Siegfried (1928)

Les femmes jouent un rôle crucial dans cette pièce qui traite de l'amour, des impératifs sociaux et de la division interne mais qui sont-elles vraiment ? Éva résume sa contribution dans Siegfried d'une façon claire et précise au moyen d'une métaphore prise dans le champ positif de l'amour: "Si c'est un crime d'avoir recueilli un enfant abandonné, qui frissonnait à la porte de l'Allemagne, de l'avoir vêtu de sa douceur, nourri de sa force, pardon." (Acte III, scène 5, p.53) Il ne s'agit pas d'une femme malicieuse et perverse qui voudrait infantiliser un homme afin de le garder auprès d'elle. Tout au contraire, c'est une femme amoureuse et affectionnée qui agit comme une mère créative envers un être perdu dans l'inexistence de l'amnésie. Sa sensibilité l'a conduite du rôle d'infirmière consciencieuse au rôle d'amante dévouée. De l'autre côté, Geneviève, même si elle apparaît comme une rivale passionnée d'amour, n'est que la voix du passé, de la mémoire, des origines.

‘"Le drame, Jacques, est aujourd'hui entre cette foule qui t'acclame, et ce chien, si tu veux, et cette vie sourde qui espère. Je n'ai pas dit la vérité en disant que lui seul t'attendait... Ta lampe t'attend, les initiales de ton papier à lettres t'attendent, et les arbres de ton boulevard, et ton breuvage, et les costumes démodés que je préservais, je ne sais pourquoi, des mites, dans lesquels enfin tu seras à l'aise. Ce vêtement invisible que tisse sur un être la façon de manger, de marcher, de saluer, cet accord divin de saveurs, de couleurs, de parfums obtenu par nos sens d'enfant; c'est la vraie patrie, c'est là ce que tu réclames..." (Acte III, scène 5, p.56). ’

Ainsi, Geneviève n'incarne-t-elle pas l'amour sexuel mais l'amour de la patrie, du passé de l’enfance, de tout ce qui est inconscient dans la substance humaine. Les objets familiers qu'elle utilise dans son champ sémantique ainsi que les habitudes quotidiennes qu'elle suggère n'ont qu'un but : faire vibrer la corde sensible de la nostalgie pour une réalité vécue et assimilée, éveiller la vie intime refoulée.

Si Siegfried ne contient que deux figures féminines, la pièce est pleine de personnages masculins. Le sage Robineau n'est qu'un simple instrument de l'action, un pion utile à préparer la rencontre du présent et du passé, de Siegfried et de Geneviève : "Jamais de la vie. Il faut les préparer [Siegfried et Geneviève]... On tue les somnambules quand on leur crie leur nom, même dans une langue étrangère." (Acte I, scène 6, p.19). Théoricien et philosophe, chantre de la dignité humaine et de l'amour, Robineau constitue un personnage charnière pour la reconnaissance qui approche et pour la mémoire qui revient. Il pourrait se définir comme le véhicule qui amène le facteur catalytique de l'intrigue, la femme fatale, Geneviève. Si Robineau est traité en agent promouvant l'action, le baron von Zelten semble être l'instigateur de cette révélation, celui qui manœuvre les fils. C’est un homme politique passionné de son pays natal, du pouvoir, de la gloire:

‘"Ils viennent me prendre en flagrant délit d'adultère avec l'Allemagne. Oui, j'ai couché avec elle, Siegfried. Je suis encore plein de son parfum, de toute cette odeur de poussière, de rose et de sang qu'elle répand dès qu'on touche au plus petit de ses trônes, j'ai eu tout ce qu'elle offre à ses amants le drame, le pouvoir sur les âmes. Vous, vous n'aurez jamais d'elle que des jubilations de comice agricole, des délires de mutualités, ce qu'elle offre à ses domestiques..." (Acte III, scène II, p.46). ’

Zelten rêve d’une Allemagne omnipotente, courageuse et risque-tout, qui ne fait pas de compromis et revendique ses droits d'une manière agressive et intransigeante. Il est le symbole d'un totalitarisme ardent qui ne laisse pas de place aux modérés et aux pacifistes. Par son délire patriotique, le général Lédinger redouble le personnage exalté de Zelten.

