Électre (1937)

"J'ai préféré, pour ma pièce, ne me servir que des souvenirs laissés par les études abandonnées il y a quelque trente-cinq ans." À plusieurs reprises, Giraudoux a évoqué les représentations de plein air où se jouaient les grands textes antiques. Paris même lui avait offert d'autres occasions, à la Comédie Française: on y jouait l'Électre de Sophocle, dans l'adaptation de Poizat, ou Les Érinnyes de Leconte de Lisle. C'est peut-être en songeant à ses spectacles peu en harmonie avec les sensibilités modernes qu'il se décida à "épousseter le buste d'Électre". Car en succédant à Eschyle, Sophocle, Euripide, Lazare de Baïf, Pradon et Crébillon, Giraudoux proposait une version modernisée du mythe. Plusieurs exemples ne pouvait que l'encourager : la reprise que Jean Cocteau avait faite d'Antigone, et ses adaptations de l'histoire d'Œdipe, d'Œdipus Rex à la récente Machine infernale, jouée en 1934 chez Jouvet. Ou encore cette énorme transposition de l'histoire des Atrides dans le cadre de la guerre de Sécession que l'Américain Eugene O'Neill avait intitulée Mourning becomes Electra (1929-1931); en français, Le deuil sied à Électre. L'interprétation de Giraudoux a essentiellement porté sur trois points : la modification de l'intrigue principale, l'apport d'épisodes et de personnages nouveaux et la mise en forme de cette tragédie. Dans son Électre, Giraudoux a développé l'aspect policier, la rapprochant ainsi de l'Hamlet shakespearien, et surtout d'Œdipe. Pour justifier cette découverte progressive du crime, Giraudoux a dû apporter de nombreuses modifications au détail de la légende. Pour élever le débat d'idées, il a substitué à l'Égisthe coupable et jouisseur un roi que transfigure au second acte la révélation de sa mission. Prêt à se sacrifier à la justice d'Électre, amoureux d'Électre : l'enjeu du combat entre Égisthe et Électre en devient plus noble, mais aussi plus problématique. Enfin, comme dans ses pièces précédentes, Giraudoux a ajouté au mythe antique la guerre : la menace d'invasion par les Corinthiens donne une urgence à toutes les décisions, une apparente absurdité à tous les affrontements personnels, à toutes les explications psychologiques.

La dramaturgie de Giraudoux se structure ainsi avec plus de netteté de pièce en pièce : dans une course contre le temps, s'opposent l'intérêt général, la gestion de la cité et le règlement de questions essentielles sans lequel aucun pouvoir, même fort, même efficace, ne saurait avoir de justification, de légitimité. On ne pouvait s'empêcher de penser, après La guerre de Troie n'aura pas lieu, à celle qui commençait en Espagne, à toutes celles qui menaçaient en Europe.

Tandis que chez les tragiques grecs la culpabilité de Clytemnestre et d'Égisthe est connue de tous dès le début, elle est d'abord ignorée dans la pièce de Giraudoux. Une version officielle a expliqué la mort d'Agamemnon par un accident. Électre devra donc découvrir la vérité, la pressentir, la suivre à la piste, en faire éclater le scandale. A cet égard, l'Électre de Giraudoux rappelle Œdipe ; mais, derrière le camouflage, c'est le crime d'autrui qu'elle chasse. Clytemnestre nous rappelle Hélène dans La guerre de Troie n'aura pas lieu, puisqu'elle paraît indifférente, altière, se frottant à ses enfants comme Hélène à ses hommes. Elle a laissé choir froidement Oreste, comme Hélène laisse choir Pâris. Laisser tomber Oreste ! Jamais je ne casse rien ! Jamais je n'échappe un verre ou une bague... Je suis si stable que les oiseaux se posent sur mes bras... De moi on s'envole, on ne tombe pas... (Acte I, scène 5, p.610). Le jeu de mots ne doit pas surprendre: "laisser tomber" l'objet qu'on prétend aimer, c'est avouer qu'on n'est pas attaché à lui. Clytemnestre, retranchée, "figée", rigide, apparaît morte ou pétrifiée; les oiseaux s'envolent d'elle, ce qui nous rappelle encore Hélène; et si elle laisse échapper les êtres vivants, elle tient les objets, comme Hélène oubliait les visages mais se souvenait des bijoux. Elle aussi prévoit le malheur, voit l'enfant glisser vers le marbre, et ne fait rien. La femme Narsès au contraire, cette pauvresse dont parle le Mendiant, fait une opposition nette avec la reine cruelle, car elle était attachée à son fils par une bande élastique, image persistante du cordon ombilical. "Pas une barbe. Un soleil. Un soleil annelé, ondulé. Un soleil d'où venait de se retirer la mer." (Acte II, scène 9, p.664).

