La guerre de Troie n'aura pas lieu (1935)

Pour La guerre de Troie n'aura pas lieu, Giraudoux ne s'inspira pas directement d'une œuvre dramatique célèbre de l'Antiquité ou du classicisme européen; il a fait des variations sur la plus ancienne des épopées occidentales. Sans adapter directement un épisode de l'Iliade, sans procéder non plus à une réécriture parodique des événements. Il se situait avant le récit de l'Iliade, présentait les personnages "du point de vue de leur intimité", prétendant n'avoir fait qu'"une modeste post-préface à Homère". D'ailleurs, Giraudoux avait d'abord intitulé sa pièce Prélude, Prélude des préludes, et même Préface à l'Iliade. 36 Mais Giraudoux retrouve aussi toute une tradition de parodie légère appliquée aux grands textes, dans la lignée de Laforgue et de Jules Lemaître. Avec ses anachronismes plaisants, ses courtes scènes frivoles, ses jeux de mots, l'allure bourgeoise de cette famille de rois et de héros, Giraudoux fait flotter par moments sur sa pièce un parfum de Belle Hélène. "Une comédie tragique mais qui n'est pas écrite dans le ton de la tragédie", avec des personnages "à la fois mythiques et pittoresques. Cependant, comme ils sont destinés à mourir, non dans ma pièce, mais dans l'histoire, une sorte d'ombre plane sur eux". 37

De Racine, Giraudoux reprend Andromaque, figure qui a longtemps hanté ses œuvres romanesques -Andromaque jeune et encore heureuse, future mère, sœur inquiète et pathétique d'Alcmène, dont le fils n'est pas promis aux exploits héroïques mais à la mort. Une Andromaque dont le bon sens, la pitié, la révolte contre la bêtise et l'injustice se heurtent à l'ordre impitoyable d'un monde que représentent Hélène et son indifférence, Ulysse et son cynisme. "C'est [la femme] un pauvre tas d'incertitude, un pauvre amas de crainte, qui déteste ce qui est lourd, qui adore ce qui est vulgaire et facile." (Acte I, scène 6, p. 489). Andromaque essaie de supporter avec prudence sa condition de femme mortelle et notamment d'épouse dévouée. Pour cela elle s'interroge : qu'est-ce qui rendrait le malheur, le pire malheur, la guerre, humainement tolérable ou, au contraire, intolérable ? Elle répond : être martyrisé pour un amour serait peut-être tolérable. Notons que cet amour, s'il reste humain, prend tous les caractères d'une foi. Il est absolu, implique l'abnégation et le sacrifice, s'affirme par une communion unique en chaque couple et, cependant pourvu d'une signification universelle, il peut magiquement écarter le malheur. Ainsi la jeune Troyenne accepterait de voir son propre bonheur ruiné, son propre couple détruit pour l'amour d'un autre couple, car la communion humaine resterait affirmée comme une valeur en soi, digne de foi et de sacrifice. Andromaque croit, pour sa part, que l'affirmation d'une telle foi pourrait déjà par une vertu magique, exorciser la bestialité de la guerre.

Or, de façon non moins absolue, Hélène rejette tout le pathétique qu'Andromaque lui propose. Elle se sent vedette et non martyre. Sa froideur n'est donc pas un simple trait de caractère. Elle a lié son idéal, son estime de soi et sa morale à son indifférence. Elle en a fait son principal système de défense contre la souffrance, la vieillesse, l'injure.

‘Mais je suis commandée par lui, aimantée par lui [Pâris]. L'aimantation, c'est aussi un amour, autant que la promiscuité. C'est une passion autrement ancienne et féconde que celle qui s'exprime par les yeux rougis de pleurs ou se manifeste par le frottement. Je suis aussi à l'aise dans cet amour qu'une étoile dans sa constellation. J'y gravite, j'y scintille, c'est ma façon à moi de respirer et d'étreindre. (Acte II, scène 8, p.520) ’

