et de l'homme, dans un ensemble tantôt harmonieux tantôt dissonant. Le couple idéal constitue le rêve personnel de l'auteur et il est incarné par Alcmène et Amphitryon (Amphitryon 38), Hector et Andromaque (La guerre de Troie n'aura pas lieu) ou Irma et Pierre (La Folle de Chaillot). Cependant, cet attachement idyllique s'avère souvent brisé et nuancé par une pléthore d'autres couples. Ils sont conventionnels et arbitraires comme celui de Mr Banks et Mrs Banks (Supplément au Voyage de Cook) ou celui de Lucile et du Procureur Impérial (Pour Lucrèce). On trouve également des couples en opposition fatale comme Judith et Holopherne (Judith) ou Lia et Jean (Sodome et Gomorrhe) ou des couples adultères comme Clytemnestre et Égisthe (Électre). Certains couples sont rencontre en déséquilibre comme Ondine et Hans (Ondine), Tessa et Lewis (Tessa) où la balance penche au détriment de l'autre composant de l'ensemble ce qui ne peut que les conduire à la rupture. Il s'agit encore des couples ambigus qui s'efforcent de se former ou qui se brisent, des dualités qui oscillent entre leurs désirs profonds et leurs obligations fixées par la vie et les conventions : Siegfried et Geneviève (Siegfried), Florence et le Président (Cantique des Cantiques), Agnès et Monsieur de Bellac (L'Apollon de Bellac), Isabelle et Le Spectre (Intermezzo).

Essayons de regarder maintenant les héros et les héroïnes giralduciennes d'un œil plus vigilant. Tout d'abord les personnages des pièces de Giraudoux, présentés à travers leurs propres images, ne sont pas des caractères individuels, de même que ses drames opèrent plus par des situations et des actions de nature générale ou typique que par des événements de portée uniquement individuelle. Les personnages sont des types et non des individus revêtant un ensemble de nuances personnelles. Cela est nettement sensible dans la langue dont ils se servent et plus particulièrement dans les schémas des métaphores qui les concernent. En général, l'écrivain ne prête pas à ses personnages un langage individualisé. Ils s'expriment à peu près tous de la même manière, leur langage est intellectuel malgré leur statut social ou leur niveau d'éducation. C'est le langage de l'auteur lui-même. Néanmoins, il faut remarquer qu'une distinction considérable se manifeste concernant leurs images. En effet, les personnages secondaires, en particulier les personnages comiques, ont souvent un mode d'expression métaphorique plus caractérisé que celui des personnages principaux. Citons ainsi l'Inspecteur d'Intermezzo, dont les images regorgent de science officielle exprimée dans un style souvent livresque. "Tu m'entends, Asphlaroth, mes organes les plus vils et les plus ridicules te défient aujourd'hui. Non pas mes poumons, mon cœur, mais ma vésicule biliaire, ma glotte, ma membrane sternutatoire... Frappe l'un d'eux de la moindre douleur, de la moindre contraction, et je crois en toi..." (Acte I, scène 4, p.276). On pourrait faire des remarques analogues en ce qui concerne les personnages secondaires des autres pièces : le douanier Pietri (Siegfried), Sosie et le Trompette (Amphitryon 38) ; le Gabier (La Guerre de Troie n'aura pas lieu), le Chiffonnier (La Folle de Chaillot). Observons qu'il s'agit d'une légère teinte d'individualisme dans l'élaboration des métaphores en question. Giraudoux n'a fait qu'indiquer un certain ton ; il s'en remet aux acteurs pour préciser les nuances individuelles.

