Judith (1931)

La ville juive de Béthulie est assiégée par les troupes de Nabuchodonosor sous le commandement direct du général Holopherne. Ne soyons pas étonné que Judith y devienne une jeune fille, "la plus belle et la plus pure", offerte en sacrifice à un Holopherne-Minotaure. Giraudoux était hellénisant ; déjà ses travaux de normalien mêlaient les mythes homériques ou platoniciens aux mythes judéo-chrétiens.

Son imagination pousse son héroïne à assumer une mission décisive. Elle va séduire Holopherne et le tuer pour libérer sa ville, mais s'éprend de lui, trahit son peuple et son Dieu, ou du moins les oublie avec lui, tue pourtant son amant et rentre ensuite douloureusement dans la réalité et dans le rôle qu'elle doit y tenir : celui de la Juive héroïque, la plus belle, la plus pure, la sainte.

Holopherne continue la leçon donnée par Alcmène sur la beauté de la vie humaine, simple et ordinaire, sans aspiration à une ascension héroïque ou divine.

‘"C'est un des rares coins humains vraiment libres. Les dieux infestent notre pauvre univers, Judith. De la Grèce aux Indes, du Nord au Sud, pas de pays où ils ne pullulent, chacun avec ses vices, ses odeurs... L'atmosphère du monde, pour qui aime respirer, est celui d'une chambrée de dieux... Mais il est encore quelques endroits qui leur sont interdits, seul je sais les voir. Ils subsistent, sur la plaine ou la montagne, comme des taches de paradis terrestre. Les insectes qui les habitent n'ont pas le péché originel des insectes: je plante ma tente sur eux... Par chance, juste en face de la ville du Dieu juif, j'ai reconnu celui-ci, à une inflexion des palmes, à un appel des eaux. Je t'offre pour une nuit cette villa sur un océan éventé et pur... Laisse là tes organes divins, tes ouïes divines et entre avec moi. Je vois d'ailleurs que tu commences aussi à deviner qui je suis". (Acte II, scène 4, p.235). ’

L'oasis d'oubli qu'offre alors Holopherne constitue un dénouement provisoire, une satisfaction donnée aux pulsions instinctives, loin de toute obligation morale. Encore une fois, nous sommes devant un défenseur du présent, de la réalité, de l'entente entre le monde extérieur et le monde intérieur des mortels, du passage calme par cette planète pleine de surprises.

Un autre personnage masculin significatif de la pièce, Jean, dévoile un nouveau côté de son identité. Il n'est plus un homme épris et par là aveugle et prêt à satisfaire toutes les exigences de sa bien-aimée, mais un homme qui apprend à résister, à penser, à mûrir.

‘"Mais ce chantage incessant de la nature, des femmes, de l'honnêteté sur un cœur qui niaisement se veut noble, un vaincu, grâce au ciel, le voit dans son enfantillage. Tout est limite, en ce bas monde, pour l'âme : la joie, l'amitié, la victoire, tout, excepté la défaite. C'est un homme libre qui est enfin devant toi ; toutes les vraies forces du monde, mensonge, vengeance, poisons et vices, elles sont à mes ordres, et malgré tes beaux élans de poitrine, ô toi que j'aime, ton insulte au vaincu est aussi fade qu'un sourire au vainqueur." (Acte I, scène 5, p.206). ’

Holopherne pourrait se considérer comme l'homme adulte, sûr et fixé tandis que Jean représente le jeune homme qui cherche son chemin et sa destination vers la distinction. Il s'agit d'un Holopherne en germe car le général a déjà réussi à obtenir sa symétrie intérieure alors que le jeune officier lutte à maîtriser les puissances contradictoires de son âme. Jean semble suivre la voie juste pour la perfection qu'il désire.