Andromaque, jusque dans le couple, annulait par la communion de l'amour le "désaccord universel". Hélène annule par l'indifférence le même mal. Il y a incompatibilité entre les deux systèmes de défense. Si Hélène aimait Pâris, la guerre serait un fléau ; en refusant son amour, Hélène transforme le fléau en "injustice". C'est donc que l'amour était dû. On peut souffrir pour des maux réels, pour une cause valable. Mais si la réalité se refuse à toute valeur, on souffrira pour rien, et là est l'injustice intolérable. Si nous joignons ainsi les différentes images prises dans son système métaphorique, nous obtenons un personnage apparemment privé de sentiment, de volonté, objet aussi indifférent qu'un visage sur l'écran, ou le ciel étoilé, et d'autre part capable d'une vision non moins indifférente du réel. L'instinct seul aimante cette figure et lui fait jouer son rôle. Notons d'ailleurs qu'il l'oriente vers des attitudes passives : accepter le mâle, fuir la mort. Nous sommes loin de la femme "aux jolies jambes et au cœur sec" dont parle un critique. Hélène représente la fatalité telle que peut la concevoir un esprit moderne, la fatalité objective et naturelle, celle d'une science déterministe qui ne croit qu'aux mécanismes de l'instinct, aux enchaînements historiques et à la loi des grands nombres. C'est d'ailleurs par sa propre soumission adaptée qu'Hélène nous représente le mieux cette réalité moderne : elle est à la fois la nature indifférente et l'adaptation à cette nature. Elle obéit à l'instinct, joue son rôle, et, sans illusion sur sa liberté de choix, se soumet à des prévisions inéluctables. Hélène prévoit l'avenir tandis que Cassandre le pressent. En dépit de cette différence qui se précisera plus loin, les deux femmes sont également comparables à des instruments enregistreurs. Moi, je suis comme un aveugle qui va à tâtons. Mais c'est au milieu de la vérité que je suis aveugle. Eux tous voient, et ils voient le mensonge. Je tâte la vérité. (Acte I, scène 10, p.501). La paix mourra plus ou moins tard, après telle ou telle péripétie, mais elle mourra. Cassandre pressent cette mort comme un membre de la famille, Hélène la prévoit comme un médecin consulté, du dehors, objectivement. Non qu'elle pense en savant mais l'univers, ou son inconscient, pense pour elle, et le résultat lui apparaît.

Ulysse, dans la création d'images de Giraudoux, est un personnage ambigu. On peut ne voir en lui qu'un diplomate rusé qui veut la guerre mais ne cherche plus qu'à en faire peser la responsabilité sur autrui. C'est une thèse trop simple. Elle n'est vraie que pour le personnage public : quand celui-ci apprend d'Hector, devant le peuple réuni, qu'Hélène va être rendue aux Grecs, il exige qu'elle le soit dans l'état antérieur au rapt. Un débat tragi-comique montre vite l'irréalité de la condition. L'adultère a été joyeusement consommé. En le proclamant, les Troyens s'avouent coupables : la ruse d'Ulysse a joué contre eux et contre la paix. Mais dans le tête-à-tête avec Hector, un autre Ulysse, le personnage privé, apparaît:

‘"Comprenez-moi, Hector!... mon aide vous est acquise. Ne m'en veuillez pas d'interpréter le sort. J'ai voulu seulement lire dans ces grandes lignes que sont, sur l'univers, les voies des caravanes, les chemins des navires, le trace des grues volantes et des races. Donnez-moi votre main. Elle aussi a ses lignes. Mais ne cherchons pas si leur leçon est la même. Admettons que les trois petites rides au fond de la main d'Hector disent le contraire de ce qu'assurent les fleuves, les vols et les sillages. Je suis curieux de nature, et je n'ai pas peur. Je veux bien aller contre le sort." (Acte II, scène 14, p.536). ’

Lorsqu' Ulysse déclare alors que la guerre a été rendue presque fatale par un enchaînement de déterminations objectives, étrangères à sa propre volonté, et lorsqu'il offre de ruser personnellement avec Hector contre cette fatalité imminente, pourquoi douter de sa sincérité ? Hector lui-même, après avoir formulé ce doute, l'écarte. Ainsi, nous devons accepter une ambiguïté que le texte impose. Mais Hélène n'était-elle pas déjà ambiguë, amie et ennemie des Troyens à la fois ? De même, Ulysse va se transformer d'inquisiteur justicier en ami. Jupiter, Holopherne, le Spectre présentaient également ce double visage.