Parmi les personnages principaux, les hommes sont en général d'un type ironique, mais en même temps doués de sensibilité. Siegfried se rapporte à ce type, bien que les données particulières du rôle empêchent Giraudoux d'unifier cette figure. Comme Judith, il possède une richesse de qualités métaphoriques partiellement inconciliables à cause de sa division interne, et c'est le rôle spécifique de Geneviève de faire surgir une unité vivante, de même qu'Holopherne est l'aimant qui attire les vertus métaphoriques disparates de Judith pour en créer la Femme. En étudiant l'imaginaire des personnages mentionnés ci-dessus, on réalise que tandis que le destin est accompli à la fin du deuxième acte, le développement psychologique de Siegfried s'avance calmement au cours de ses métaphores et n'est achevé qu'à la fin de la pièce : le Siegfried allemand et correct cède la place à un Siegfried désemparé et charmé qui à son tour devient le Siegfried "aveugle" de la fin du troisième acte, cet aveugle qui choisit enfin "entre cette lumière et cette obscurité" , c'est-à-dire qu'il arrive à embrasser à la fois lumière et obscurité, l'Allemagne et la France. Geneviève l'a ramené à sa vraie patrie mais, pour elle, Jacques Forestier devient en même temps Siegfried. Une réconciliation des deux principes opposés a eu lieu. C'est pourquoi le personnage de Siegfried, malgré ses données problématiques, se dirige vers l'unité finale, et il est parfaitement possible d'en faire un rôle consistant.

Au contraire, le rôle de Judith vu du point de vue de ses métaphores, présente plus de difficultés, surtout parce que le revirement placé dans le troisième acte de la pièce n'est pas une conséquence logique du développement intérieur de l'héroïne : Judith l'amoureuse se change en "Judith la sainte", c'est la fable qui exige cette transformation.

Toutefois, Siegfried n'est pas la figure la plus caractéristique de Giraudoux. Ce titre revient plutôt à Robineau, observateur spirituel et avisé, selon ses images, qui, avec un sourire railleur, suit et commente les événements de la pièce. Son érudition remarquable, sa gaieté d'étudiant normalien ne suffisent pas à définir son imaginaire. Il garde de plus beaucoup de finesse et de sensibilité, qu'il dissimule souvent sous un masque ironique, comme dans le moment où il rencontre Zelten pour la première fois après la guerre. "Oui, crème de culture, beurre de carnage, fils d'Arminius [Zelten]. C'est moi" (Acte I, scène 5, p.15). Robineau, en fait, avait contribué à nouer l'intrigue ; rien de plus justifié que son ironie et sa sensibilité participent au dénouement heureux.

D'autres personnages, dans les drames de notre auteur, sont apparentés au type de Robineau. Tandis que l'ironie et le cynisme sont les traits essentiel de l'imaginaire de Mercure dans Amphitryon 38, le Contrôleur d'Intermezzo possède en outre de la sensibilité. Malgré son sourire souvent ironique, c'est précisément l'élément sensible qui domine ses métaphores. C'est le plus poétique des personnages masculins de Giraudoux, il défend la vie terrestre avec une chaleur qui arrive à convaincre non seulement la charmante Isabelle mais encore les spectateurs.

‘"On parle toujours des yeux des officiers de marine, Mademoiselle Isabelle C'est que les contribuables, en versant leurs impôts, ne regardent pas le regard du percepteur. C'est que les automobilistes, en déclarant leur gibier, ne plongent pas au fond des prunelles des douaniers. C'est que les plaideurs ne s'avisent jamais de prendre dans leurs mains la tête du président de cour et de la tourner doucement, tendrement vers eux en pleine lumière. Car il y verraient le reflet et l'écume d'un océan plus profond que tous les autres, la sagesse de la vie" (Acte III, scène 3, p.332). ’

Au même type appartient l'oncle de Judith, Joseph, représentant de l'existence active de tous les jours. Il hait les grandes paroles, il voit dans son foyer un lieu sacré d'un caractère tout laïc. "Sa sainteté est d'être un lieu humain et non sacré" (Acte I, scène 2, p.198). Avec Alcmène et le Contrôleur, c'est le défenseur de l'existence terrestre. À ce groupe de personnages appartient également le vaillant et probe Hector de La Guerre de Troie n'aura pas lieu, figure à la fois grave et sensible. Quoi qu'il en soit, ses images semblent un peu naïves, elles manquent de finesse et d'intuition stratégique. Aussi se laisse-t-il emporter par le dynamisme du clan belliqueux de Démokôs ou d’Oiax. Bien que le sarcasme ne lui soit pas étranger, il aime la métaphore qui va droit au but sans détours et sans trop de périphrases. "La Grèce en nous s'est choisi une proie" (Acte II, scène 13, p.535).