En revanche, Egon n'est qu'un image mal emprunté à son maître. C'est l'aspect trivial d'une humanité perverse et mesquine qui se consume à la chasse d'une folie des grandeurs. "...que tous les mots sublimes, les gestes et les attitudes sublimes, ont dû fourmiller autour de moi. Rien ne m'en est parvenu. Je n'ai vu que des êtres dont le bavardage et la gesticulation se poursuivaient aux portes de la mort." (Acte II, scène 2, p.226) Egon aime faire étalage de ses apparences et ne garde de sa nature mortelle que son caractère superficiel et éphémère. La sincérité et la modestie sont des vertus qui lui échappent complètement. A travers le personnage pompeux d'Egon, Giraudoux nous rappelle que l'homme peut s'élever au niveau des dieux par sa dignité, mais il peut également se traîner par terre à cause de sa vanité. Le Garde est peut-être un personnage des plus ambigus parmi les héros giralduciens.

Puisque ce travail ambitionne à offrir une approche plus précise et moins subjective des personnages, on prend conscience que par la seule étude de son système métaphorique le Garde nous dévoile sa propre fonction. "Mais obéis-moi sur-le-champ sinon, là, devant le peuple, je reprends forme et je fonce, et je lutte avec toi pour arracher de ton pharynx le mensonge de Dieu, et je te roule au sol comme le vacher la bergère!" (Acte III, scène 7, p.264) Il s'agit d'un Mercure judéo-chrétien, un messager de la volonté divine et de la nécessité cosmique, un surveillant de l'ordre établi et des exigences sociales, la voix de la société et de la bienséance, la conscience qui exclut les désirs interdits et les tentations.

Sarah assiste son compagnon Egon et le complète en petitesse et en méchanceté. Jalouse de tout ce qu'il y a de pur et de beau, elle préfère éliminer ce qui la surmonte au lieu de tenter de s'améliorer. "Sur cette riche, tu as vengé tous les pauvres de la terre; sur cette bavarde, tous les bègues et les muets, sur cette étroite, tous les ventres ouverts jusqu'au nombril". (Acte II, scène 2, p.231).

Néanmoins, Judith est le personnage qui domine la pièce avec sa volubilité considérable (889 lignes de texte, ce qui dépasse absolument les autres protagonistes) ainsi qu’une présence presque permanente tant dans les duos avec ses partenaires que dans les apparitions scéniques en général. Constamment, au centre de l'œuvre, la figure de Judith dépasse très largement en importance, en force, en complexité tous les autres personnages de la pièce. Ce drame est son drame et ne dessine que la courbe de son évolution intérieure. Les événements, les situations, les paroles ou les gestes des autres personnages n'ont de sens que dans la mesure où ils provoquent et éclairent les réactions de Judith. En tout cas, son système métaphorique nous laisse entrevoir l'essence de son existence:

‘"Dieu en sera ravi. Il me déteste... Pas une fois depuis hier je n'ai senti sa pression ou sa présence. S'il me manie, c'est sans vouloir me toucher, comme un poignard dégoûtant dont on enveloppe la poignée d'un mouchoir. J'attendais qu'il me lançât sur Holopherne en jeune archange pur, fort, divinateur. Avec quelle modestie, ce matin au réveil, lui aurais-je rendu ce manteau et cette lumière, et ce que vous appelez le miracle a eu lieu parce que j'ai été luxurieuse, parce que j'ai bégayé devant des soldats, et parce que j'ai menti. J'ai eu mon Dieu d'enfance, mon Dieu d'adolescence. Si mon Dieu de fille pubère et adulte se dérobe, tant pis pour lui." (p.258, Acte III, scène 6) ’

Elle est la plus belle, la plus pure, la courageuse, la sainte mais avant tout elle est une version d'Alcmène. Pieuse et impeccable, elle visait à un ciel protecteur qui lui aurait laissé le libre choix de mener une vie tranquille. Pourtant ses rêves sont démentis par l'autoritarisme divin et les impératifs d'un Dieu cruel et intransigeant qui l'utilise en pion pour servir les intérêts de la société. Judith et Alcmène ont une expérience douloureuse qui blesse leur morale et démolit leur credo religieux, mais elles sont dotées de l'oubli afin de continuer à vivre sans remords, ayant fait leur devoir.