En Démokôs, Giraudoux ridiculise un langage, une idéologie et en même temps il nous rappelle la "petite politique", c'est-à-dire une politique de puissance, simple reproduction sur le plan collectif des appétits et des réflexes de l'animal individuel. Platon parlait déjà ainsi de la "grosse bête". "C'est alors la mission de ceux qui savent parler et écrire, de louer la guerre, de l'aduler à chaque heure du jour, de la flatter sans arrêt aux places claires ou équivoques de son énorme corps, sinon on se l'aliène." (Acte II, scène 4, p.507) Les comportements agressifs, interdits dans la vie personnelle, sont tolérés dans les relations internationales où l'égoïsme est tenu pour sacré. Le seul frein est celui d'une culpabilité très frustre. Pour justifier une guerre ou un duel, il faut que l'adversaire ait apparemment commis une faute, ordinairement une "imperceptible impolitesse". Comme Aristophane dénonçait les généraux, les marchands d'armes et les sycophantes, Giraudoux met en scène les vieillards belliqueux, les gouvernants sclérosés, les poètes à panache, les journalistes qui excitent l'opinion et répandent de fausses nouvelles.

Suivant la lecture tabulaire et l'étude des systèmes métaphoriques, on constate que le héros préféré des tableaux est le jeune et vigoureux Hector. Il est doté du texte le plus long, il participe à la majorité des grands duos et il se trouve à la deuxième place de la liste de la fréquence scénique, avec une différence insignifiante avec l'héroïne, Hélène [Hector fait 13 apparitions au total tandis qu'Hélène en fait 14]. "Je pèse tout un peuple de paysans débonnaires, d'artisans laborieux, des milliers de charrues, de métiers à tisser, de forges et d'enclumes... Oh! pourquoi, devant vous, tous ces poids me paraissent-ils tout à coup si légers! " (Acte II, scène 13, p.532) Contre les forces de mort, Hector se défend par l'élan même de la vie physique et procréatrice. Il est jeune. Ulysse, plus âgé, est plus lourd d'une autre expérience; il s'est en partie détaché d'une vie que le temps altère et corrompt. Il a reconnu la valeur de l'impondérable, de l'incorruptible. Or le résultat de cette pesée entre Hector et Ulysse est qu'Ulysse l'emporte (Hector le reconnaît) parce qu'il tient compte des forces de mort et se cuirasse contre elles; il ressemble en cela à Hélène. Le jeune élan d'Hector, l'amour maternel d'Andromaque, tendres et vulnérables, rêvent trop, en guise de protection, que ces forces de mort n'existent pas. Ulysse explique à Hector cette réalité dont Hélène ne faisait que prévoir les cruautés. Malgré tout, son système métaphorique nous dévoile Hector en tant qu'homme d'action, luttant pour modifier l'avenir, un pacifiste qui s'efforce de vaincre l'amour-propre, le faux chevaleresque, l'orgueil nationaliste possessif et chatouilleux ; son image est loin du modèle typiquement guerrier que la tradition homérique nous a légué.

Depuis plus de cinquante ans cette pièce n'a cessé d'intriguer lecteurs et acteurs, chercheurs et spectateurs, commentateurs et metteurs en scène. En abordant sous ces angles multiples les questions essentielles de la guerre et de la paix, de la pitié et de l'indifférence, de la poésie et du nationalisme, Giraudoux - qui exhibait dès son titre sa totale impuissance à modifier une histoire déjà écrite - n'espérait-il pas contribuer à infléchir dans la conscience de ceux qui l'écoutaient la rédaction d'une histoire encore à écrire?

Notes
36.

Jean Giraudoux, Théâtre complet, Le Livre de Poche, Paris, 1991, p.1156-1157.

37.

Jean Giraudoux, Théâtre complet, Le Livre de poche, Paris, 1991, p. 1157-1158