Intermezzo (1933)

Dans Intermezzo Giraudoux s'est certainement souvenu de Musset et de Heine, peut-être encore de Watteau, dans une transposition toute moderne et personnelle. Cela donne un second sens au titre d'Intermezzo. Il s'agit d'un intermède romantique. Mais Giraudoux l'a voulu français. Voilà le cadre dans lequel on place d'abord la fable de l'œuvre.

Avant de s'arrêter au dénouement, qui en marque l'équilibre, tout le système oscille selon les inclinations de l'héroïne, Isabelle. Sa jeune ardeur, son héroïsme, l'exaltation d'une mission secrète - celle de rétablir un lien entre morts et vivants - la font d'abord se jeter vers le spectre avec la passion frémissante et pure d'un grand rêve d'adolescente. Cet élan, créateur du "délire poétique". entraîne notre sympathie et celle, nuancée, de la commission d'enquête. Son entreprise, son aspiration nous sont indiquées d'une façon claire et précise par une métaphore laconique mais si représentative. "C'est que dans ma notation, j'ai adopté le zéro comme meilleure note, à cause de sa ressemblance avec l'infini." (Acte I, scène 6, p.288) La délicate Isabelle ne demande rien que l'infini, l'absolu, le parfait. Elle évoque une exaltation héroïque, un messianisme, une ivresse sans cesse renouvelée par quelque chose de merveilleux et d'impossible. Elle veut s'échapper de cette étroitesse d'esprit et de comportement que la petite ville provinciale offre. Elle ambitionne de dépasser les frontières de sa communauté pour élargir ses horizons même en utilisant son imagination vivante, et un spectre ambigu pourrait constituer un moyen de transport très confortable pour voyager vers l'inconnu.

Seul, l'Inspecteur s'indigne et il est bafoué. Il figure comme l'image la plus représentative des convenances et des compromis sociaux, de la bienséance et de l'hypocrisie. Soucieux de maintenir le statut social intact et d'imposer les masques de la fausseté à tous les citoyens, il devient un personnage pittoresque et presque ridicule avec son zèle officiel aveugle.

‘"Le plafond, dans l'enseignement, doit être compris de façon à faire ressortir la taille de l'adulte vis-à-vis de celle de l'enfant. Un maître qui adopte le plein air avoue qu'il est plus petit que l'arbre, moins corpulent que le bœuf, moins mobile que l'abeille, et sacrifie la meilleure preuve de sa dignité." (Acte I, scène 6, p.287). ’

De l'autre côté, se trouve un opposant à cet officiel borné, un fonctionnaire romantique et ouvert au lyrisme et à la beauté, à l'initiative et l'originalité. Le Contrôleur des poids et mesure fait l'éloge de la vie modeste et quotidienne, comme ses prédécesseurs Almcène, Sosie ou Holopherne.

‘"Je ne suis pas pour connaître les secrets. Un secret inexpliqué tient souvent en vous une place plus noble et plus aérée que son explication. C'est l'ampoule d'air chez les poissons. Nous nous dirigeons avec sûreté dans la vie en vertu de nos ignorances et non de nos révélations." (Acte III, scène 4, p.334-335). ’

Le Contrôleur n'est pas un personnage naïf mais tout simplement il n'aime pas les risques. Il accepte sa condition humaine non d'une manière fataliste mais en s'efforçant de l'embellir. Il recherche la sagesse et la douceur et apprend à être stable et persévérant. Le Contrôleur pourrait assumer les deux rôles du couple idéal d'Amphitryon 38 puisqu'il est un mortel satisfait et conscient de sa dignité comme Alcmène et un compagnon plein de compréhension et de patience comme le général Amphitryon.

Cependant, si le Contrôleur ressemble à Amphitryon, le Spectre pourrait se superposer à Jupiter puisqu'il semble être une tentation assez insistante pour que se forme au moins un compromis ou une exaltation. Jupiter, pour la réussite de son projet, compte sur l'infidélité des femmes fidèles, qui trompent leur mari avec tous les objets de l'univers, sauf avec les hommes. De même, le Spectre connaît que l'arrivée d'un homme obscur et énigmatique est suffisante pour bouleverser l'équilibre fragile d'une jeune fille.

‘"Mais soudain l'homme arrive. Alors toutes elles [les jeunes filles] le contemplent. Il a trouvé des recettes pour rehausser à leurs yeux sa dignité sur la terre. Il se tient debout sur les pattes de derrière, pour recevoir moins de pluie et accrocher des médailles sur sa poitrine. Elles frémissent devant lui d'une hypocrite admiration et d'une crainte que ne leur inspire même pas le tigre, dans l'ignorance où elles sont qu'à ce bipède seul, entre tous les carnivores., les dents s'effritent. Alors c'en est fait. Toutes les paroles de la réalité dans lesquelles transparaissaient, pour elles, mille filigranes et mille blasons deviennent opaques, et c'est fini." (Acte III, scène 5, p.336-337). ’

Mais, finalement, qui est le Spectre ? Selon une interprétation logique, il s'agit d'un jeune châtelain qui, surprenant sa femme avec un amant, les a tués, puis s'est probablement noyé dans un étang : on soupçonne le spectre d'être celui de l'assassin. Selon l'interprétation donnée par son système métaphorique il n'est rien qu'une illusion extraite d'une crise romantique que l'âge tendre et l'imagination d'une vierge a créé. C'est une passion dans le double sens amoureux et religieux du terme. C'est l'ombre séduisante de l'appel vers "autre chose", les désirs inconscients et refoulés qui luttent pour l’emporter sur la sincérité de l'âme et la netteté de l'esprit des jeunes êtres.

D'après la lecture tabulaire il est difficile de distinguer quel est le personnage qui définit la pièce car chaque tableau des résultats totaux nous indiquent un protagoniste différent. En particulier, l'Inspecteur est le plus bavard suivant la somme de texte attribué, Isabelle est la favorite des grands duos et le Droguiste est celui qui règne sur les apparitions scéniques. Malgré tout, en combinaison ces tableaux avec l'étude des systèmes métaphoriques on découvre que la figure qui laisse son sceau dans la pièce d'une manière discrète mais stable n'est pas Isabelle, comme on pourrait sans doute s’y attendre, mais le Droguiste qui se trouve toujours dans les premières places de la lecture tabulaire et qui a une contribution considérable dans presque tous les champs métaphoriques positifs et négatifs. Entre les deux bouts, l'Inspecteur et le Contrôleur, se place le Droguiste en arbitre objectif et juste. C'est lui qui suggère les décisions des héros sans s’en rendre compte, c'est lui qui prépare le spectateur pour les événements à venir et illumine en sa faveur les points obscurs de l'action; enfin, c'est le commentateur fidèle de son créateur. "Ce n'est pas précisément ce que je veux dire. Mais je sens que ma présence sert toujours d'écluse entre deux instants qui ne sont pas au même niveau, de tampon entre deux épisodes qui se heurtent, entre le bonheur et le malheur, le précis et le trouble, ou inversement". (Acte I, scène 7, p.293). Le Droguiste est un philosophe sans parti pris pour la vie ou pour la mort. La nature comporte tout : elle est formée de joie et de tristesse, de création et de destruction, du poète et du prosaïque, du romantique et du cynique, de sécurité et de danger. Le Droguiste nous aide à voir et à apprécier cette diversité et cette polyphonie qui sont les traits les plus animés de l'univers, qui nous attirent et nous invitent à rester en harmonie avec lui.