Un autre type d’homme tout à fait différent est représenté par Holopherne. Il fait partie tout entier de l'existence terrestre, "un homme enfin de ce monde, du monde" mais d'une autre manière que les personnages que nous venons d'étudier. Il est "du monde", il est "coureur", il a eu beaucoup d'expériences amoureuses, et il s'impose en exploitant ses avantages physiques. Apparenté au type d'Holopherne, Pâris de La Guerre de Troie n'aura pas lieu est un fainéant dont les métaphores ne sont pas dépourvues d'élégance. Il ne s'exprime pas avec la rudesse barbare d'Holopherne, mais s'avère un grand connaisseur du cœur féminin et un grand expert en stratégie amoureuse. Dans ce type on peut ranger également le chevalier Hans dans Ondine, bien que ses images soient plus lourdes et plus grossières que celles des êtres exceptionnels que nous venons de nommer. Il trahit Ondine au cours de la pathétique joute triangulaire et, avec la bénédiction de la fable, subit la peine méritée.

Le dernier représentant de ce groupe est Jean, dans Sodome et Gomorrhe. Ses ensembles métaphoriques contiennent l'élégance de Pâris mais n'ont pas la flexibilité vigoureuse de l'amant d'Hélène. Jean est devenu une sorte de caricature d'Holopherne ; le seul sentiment authentique chez lui, c'est l'amour-propre. Bien qu'il suive la recette ordinaire du séducteur et essaye d'obtenir le bonheur avec d'autres femmes, Ruth en l’occurrence, il n'en est aucunement satisfait : toutes les femmes se ressemblent. À la fin, il n'a d'autre souhait que de mourir, mais il veut que la mort soit un numéro de parade, que Lia et lui aient l'impression de mourir comme un couple uni.

‘"Tu vois bien que le ciel nous ordonne de lui réciter dans cette apothéose et cette résonance, le cantique des cantiques du faux couple" (Acte II, scène 2, p.864).’ ‘"Pour être ici, debout l'un près de l'autre, comme le maître et la maîtresse de maison, quand les invités arrivent. Les invités sont la peste, le feu, le cataclysme" (Acte II, scène 8, p.883). ’

Parmi les hommes, seul le Contrôleur semble vraiment représenter l'idéal de notre auteur. C'est pourquoi il occupe une place intéressante dans le théâtre de Giraudoux : c'est le mirage qui malgré tout ne se laisse pas réaliser. En fait seul le Contrôleur l'emporte d'une manière décisive, il est le seul à obtenir la victoire qui semble réservée aux femmes dans ce théâtre. Par ailleurs, le Contrôleur a hérité du problème d'Alcmène concernant le dilemme entre les tentations humaines et les tentations surhumaines et il a eu la chance de le résoudre.

En général, c'est à l'étude de ses héroïnes que Giraudoux s'est principalement attaché, quatre de ses grandes pièces portent d’ailleurs le nom de leur héroïne :Tessa, Judith, Électre et Ondine. Un trait qui définit les héroïnes giralduciennes est que, la plupart du temps, elles sont sans famille. Geneviève par exemple, la jeune artiste parisienne révèle l'attitude d'une femme moderne qui sait agir dans une situation décisive. Son statut d'orpheline lui donne une plus grande liberté dont elle ne tire pourtant avantage qu'avec une merveilleuse sagesse et avec une souveraine aisance. Citons ainsi cette métaphore adressée à Fontgeloy :

‘"Ma race, ma race de politesse a bien été taillée sur ce mannequin d'énergie, d'audace et, si vous me permettez de parler durement pour la première fois de ma vie, de dureté... Votre front, vos dents de loup sont bien français. Votre rudesse même est bien française... Allons, il ne faut pas s'obstiner à croire que la patrie a toujours été douceur et velours... Mais je n'en ai que plus d'estime pour les deux siècles que vous n'avez pas connus. Ils ont vêtu la France..." (Acte II, scène 3, p.52). ’

En observant ces images, on s'aperçoit que Geneviève n'est pas seulement "simple, douce" mais encore intelligente, orgueilleuse, et l'esprit railleur est une arme dont elle sait se servir à la perfection.