Si Clytemnestre trouve son époux ennuyeux, sa fille effrayante et son fils insignifiant, la femme Narsès avec ses varices et sa petite louve, admire son roi et adore ses enfants. En comparaison avec cet humble personnage, Giraudoux met davantage en relief la vanité et le cynisme de la reine. Et la question se pose encore une fois. Quel a été le motif de ce meurtre qu'aucune passion n'explique puisque la reine est incapable de passion ? Le couple grotesque et boulevardier des Théocathoclès va fournir à Électre la clé de l'énigme. Agathe Théocathoclès révèle donc à son mari jaloux (dont la question "Qui est-ce?" vient de faire comiquement écho à celle d'Électre) que les femmes trompent d'abord leur époux avec tous les objets de l'univers puis - pourquoi pas ?- avec les hommes; tous les hommes. Ainsi faisait Hélène, comparant ses amants à des savons; ainsi, Alcmène, selon Jupiter, devait glisser des objets au dieu. Ce thème est un des lieux communs de Giraudoux. "L'oseille mangée par mon amant devient une ambroisie, dont je lèche les restes. Et tout ce qui est souillé quand mon mari le touche sort purifié de ses mains ou de ses lèvres." (Acte II, scène 6, p.642) Mais dans cette fuite hors du mariage, dans cette fugue vers l'autre, la haine vient s'introduire, l'ennui vient prendre son sens fort. Grâce au refoulement d'Agathe, Électre pressent que Clytemnestre a tué son mari parce qu'elle l'avait assez vu, parce que sa seule image lui était devenue intolérable.

Si Agathe paraît une copie de Clytemnestre, son époux le Président s'avère un double d'Agamemnon. Inquiet de sauver les apparences et de maintenir le statut social intact, il ne perçoit pas le piège tendu autour de lui. "Et pour droite elle est droite. Comme toutes les fleurs qui ne croient point au soleil." (Acte I, scène 2, p.591). Le Président a peur de la catastrophe qui approche et il s'efforce de repousser le déluge puisqu'il n'est ni fort ni préparé à envisager la vérité.

Pour sa part, Oreste n'est qu'un personnage indispensable pour le déroulement des événements mais il est faible et impuissant. Sans Électre "il n'est qu'un pinson." Il reste indécis, hésitant devant son avenir et il devient un pion sous les ordres de sa sœur et du destin. "Es-tu sûr que ce n'est pas la pire arrogance, pour un humain, à cette heure, de vouloir retrouver sa propre trace ? Pourquoi ne pas prendre la première route, et aller au hasard ? Fie-toi à moi, je suis dans un de ces moments où je vois si nette la piste de ce gibier qui s'appelle le bonheur." (Acte II, scène 3, p.633). Comme un Jésus antique devant son chemin prédéterminé, pour un moment il essaie d'échapper au sort du chasseur et du gibier à la fois, mais la justice doit être rendue à tout prix, et notamment par la main du plus innocent.

Égisthe est le personnage qui présente la plus grande évolution. Il débute comme amant pervers et résolu, il se transforme en roi responsable et sage et termine en amoureux prêt à se sacrifier. On trahit la terre comme une place assiégée, par des signaux. Le philosophe les fait, de sa terrasse, le poète ou le désespéré les fait, de son balcon ou de son plongeoir. (Acte I, scène 3, p.598) Égisthe se montre un autre Holopherne ou un autre Hans puisqu'il revendique une vie humaine calme et ordinaire, libre et indépendante de l'autorité des dieux. Il croit aux dieux mais en des dieux indifférents, sereins et inconscients. C'est pourquoi Égisthe conseille à Électre de ne pas faire du deuil "une offense aux vivants", de ne pas raccrocher les morts à notre vie, résumant les conseils que prodiguaient à Isabelle ses amis et ses maîtres. Renoncer à ce somnambulisme et à ce pathos ridicules, oublier les morts, les crimes passés, les suicides, vivre et se marier avec un homme simple, aimant, ami de la nature : voilà le sort commun proposé à Isabelle et à Électre. Mais la première seule s'engagera dans cette voie. Électre, fidèle à sa hantise, veut demeurer la veuve de son père, "à défaut d'autre".

