Tessa (1934)

"Pourquoi avoir adapté Tessa?" demandait à Giraudoux B.Crémieux. "Ne trouvez-vous pas que, dès le second acte, après le pittoresque des premiers tableaux, nous côtoyons souvent la sensiblerie, le "théâtre rose", pour aboutir au dernier à un dénouement de mélodrame? Je sais de vos admirateurs qui, pour un peu, auraient parlé de déchéance."

"Le vaudeville, le mélodrame, moi j'admets tout. Au surplus, le vaudeville, le mélodrame ne sont-ils pas plus le théâtre que la pièce à idées par exemple? L'essentiel est d'écrire proprement" pouvait alors rétorquer Giraudoux. 35 Mais il était lui-même fort conscient de l'essoufflement progressif de la pièce anglaise qui reposait en grande partie sur un premier acte varié, comique, et agréable avec ces interférences continuelles de personnages, cet acte qui lui rappelait son séjour à Munich, sa vie dans la bohème bavaroise et éveillait des résonances personnelles. Plongé dans son travail d'adaptation, n'écrivait-il pas à Jouvet en août 1934 à propos des autres actes, conventionnels et anglais que, dans le roman déjà, le charme s'évanouissait en même temps que le Tyrol. Par des modifications en apparence superficielles, en vérité d'une grande sûreté dramaturgique, Giraudoux, en adaptant la pièce des auteurs anglais, a accompli une tâche de technicien, ajustant avec grande efficacité effets et dénouements Giraudoux se plaignait de n'avoir en France qu'un "théâtre de grandes personnes sèches et raisonneuses": il s'est réjoui de retrouver sur scène des enfants, et de prolonger l'expérience d'Intermezzo. Il a surtout donné à Tessa, sœur de ses propres créations romanesques, une personnalité plus nette, une affirmation plus définie de son amour. Déjà elle annonce la nymphe des eaux, Ondine. J'ai comme le vertige. Je suis sur un toit. C'est haut, le bonheur. (Acte III, tableau V, scène 11, p.453). La petite Tessa, fragile et romanesque, est une fille qui s'impatiente de devenir femme, de connaître la grandeur de l'amour, d'aimer et d'être aimée et, dans cet état rêvé de l'adolescence, elle défie les périls, dépasse les sacrifices et oublie la raison. C'est un signe de la fougue juvénile, de l'amour réel et désintéressé.

En face de Tessa, Lewis se montre inconstant, égoïste et aveugle - comme un artiste, comme un homme. "Ma musique sent toujours le cirque d'ailleurs, prétendait Sanger. C'est la liberté en rond, mais c'est quand même le liberté." (Acte I, tableau II, scène 1, p.405). Lewis est un type de narcisse et de don Juan. Libertin sans scrupule, menant une vie de bohème, il ne veut que rester libre, sans compromis ni obligations. Qu'est-ce que l'amour pour lui ? Un sentiment fort et passionné qui le flatte, le remplit de chaleur et d'inspiration mais qui ne dure pas longtemps, au moins avec la même source. Ses muses se succèdent l'une après l'autre et ce qui importe pour Lewis est d'éviter l'engagement permanent, la "cage", la "servitude", l'"achat". Son indifférence détruit chaque être qui l'approche et la dévotion absolue de la jeune Tessa ne le touche que provisoirement alors qu'il continue sa voie orgueilleuse vers la perfection artistique et l'aliénation sentimentale.

Giraudoux, pensant que le rôle de Tessa et celui de Lewis pouvaient permettre à la pièce de faire illusion jusqu'à la conclusion, a suivi avec fidélité le premier acte mais dans les suivants, il a accentué les caractères des personnages principaux, simplifié toute la comédie sociale typiquement anglaise. Il a ainsi créé des personnages comme Florence, une femme mondaine et prétentieuse, qui n'a pas beaucoup à dire sauf une théorie à vivre stérile et stricte. "Il n'y a qu'un art, qui est l'art de vivre. Si ta musique ne contribue pas à rendre la vie digne, et digne d'être vécue, tant pis pour elle... Voilà ma théorie." (Acte II, tableau III, scène 1, p.405). La philosophie de Florence ne laisse aucun espace à ce qui est originel, spontané ou spécifique. La conformité, la convention et la bienséance constituent les trois pôles de son existence. Quelle idée folle d'espérer emprisonner un être si indépendant comme Lewis ! Néanmoins, Florence n'est pas la seule présence conformiste de la pièce. Sir Bartlemy nous donne une petite leçon d'art selon son goût personnel et nous dévoile ses idées reçues et monotones: "La musique anglaise doit être comme le sol anglais, comme cette terre toujours verte, qu'un gazon dru, des haies touffues rendent si parfaitement accueillante à tous..." (Acte II, tableau III, scène 5, p.419).. Tout ce qui dépasse les limites étroites d'une mentalité aride et qui n'est pas comestible de façon facile et aisé, est exclu comme une sorte de miasme pour ne pas souiller et notamment pour ne pas déranger le calme et le refuge des privilégiés.

La pièce est dominée par le couple fatal de Lewis et Tessa. Ce sont vraiment les protagonistes de l'intrigue et les principaux actants. Tous deux se partagent les premières places des tableaux de la lecture tabulaire et participent aux mêmes champs métaphoriques avec le même dévouement. Cependant Lewis semble avoir une légère suprématie qui est surtout évidente dans l'étude de la lecture tabulaire : il joue le premier rôle selon la somme totale de texte, la fréquence des personnages au sein des grands duos et le nombre d'apparitions scéniques. Giraudoux aime les héroïnes frêles et dévouées, mais il semble qu'à travers le personnage superficiel et égoïste de Lewis il arrive mieux à dessiner les thèmes de ses œuvres ultérieures : les tensions du couple, l'incompréhension de l'homme et de la femme, l'impossibilité de l'amour absolu. Pièce rose qui vire au noir, cette petite étrangère révélait au grand jour à Giraudoux des évidences qu'Amphitryon 38 et Intermezzo avaient dissimulées sous le sourire. Car cette tragédie de jeune fille, rendue légère et gracieuse par la présence des enfants et de la musique, se résume dans cette formule amère de Lewis: "Le pire malentendu, c'est d'aimer, et c'est aussi le plus fatigant." En dégageant les lignes d'affrontement entre les protagonistes, Giraudoux les a élevés à un niveau supérieur. Dans sa pièce, à travers les pulsions du cœur, il rend compte de choix plus essentiels, s'interroge sur les rapports entre l'art et la vie, les principes de l'éducation et du bonheur, les valeurs de l'enfance et du conformisme, la révolte et la réussite.

Notes
35.

Jean Giraudoux, Théâtre complet, Le Livre de Poche, Paris, 1991, p. 1144-45