Parmi les principales figures féminines de notre auteur, il n'en est aucune dont les parents fassent jouer leur autorité pour orienter le sort de leur fille. De temps en temps elles ont des tuteurs, mais ceux-ci ne s'occupent pas d'elles d'une manière décisive. C'est le cas d'Isabelle et de Judith qui sont aussi orphelines, et bien que Judith vive sous la tutelle de son oncle, celui-ci n'a pas d'autorité réelle sur sa nièce, qui a toute liberté d'agir selon ses propres convictions. Le cas est à peu près le même pour Ondine. Il est vrai que celle-ci vit avec ses vieux parents adoptifs mais, grâce à son origine surnaturelle, elle se soustrait entièrement à leur influence. D'une manière analogue, Hélène, dans La Guerre de Troie n'aura pas lieu, se sent libre de toute contrainte. Sa qualité d'épouse de Ménélas n'influe en rien sur ses actes, et ses relations avec Pâris perdent toute valeur au moment où elle ne "voit" plus rien en lui. Elle l'abandonne joyeusement quand le jeune Troïlus entre dans son champ de vision. "Toute la pourpre de toutes les coquilles ne me le [Ménélas] rendrait pas visible" (Acte I, scène 9, p.498). On pourrait encore mentionner Léda dans Amphitryon 38. C'est le type même de la femme bourgeoise qui a toujours échappé à l'influence de son mari ou de sa famille. Nommons enfin Électre, jeune femme qui a perdu son père (et son frère). Elle a toujours sa mère, mais celle-ci n'est pour elle que l'objet d'une sourde haine, et elle ne se soucie guère des sentiments de sa mère en accomplissement l'impérieux devoir de connaître la vérité coûte que coûte. Elle finit par être tout à fait isolée, car son frère Oreste est tombé, victime des exigences implacables de sa sœur. Alcmène, d'Amphitryon 38, est toujours en puissance d'époux et, avec une sorte de sournoiserie féminine, elle prend la défense de leur amour au moyen des métaphores simples mais expressives : "Laisse entre nous deux ce doux intervalle, cette porte de tendresse, que les enfants, les chats, les oiseaux aiment trouver entre deux vrais époux" (Acte III, scène 3, p.173). Mais il n'y a absolument pas d'autre lien entre eux que cet amour bourgeois et irréfléchi. Avouons qu'Alcmène prend une place à part, parce qu'elle est appelée à défendre l'existence terrestre et bourgeoise. On aurait pu imaginer une Alcmène ayant déjà des enfants de son cher époux, et cela aurait pu constituer un autre argument à invoquer devant le dieu suprême. Mais, détail significatif, Alcmène n'est pas mère. Cela nous amène à constater une nouvelle absence de contrainte pour la protagoniste.