Le Jardinier, en fiancé d'Électre, rappelle le laboureur auquel Euripide avait marié son héroïne. Un être modeste et tranquille, fidèle et dévoué, il prêche l'amour et la joie de la vie quotidienne, éloignée de péripéties douloureuses et il fait preuve d'une patience et d'une prudence qui nous rappelle la figure stoïque du Contrôleur dans Intermezzo. "Joie et Amour, oui. Je viens vous dire que c'est préférable à Aigreur et haine. Comme devise à graver sur un porche, sur un foulard, c'est tellement mieux, ou en bégonias nains dans un massif." (Entracte, p.626)

Certes, le Mendiant remplit à la fois le rôle du chœur et la fonction d'un dieu. Précurseur des événements, il n'agit pas vraiment dans l'intrigue mais son rôle est d'avertir les protagonistes, de préparer les spectateurs ainsi que de poser les questions fondamentales de la pièce. "Elle est la vérité sans résidu, la lampe sans mazout, la lumière sans mèche. De sorte que si elle tue, comme cela menace, toute paix et tout bonheur autour d'elle, c'est parce qu'elle a raison ! " (Acte I, scène 13, p.624) C'est au lecteur, au spectateur de choisir : être "pour" ou "contre" Électre, c'est voir dans l'aurore finale et l'embrasement d'Argos le début des temps nouveaux, des jours meilleurs ou, au contraire, l'anéantissement apocalyptique des coupables et des innocents mêlés.

Après l'étude de la lecture tabulaire et des systèmes métaphoriques on remarque que le personnage d'Électre reçoit de Giraudoux les pleins pouvoirs. Elle tient le premier rôle concernant la dotation en texte, la fréquence au sein des grands duos et la présence scénique. Électre est libre de juger et de punir. Rien ne fléchit sa justice implacable, pas même la certitude qu'elle va ruiner sa patrie et vouer au carnage des milliers d'innocents en exigeant un châtiment immédiat. Tout doit être sacrifié à la satisfaction de la justice intégrale. "Dans ce pays qui est le mien on ne s'en remet pas aux dieux du soin de la justice. Les dieux ne sont que des artistes. Une belle lueur sur un incendie, un beau gazon sur un champ de bataille, voilà pour eux la justice. Un splendide repentir sur un crime, voilà le verdict que les dieux avaient rendu dans votre cas. Je ne l'accepte pas." (Acte II, scène 8, p.656) Une comparaison rapide de la pièce française avec ses sources antiques conduit ainsi à la conclusion suivante: l'essentiel a été conservé, Électre reste une Diké exigeant l'expiation totale du crime, afin que la souillure en soit lavée, quel que soit le prix à payer pour cette purification. Électre dans son intransigeance annonce Lucile, la dernière héroïne giralducienne de Pour Lucrèce. Comme elle,Électre refuse à s'inscrire à la "confrérie des femmes" de même qu'elle rejette l'idée de prendre part au "camp" des femmes "faibles, menteuses, basses" où elle range sa mère, Clytemnestre. Nous connaissons cette justice amère. Dans la vie personnelle, c'est souvent celle des adolescents qui perçoivent soudain les fautes de leurs parents et les iniquités du monde. Dans la vie collective, c'est celle des révolutionnaires qui, jugeant un régime corrompu, veulent d'abord l'abattre et, fût-ce dans les ruines, retrouver une pureté. Quel que soit le sens qu'on lui donne, "Cela s'appelle l'aurore", merveilleuse formule pour baisser de rideau, reste une inépuisable ouverture sur la réflexion et l'interrogation.