Amphitryon 38 (1929)

Si Siegfried nous laisse entrevoir une certaine oscillation entre s’appartenir à soi-même et appartenir à une nation, Amphitryon 38 ne donne pas l'impression d'une pièce hantée par l'angoisse du double qui ferait douter de tout et d'abord de soi.. En particulier, Amphitryon est peut-être le personnage qui présente un intérêt spécial car au lieu de figurer en tant que héros dérisoire, puisqu'il est un mari cocu et dupé, ses images le révèlent noble et digne de la grandeur de sa femme. "La présence est la seule race des amants" (p.174, Acte III, scène 3). Amphitryon ne s'inquiète pas un moment pour la fidélité de son épouse puisqu'il la considère comme "son arme la plus sûre". Il s'apprête même à en persuader personnellement Jupiter. (voir Acte III, scène 3, p.156). En ce qui concerne ses métaphores, il est laconique et simple et n'apparaît que dans le schéma positif de l'amour conjugal mais d'une façon sûre et décisive. "La mort nous trouvera tous deux unis contre elle." (p.124, Acte I, scène3).

Ni Alcmène, ni Amphitryon ne sont tourmentés par des dilemmes intérieurs. Dès le début, ils sont décidés à résister aux exigences divines, à aller jusqu'à la mort plutôt que de céder. Même dans l'entrevue significative avant l'arrivée officielle de Jupiter (Acte III, scène 3), ils continuent à échanger de mutuels serments d'amour. C'est donc plutôt Jupiter, qui se trouve dans un permanent conflit intérieur, tout au long de son séjour sur terre. Dans la pièce, il oscille entre les nécessités de la Fatalité, la satisfaction de son orgueil et l'amour vrai envers l'adorable mortelle:

‘"Ce que désire un homme, hélas! Mille désirs contraires. Qu'Alcmène reste fidèle à son mari et qu'elle se donne à moi avec ravissement. Qu'elle soit chaste sous mes caresses et que des désirs interdits la brûlent à ma seule vue... Qu'elle ignore toute cette intrigue, et qu'elle l'approuve entièrement." (Acte II, scène 3, p.31). ’

Humanisant les dieux, divinisant les mortels, c'est l'exclusivité de cet Amphitryon, tiré d'une longue tradition (n'oublions pas qu'on parle d'Amphitryon 38). Giraudoux avait plusieurs possibilités pour créer une tragédie, au lieu d'une comédie. S'il a éliminé le rôle comique de Sosie, cela ne veut pas dire qu'il a supprimé le rire. Le comique de Giraudoux ne pourrait jamais être grotesque. Il offre toujours une ironie subtile et des jeux verbaux qui exercent tous ses personnages. Dans le cas précis, Sosie n'est pas le "double" ordinaire d'un protagoniste qui crée des quiproquos et fait rire mais un personnage ayant sa propre identité et sa propre fonction dans la pièce. "Il est bon, au lieu de reprendre l'échelle des assauts de monter vers le sommeil par l'escabeau des déjeuners, des dîners, des soupers..." (Acte I, scène 2, p.117). Sosie s'avère un défenseur éloquent de la paix, de la vie simple et quotidienne ainsi qu'un homme doué de prudence et de jugement. En tant que signe de la sagesse populaire, il est plutôt un double de sa reine, Alcmène, dans sa tentative d'élever les êtres humains et la vie terrestre au niveau de l'Olympe. D'autre part, Léda représente l'adultère sous son aspect le plus érudit puisque la reine apparaît comme un philosophe averti du rôle de la divinité et du cosmos: "...étendues [les femmes qu'aima Jupiter] sur la roche ou sur le gazon maigre piqué de narcisses, illuminées par la gerbe des concepts premiers, nous figurerons toute la journée, une sorte d'étalage divin de surbeautés, et que, au lieu cette fois de concevoir, nous sentons les élans du cosmos se modeler sur nous, et les possibles du monde nous prendre pour noyau ou pour matrice..." (Acte II, scène 6, p.160). A travers le personnage de Léda, Giraudoux crée le miroir du narcissisme et de la séduction, mais sans nous faire éprouver le sentiment réel de l'inquiétude ou de la peur. L'esprit de la farce et de la duperie recule devant le sentiment moral pour laisser place à des réflexions théoriques sur la nature de l'univers. Ainsi notre couple de base, Alcmène et Amphitryon, reste intact.

Si la tentation de Léda paraît très anodine, Mercure est un personnage adroit et malin, bref il s'agit d'un personnage dangereux et décisif. Plusieurs fois il donne l'impression d’être plus décidé et acharné que son maître Jupiter : "Devant nous l'aventure humaine se cabre et se stylise. Le sort exige beaucoup plus de nous sur la terre que des hommes..." (Acte I, scène 1, p.114-115). Le messager des dieux est le représentant le plus cruel des impératifs religieux, du maintien de l'ordre social et cosmique à tout prix. Il figure en commentateur divin, sans scrupules ni faiblesses, et accomplit ses devoirs avec conscience.

Somme toute, le titre de la pièce cette fois ne justifie pas son nom. Amphitryon 38 n'est pas centré sur le personnage du général Amphitryon mais sur l'aimable figure de sa femme, Alcmène qui prend la majeure partie du nombre total de lignes. De plus, elle participe à la plupart des duos et se trouve toujours au sommet pour la fréquence des apparitions scéniques, du fait qu'elle est présente dans les trois actes et dans presque toutes les scènes. En ce qui concerne son imaginaire, Alcmène est la plus volubile et la plus féconde dans tous les champs métaphoriques tant positifs que négatifs, sauf celui de la paix auquel elle ne participe pas du tout. Prêtresse de l'amour réel, femme fidèle et dévouée sans bornes et sans compromis, mortelle courageuse et digne, Alcmène semble mener sa vie sans angoisses métaphysiques: "Puisque ton Jupiter, à tort ou à raison a créé la mort sur la terre, je me solidarise avec mon astre. Je sens trop mes fibres continuer celles des autres hommes, des animaux, même des plantes, pour ne pas suivre leur sort." (Acte II, scène 2, p.141). Elle n'est pas seulement une épouse modeste et fidèle mais encore un être humain en pleine harmonie avec sa nature et son destin. Pourtant elle n'a jamais refusé la grâce divine; toute sa vie se veut impeccable pour gagner l'estime de l'Olympe et, même après la trahison, c'est elle qui tend la main la première, pour offrir son amitié: "Dans les bras d'un ami, oh! Jupiter, j'y cours!" (Acte III, scène 5, p.177). Nous pourrions dire alors que l'amant-dieu n'a pas nourri son rêve mais qu'il a failli le détruire. D'ailleurs, pourquoi l'adultère ou l'immortalité devraient-ils représenter un rêve désirable ? Existe-t-il rêve plus insaisissable que celui de vivre heureux sur la terre avec son bien-aimé, même pour toute cette vie limitée, sans guerre, sans maladie, sans malheur? On démolit facilement un bonheur mais on n'arrive à l'éprouver que par moments. Est-ce qu'on perd le Paradis en recherchant l'Enfer ?