Hector et Andromaque forment le seul couple fidèle de l'œuvre théâtrale de notre auteur. Nous venons de parler d'Hector et nous avons essayé de définir la place particulière qu'il occupe dans le théâtre de Giraudoux. Andromaque, elle aussi, prend une place à part. C'est la femme amoureuse et fidèle qui, dès la première heure, croit que la guerre peut être écartée, de sorte qu'elle puisse vivre dans un monde paisible avec son époux chéri et l'enfant qu'elle attend. Mais elle n'a pas la clairvoyance de la fatalité des événements, ce n'est pas une femme intelligente, elle comprend seulement avec son cœur, avec son âme d’épouse fidèle et amoureuse, et devant les prévisions impitoyables de la cruelle Cassandre, elle ne conçoit qu'une peur sourde et vague. "Aux approches de la guerre, tous les êtres sécrètent une nouvelle sueur, tous les événements revêtent un nouveau vernis, qui est le mensonge" (Acte II, scène 8, p.519). Quand elle a compris que l'irréparable doit arriver, elle croit toujours que l’accélération des événements peut être conjurée par l'amour : si Hélène aimait vraiment Pâris, le conflit devrait pouvoir être écarté. C'est là ce qu'elle essaie d'expliquer à Hélène. Cette scène nous paraît unique dans l'œuvre théâtrale de notre auteur en ce qui concerne les métaphores prononcées par les deux femmes. Mais Andromaque n'a pas assez d'intelligence pour persuader la reine, ou plutôt elle n'a pas assez de sagesse pour savoir d'emblée qu'Hélène ne se laissera jamais convaincre. Elle entame le débat avec la jeune reine sur le ton de la confiance : "Peut-être, si vous vous aimiez, l'amour appellerait-il à son secours l'un de ses égaux, la générosité, l'intelligence... Personne, même le destin, ne s'attaque d'un cœur léger à la passion" (Acte II, scène 8, p.519). Elle fait ensuite appel à la pitié d'Hélène, sans savoir que c'est là une maladresse impardonnable devant l'épouse gâtée de Ménélas et la maîtresse fêtée de Pâris. A la fin de la scène, elle est atterrée, stupéfaite et épuisée. Cependant, l'auteur ne croit pas lui-même à la force que représente Andromaque. Sodome et Gomorrhe nous prouve que l'auteur ne conserve plus aucune illusion sur la valeur du "couple parfait" qu'appelle de ses vœux l'épouse d'Hector. Jean et Lia représentent la parfaite antithèse d'Andromaque et d'Hector. Un réalisme psychologique sans faiblesse et sans ménagements a forcé Giraudoux à faire le point sur l'échec de l'humanité. Mais cet échec est uniquement dû au fait que les êtres humains, l'homme et la femme, n'ont pas su se conformer à la règle de vie incarnée par Andromaque, règle si simple mais en même temps si difficile à suivre.

Il y a une sorte de ressentiment qui triomphe, contre lequel, nietzschéen sans agressivité, Giraudoux tentera dans toute son œuvre de réhabiliter cet épanouissement de la vie dans son innocence primordiale qu'est la beauté, celle des objets naturels, et surtout des êtres humains, qu'il est essentiel de ne pas refuser de voir. Isabelle en fait l'éloge dans ses leçons, "souligne les bienfaits, la franchise de la coquetterie", et invite ses élèves à "élire le plus bel homme de la ville". Elle annonce Ondine qui, plus tard, ignorant les artifices de la fausse modestie, s'écriera : "Ils n'ont qu'à ne pas être laids, est-ce que je suis laide, moi?" ; tandis que l'héroïne de L'Apollon de Bellac ira de son côté jusqu'à déclarer à tous les hommes qu'ils sont beaux, par un compliment qui est le contraire d'une flatterie mensongère, puisqu'il crée partout le bonheur. Force est cependant de constater que dans le monde humain tel que le rationalisme radical semble le vouloir et le voir, c'est en fait la laideur seule qui règne, et que tout paraît la légitimer. Il y a une coupure, une séparation par rapport à l'immédiateté du monde naturel qui faisait dans les "pièces roses" telles qu'Amphitryon 38, Intermezzo ou L'Apollon de Bellac l'originalité et la grandeur de l'homme . Dans Ondine, cette séparation devenait déjà pathétique, elle impliquait l'échec d'un dialogue que pourtant l'homme cherchait sincèrement à entamer avec le non-humain.

Dans les pièces "réalistes", où apparaissent les problèmes de la société, comme La folle de Chaillot, ou La guerre de Troie n'aura pas lieu, c'est la communauté elle-même qui se trouvait divisée, mais au moins, face à la méchanceté, à la cupidité, à la bêtise, au vertige de la mort, la générosité, la noblesse, l'amour, gardaient, même quand ils étaient vaincus, leur pureté. Avec Ondine, nous avions affaire à une œuvre mélancolique : elle débouchait sur le constat de l'échec inéluctable de l'accord entre l'homme et la surnature, entre la prose et la poésie. Mais il est des moments où Giraudoux semble jeter sur ce divorce un regard singulier d'où tout regret paraît absent : il ne le déplore plus, il le revendique positivement, il en met la lumière la sombre beauté et la nécessité métaphysique. Ce n'est plus alors à un écrivain humaniste que nous avons affaire, mais au contraire à une sorte de misanthrope, habité du dégoût de la création et de la lourdeur humaine, et qui prône, en une sorte d'étrange mystique, le dépassement et le rejet de toutes les vertus et de toutes les qualités positives dont l'espèce humaine peut se montrer capable, sacrifiés à la recherche d'une sorte de pureté insensible et désengagée. C'est bien en effet l'obsession de la pureté qui inspire cette ascèse paradoxale. Notre auteur ne s'est jamais caché de ne rêver de rien moins que de l'annulation du péché originel : "Je vis, fait-il dire à un de ses porte-paroles, dans cet intervalle qui sépara la création du péché originel. J'ai été excepté de la malédiction en bloc. Aucune de mes pensées n'est chargée de culpabilité, de responsabilité, de liberté." 33 En fait, une euphorie aussi éclatante est faite en partie pour provoquer. Mais il est vrai que Giraudoux est profondément tourmenté par le besoin de l'innocence, dans le sens très particulier qu'il donne à ce mot : l'innocence n'est pas pour lui absence de culpabilité, mais absence de volonté de culpabiliser.