‘LÉDINGER: "Toute nourriture d'État profite à l'Allemagne comme la phosphatine à un enfant géant. Que le serviteur de l'État chez nous dise un seul mot, et nos fleuves, au lieu de courir vers le Nord, deviennent de bienfaisants canaux, traversant de biais l'Allemagne, et soixante millions de visages se tournent vers l'Orient ou vers l'Occident, et de nouvelles notions de l'honneur et du déshonneur surgissent. Abandonner le service de l'Allemagne pour celui d'un autre peuple, c'est quand vous êtes laboureur, renoncer à la terre où elles ne fleurissent que tous les cent ans. Si vous aimez les fruits, ne renoncez pas à elle, et surtout pour servir la France." (Acte IV, scène 3, p.63). ’

Il est clair que Lédinger est une incarnation vive des impératifs sociaux et politiques qui préconise un pouvoir absolu, pénétré d’un patriotisme sans limites. Il pourrait également se regarder comme la voix de la conscience, du présent, de la réalité contre l'appel de l'inconscient, de la mémoire perdue et retrouvée, du passé brisé. Malgré tout, Giraudoux nous montre un politicien prudent qui fait preuve de mesure et qui est partisan de la paix, le prince de Saxe-Altdorf : "Quand vous touchez un Allemand au crâne, même d'une caresse, il n'est plus que détresse et vertige. Siegfried, de sa blessure au front, avait tiré des manuels de droit international, des dissertations sur le socialisme, une vue d'horloger sur notre politique". (Fin de Siegfried, scène 2, p.91). Le prince de Saxe-Altdorf pourrait se considérer comme le porte-parole de Siegfried, le théoricien du pacifisme et du gouvernement sans excès, le défenseur de la raison et de l'équilibre contre le système politique de Zelten qui loue le fanatisme, l'exaltation et le zèle aveugle.

Enfin, quand on remarque les tableaux tirés de la lecture tabulaire et la prestation au niveau des métaphores, on réalise que le titre de la pièce justifie complètement son nom. Le personnage de Siegfried est celui qui domine l'ouvrage puisqu'il tient la première place concernant la longueur de ses propos, les duos avec les autres protagonistes et la fréquence des apparitions scéniques. De plus, Siegfried nous dévoile sa propre substance à la fin de son chemin, extraite du champ de l'acceptation de la condition humaine:

‘"Une vie humaine n'est pas un ver. Il ne suffit pas de la trancher en deux pour que chaque part devienne une parfaite existence. Il n'est pas de souffrances si contraires, d'expériences si ennemies qu'elles ne puissent se fondre un jour en une seule vie, car le cœur de l'homme est encore le plus puissant creuset. Peut-être, avant longtemps, cette mémoire échappé, ces patries trouvées et perdues, cette inconscience et cette conscience dont je souffre et jouis également formeront un tissu logique et une existence simple. Il serait excessif que dans une âme humaine, où cohabitent les vices et les vertus des plus contraires, seuls le mot allemand et le mot français se refusent à composer. Je me refuse, moi, à creuser des tranchées à l'intérieur de moi-même. Je ne rentrerai pas en France comme le dernier prisonnier relâché des prisons allemandes, mais comme le premier bénéficiaire d une science nouvelle, ou d'un cœur nouveau..." (Acte IV, scène 3, p.66). ’

Siegfried manifeste non seulement un conflit psychique qui déchire le moi mais un conflit moral qui déchire les nations ; cependant il nous montre la dimension d'un être humain véritable, tourmenté par les aspirations, les faiblesses et les contradictions mais réfléchi et courageux. Il mène une vie d'Ulysse, en recueillant toutes les données, positives ou négatives, que nous offre notre passage sur la Terre, et il essaie de reconstruire son intégrité et de trouver sa moitié pour former son couple édénique. Finalement, Siegfried n'est pas le symbole de la division interne mais de l'équilibre interne recherché et le porteur d’espoir d'une union harmonique de tous les éléments. Sans doute, si on réussissait un jour à régner sur notre âme, on pourrait de même coexister paisiblement avec nos proches