Supplément au voyage de Cook (1935)

L'actualité des années 30, si elle n'a pas suscité cette œuvre, l'a du moins accompagnée, de diverses façons. L'exotisme polynésien était alors à la mode. L'Exposition coloniale avait proposé en 1931 à ses visiteurs "les demeures ombragées de Tahiti". Alain Gerbault, après avoir publié en 1929 ses récits de traversées "de New York à Tahiti" et "de Tahiti vers la France", avait repris en 1932 sa navigation; son arrivée à Tahiti, le 4 juin 1934, avait fait grand bruit. 38 Loin du Pacifique, en Éthiopie, l'Italie fasciste se livrait, le 3 octobre 1935, à une agression de type colonial. Cela donnait, à quelques semaines seulement de la première, une résonance toute particulière au Supplément. A cette réflexion liée aux intérêts et aux préoccupations de l'époque, quelques modèles littéraires ont donné corps. Giraudoux a emprunté au texte de Diderot son titre, la forme du dialogue philosophique, et les scènes érotiques du religieux tenté par les Tahitiennes - les redoublant d'ailleurs, selon une symétrie originale, par les scènes de la tentation de Mrs Banks. D'autres textes du XVIIIe siècle ont alimenté cette relecture ironique de l'utopie du bon sauvage. Ces lectures ne sauraient rendre compte seules du Supplément au voyage de Cook car on y retrouve à de fréquentes reprises des thèmes qui le relient étroitement à l'ensemble de l'œuvre littéraire et dramatique de Giraudoux. C'est une nouvelle fois le bonheur de l'île qui est célébré. Giraudoux l'avait évoqué avec humour dès la première page d'Elpénor, puis repris, amplifié aux dimensions d'un roman tout entier, en décrivant l'île de Suzanne, au milieu du Pacifique...

Outourou le notable n'est pas un naïf indigène mais un vrai philosophe, pénétré de la vérité cosmique et de la beauté naturelle et un défenseur éloquent de l'épicurisme. "Et vous imaginez même avec tous ses détails le tableau de votre nuit. Et vous le renvoyez! Toute triste, vous renvoyez un tout triste. Oh, Mrs Banks! Ce n'est pas la question des couples qui compte en ce bas monde, mais celle des couples heureux!" (scène 8, p.571) Outourou nous parle de bonheur et d'innocence, d'une vie simple et humaine sans prétention ni exagération. Il pourrait se reconnaître en Holopherne mais un Holopherne plus primitif et originel. Il ne s'oppose pas aux dieux, tout au contraire, mais à la civilisation européenne stricte et bornée. C'est l'esprit libre et l'âme non assujettie aux conventions et aux règles des sociétés civilisées. Tahiriri la fille d'Outourou, nous donne une définition de l'amour qui rappelle l'Eden perdu et nous présente une invite érotique très alléchante, d'une manière aisée et, pourrait-on dire, innocente, comme quelque chose de naturel et de pas du tout choquant.

‘"Le déshabiller, Mr. Banks, déshabiller mon époux. Les hommes d'ici sont nus. Mais quelle volupté cela doit être d'enlever peu à peu de Mr. Banks, et dans l'ordre qu'il indiquera, car sinon ma tâche me serait impossible, cet entrecroisement d'étoffes, de courroies, de chaussettes et de jarretières, qui fait de votre corps une énigme. Toute petite, ce que je préférais déjà au monde c'était d'écorcer les acajous..". (scène 5, p.565) ’

Tahiriri incarne la tentation absolue d'une vie paradisiaque et d'un érotisme sans tabous qui vise l'inconscient et les désirs refoulés des gens civilisés, limités par les lois et les principes. Tahiriri devient le rêve de la libération, de l'oubli, comme une autre Calypso ou une autre Circé pour le voyageur agité, l'Ulysse moderne.

Mais la civilisation européenne, comme la religion puritaine, ont également leurs avocats tels que le couple Banks. Mr Banks envahit cette communauté primitive avec l’air de sauveur qui apporte le savoir-vivre, l'ordre, la correction et surtout... le travail. "Mon Dieu, comme il est beau de voir les lèvres d'un être qui n'a jamais peiné, jamais sué, prononcer pour la première fois le mot travail! Quelle virginité je leur prends! Répète, mon ami, tu te baptises toi-même." (scène 4, p.559) La béatitude et l'ingénuité de l'île sont menacés par les dogmes moraux et la mystique du travail, de la propriété. La morale occidentale veut séduire ce peuple vierge et on pourrait dire qu'il y a une certaine osmose qui profite aux deux partis. C'est peut-être en cela que cette pièce, drôle et amère, garde un fond d'optimisme.

Mr Banks et Outourou sont les figures principales de la pièce, selon l'étude des tableaux dégagés par la lecture tabulaire et les systèmes métaphoriques. Leur confrontation, qui n'est rien d'autre que la confrontation de deux mentalités, nous laissent un message plus humain, moins dérisoire qu'on pourrait le croire à première vue, et qui rejoint ce que voulait faire Giraudoux en écrivant La guerre de Troie n'aura pas lieu : dénombrer les forces obscures qui rendent inévitables la guerre, l'intolérance et l'oppression. Le Supplément au voyage de Cook réussit à faire de cet intermède tahitien un ensemble dramatique ouvert et spirituel. Invitation au voyage vers l'utopie du langage et du théâtre salvateurs, il offre "la possibilité de penser le dépassement de la séparation des imaginaires - britanniques et insulaires, à la fois analogues et différents, par un imaginaire collectif constitué à partir de l'échange théâtral." 39

Notes
38.

Jean Giraudoux, Théâtre complet, Le Livre de Poche, Paris, 1991, p.1171.

39.

J. Delort, "Le Voyage de Cook: Supplément et déplacement", in Cahiers Jean Giraudoux, N°12, Grasset, 1983, p.135.