‘"L'innocence d'un être, écrit-il, est l'adaptation absolue à l'univers dans lequel il vit. Elle n'a rien à voir avec la cruauté ou la douceur - le loup est innocent autant que la colombe. L'être innocent n'est pas l'être inoffensif, il est dangereux, mais il est d'une innocuité morale totale. Il s'ensuit que la caractéristique de l'être innocent est l'inconscience totale de sa propre innocence, de la croyance de l'innocence de tous les autres êtres. L'innocent n'est pas celui qui n'est pas condamné, c'est celui qui ne porte pas condamnation. (...) L'innocent est celui qui n'explique pas, pour qui la vie est à la fois mystère et une clarté totale, qui ne récrimine pas. (...) L'innocence est cette insensibilité ou cet amour qui ne vous dénonce personne." 34

On commence à entrevoir que l'un des caractères de cette innocence ainsi décrite avec une évidente admiration est le refus de toute vaine compassion, de toute sentimentalité, et l'aptitude à une certaine inhumanité (ou surhumanité) : c'est du coup dans l'échec ou même dans la catastrophe qu'elle se révèle le mieux, d'où une fascination, manifeste dans Électre ou dans Sodome et Gomorrhe pour les grands désastres. On se demandera comment concilier ce type d'attitude avec celle dont témoigne par exemple La guerre de Troie n'aura pas lieu. Il semble qu'en fait Giraudoux soit un auteur intentionnellement dédoublé, ou même démultiplié, qui laisse exprimer tour à tour plusieurs tendances ou plusieurs types de sensibilité d'une façon opposés. Chez lui, il y a bien sûr un humanisme éthique résolu, qui est la source de plaidoyers passionnés en faveur des forces de vie et contre les forces de mort. Mais c'est là en un sens sa pensée la plus exotérique, celle qu’il destine le plus particulièrement au grand public. En contrepoint s'exprime aussi dans son œuvre, plus discrète mais non moins intense, une autre musique plus métaphysique et plus tragique, chantant la grandeur du détachement et la beauté de l'inhumain. L'obsession originelle de Giraudoux, on vient suffisamment de le dire, est celle de la grâce : cette entente secrète et subtile avec le monde, qui fait que tout en lui est légèreté, transparence, musique, bonheur. Par contraste, ce que Giraudoux refuse, c'est la lourdeur : celle bien sûr de la vulgarité ou de la bêtise, mais aussi, on l'a vu, celle de l'intelligence, de la culture ou de la profondeur - pour ne pas parler de celle qui accompagne à ses yeux de spinoziste, ces disgrâces pathétiques et irrémédiables que sont le doute, la maladie, la souffrance. Il est indiscutable que ces valeurs définissent en un sens une conception esthétique de l'existence : le bien suprême, c'est la beauté, l'accord avec l'univers. Comme tout esthétisme, celui-ci peut se voir adresser plusieurs critiques. Celle d'amoralisme, qui est la plus tentante pour un observateur naïf, est en fait injustifié. Il est clair, pour quiconque a lu La guerre de Troie, qu'il n'y a chez Giraudoux aucune des ambiguïtés de Nietzsche, et qu'il ne se permet de se situer à certains égards par-delà le bien et le mal que parce que sur les questions morales essentielles il est d'une fermeté incontestable. Plus valable en fait est le reproche qu'on peut lui faire d'être victime d'un mirage : la grâce n'existe pas en soi, elle n'a de réalité que pour un regard extérieur auquel elle est relative. D'un point de vue sartrien, l'erreur de Giraudoux serait celle d'Anny dans La Nausée : avoir cru aux "instants privilégiés" et aux "moments parfaits", avoir tenté de transformer sa vie en œuvre d'art, en oubliant qu'on ne peut se donner à soi-même la beauté et la plénitude qu'ont parfois les autres pour nous. La critique a malgré tout ses limites. D'abord parce que Sartre lui-même semble n'être pas totalement convaincu par ses propres arguments. Si La Nausée relate en un sens la découverte que les "moments parfaits" ne peuvent exister, les dernières pages du livre témoignent qu'en fait l'espoir d'un salut par la beauté et par la littérature n'est pas abandonné. Ensuite parce que Giraudoux est tout sauf naïf : il n'ignore rien de la contingence, de l'absurde et de la laideur virtuelle du monde, et tout son problème, qui est indépassable, est de trouver le moyen de les conjurer. S'il propose pour y parvenir l'idéal d'une poétisation de l'existence, c'est d'ailleurs en sachant très bien qu'il s'agit, en un sens, d'une image, et que le rapport entre cet idéal et la réalité effective qui peut lui correspondre est nécessairement problématique. L'une des questions qui le tourmentent est précisément de savoir explicitement comment la grâce, la pureté, l'innocence, peuvent en fait résister au contact du réel, comment le regard qui poétise et embellit peut se protéger du risque d'apparaître simplement comme une mystification idéaliste.

A vrai dire, ces inquiétudes n'apparaissent pas tout de suite dans l'œuvre de notre auteur. Dans sa jeunesse il fait au contraire montre d'un optimisme presque provocateur. Les êtres qu'il invente alors ignorent le malheur, la bêtise et la médiocrité. Pourtant, après avoir dans un premier temps rêvé la réalisation directe de ses fantasmes, Giraudoux est bien forcé de redécouvrir l'opacité du monde : la laideur, la trivialité, l'impureté du réel ne se laissent pas dissoudre par une simple conversion du regard. Plusieurs solutions s'offrent alors à lui. On a suffisamment décrit ici la manière dont il tente à plusieurs reprises de faire de la prose même du monde la suprême poésie : solution héroïque et brillante, dont la fragilité ne peut pas ne pas très vite apparaître. Dès que l'élan qui rend possible une telle transfiguration dialectique du réel s'affaiblit, la prose redevient stupidement prosaïque. À d'autres moments, Giraudoux ressent la tentation d'un rejet radical de la médiocrité humaine. Poétique chez Isabelle, cette tentation devient chez Lia celle d'une mystique du détachement, de l'inaffectivité et de l'inhumanité. Elle peut même conduire ceux qui la subissent jusqu'à un renoncement conscient à la vie. Thanatos, le désir de mort, contre lequel Giraudoux a mené combat dans Intermezzo et dans La guerre de Troie semble en effet prendre sa revanche dans certaines œuvres tardives, en particulier dans Sodome et Gomorrhe, et dans Pour Lucrèce.

En dernier lieu, on ne peut laisser à part les sources de l'inspiration giralducienne concernant les images des personnages de chaque pièce ainsi que la fonction générale des métaphores dans son œuvre dramatique. Ainsi, Giraudoux semble-t-il être fasciné par tout ce qui se réfère à la façon de vivre de l'homme et en particulier, il paraît être très sensible en ce qui concerne les objets qu'on utilise tous les jours. Son imagination se nourrit de sa perspicacité et il ne reste pas indifférent même au moindre détail qui embellit la terre : animaux, plantes, métaux, pierres. Il préfère les choses simples et naturelles aux achèvements de l'esprit humain : science, technique et arts. Toute l'espèce humaine l'intéresse sans préjugés mais il prête peu d'attention au corps et au physique. Une place essentielle dans sa pensée est occupée par la destinée humaine et le cosmos ; le sort impose quelques nécessités que l'auteur comme individu réfléchi ne peut pas ignorer. Sa prédilection pour les effets lumineux provoqués par le contraste de clair-obscur nous rappelle les peintres impressionnistes, alors que les effets sonores qui alternent la voix avec le silence nous renvoient à un conducteur d'orchestre. Un trait essentiel de la technique de Giraudoux est la forme perfectionnée de sa métaphore. Les deux mondes, le sentimental et le naturel, ne se divisent pas en deux domaines hétérogènes mais l'un complète l'autre. En outre, notre écrivain a élargi la notion de la métaphore en une fonction compliquée, qui ne se limite pas à certains points communs qui permettent la métaphore, mais elle répond à une texture plus complexe que présentent les phénomènes comparés. La métaphore, puisqu'elle délivre l'auteur de son sujet, lui fournit en même temps la chance de puiser des images dans la nature riche et féconde et dans la vie autour de lui et en conséquence, il arrive à exprimer son amour pour tous les deux. Grâce aux métaphores, Giraudoux tente de réussir d'une façon systématique l'alternance, la variété, la symétrie. Ainsi, s'efforce-t-il d'alterner le plus possible les sujets qu'il utilise et en ce point, on découvre encore une fois l'inspiration inlassable et vaste de son imagination. Des scènes prises dans la vie rurale, la vie maritime, la vie des mineurs et des ouvriers, le travail des maçons ou des commerçants nous laissent admirer avec quel art il exploite un matériel prêt et prosaïque. Bien entendu, nous avons la chance d'examiner un écrivain particulièrement doué en ce qui concerne la manipulation du langage dramatique et littéraire et de ses procédés ; mais cela ne veut pas dire que cette méthode d'étude des systèmes métaphoriques n'est pas capable de nous fournir une piste de réflexion de portée générale pour d'autres pièces théâtrales et d'autres dramaturges en renforcent dans la majorité des cas les approches thématiques traditionnelles et en révélant de nouveaux horizons dans notre appréciation de la pièce. Cela pourrait se prouver précieux non seulement pour le spectateur ou le lecteur mais pour le metteur en scène et l'acteur qui aspirent à s'enrichir par de nouvelles perspectives. Grâce aux conclusions appuyées sur le corpus métaphorique giralducien, on met en évidence qu'une métaphore travaillée par un véritable artiste a pour but d'offrir la clarté et une sorte de peinture vivante au déroulement de l'intrigue en illuminant l'inconnu, l’inattendu, l'abstrait au moyen de quelque chose qui est connu, ordinaire, tangible. En particulier dans une métaphore détaillée comme celles qui fourmillent chez Giraudoux, c'est un réseau d'analogies et de relations vues d'une manière photographique qui est construit avec une grande précision. Ce phénomène, on pourrait le définir comme le discours de la métaphore et ce discours, en tant qu'analogie et relation, constitue le point charnière entre la métaphore et l'intrigue à laquelle elle est comparée.

D'ailleurs, la métaphore n'est pas utile seulement pour effacer la monotonie de la description, elle est donnée de sorte qu'un univers complètement différent s'ouvre soudain devant le spectateur ou le lecteur. Parfois c'est elle qui crée en nous l'humeur psychologique convenable grâce aux tonalités sentimentales qui la régissent. Tantôt elle est utilisée afin d'arrêter l'action, tantôt pour la tonifier de manière qu'elle la fortifie. Il y a des cas où l'image nous illumine en suggérant quelque chose que les dialogues eux-mêmes ne peuvent pas ou ne veulent pas déclarer ; de ce fait, elle nous conduit à découvrir des relations secrètes parmi les personnages et les situations, de même qu'elle réunit des événements de temps et d'ordre apparemment différents dans une unité plus profonde, signalant ainsi une nouvelle étape dans l'évolution de l'histoire. Arrêt. Introduire la relation du personnage à sa métaphore, ce qui constitue une sorte de double de l’intrigue, en même temps que cela caractérise autant un personnage qu’un état-civil ou un costume.

Notes
33.

Roland Quilliot, Les métaphores de l'inquiétude, PUF, Paris, 1997, p.64.

34.

idem, p.65