L'impromptu de Paris (1937)

La pièce commence par du Molière, et ce n'est pas un hasard. L'École des femmes, donné à l'Athénée le mai 1936, avait été un triomphe pour Jouvet dans le rôle d'Arnolphe, comme metteur en scène et même en tant que décorateur: Christian Bérard avait réalisé magnifiquement ses idées de scénographie. Ce spectacle unanimement apprécié avait duré jusqu'au début 1937 et Jouvet un moment songea à le reprendre dans la saison 1937-1938. Et par une curieuse coïncidence, Giraudoux venait de voir L'Impromptu de Versailles. Le rapprochement de ces deux pièces, liées si étroitement dans l'histoire de Molière, a sans aucun doute mis en éveil son imagination, alors même que la critique venait d'accueillir avec certaines réticences son Électre. Un exemple plus proche, celui de Jacques Copeau, a pu également jouer un rôle de révélateur. Cependant, c'est essentiellement à ses propres textes sur le théâtre que Giraudoux a emprunté certains passages de son impromptu; il en a développé largement les idées et les propositions. 40 Profitant du schéma de la comédie des comédiens, Giraudoux lance sur le plateau de l'Athénée un fonctionnaire en quête d'acteurs. Belle occasion pour dire mieux que dans les colonnes d'un journal littéraire ou à un banquet d'anciens lycéens ce qu'il pense de la situation du théâtre.

Robineau est un officiel pas comme les autres. Son imaginaire nous révèle un homme ardent, d'esprit large et de bon goût et notamment un ami du théâtre enthousiaste. "Jusqu'ici des ailes m'y portaient. Car je suis un de vos fidèles... Ou des anges gardiens, sous la figure de vos délicieuses ouvreuses! Mais combien je préfère, fût-ce au dam de mon front et de ma hanche, cette marche au Saint-Graal qui m'amène à fouler ce parquet sacré..." (scène 2, p.678). Robineau se montre ici en tant que représentant idéal de l'État; cela signifie qu'il semble plein de compréhension et d'indulgence face aux problèmes du théâtre et qu’il veut vraiment contribuer de façon décisive à l'évolution de l'art dramatique. Robineau incarne peut-être l'aspiration profonde de l'auteur : voir l'État se comporter envers le théâtre et ses gens avec un intérêt réel et non affecté. C'est aussi l'occasion, pour Giraudoux, de jeter un clin d'œil poétique aux fonctionnaires chers à son univers provincial; clin d'œil politique au ministre que venait de mettre en place la victoire du Front populaire. Par un miracle du théâtre, Robineau, personnage de fiction lorsque la pièce fut créée, ne s'était-il pas métamorphosé en réalité, tant il est vrai, comme le dit la petite Véra, "que le théâtre, c'est d'être réel dans l'irréel"? Appelé à défendre, le 8 décembre 1937, devant la commission, la réorganisation des théâtres nationaux, le ministre de l'Éducation nationale réclame à Jouvet le texte de la pièce dont certains passages vont inspirer son intervention et entraîner l'adoption du projet par la Chambre, le 10 décembre. "Tout irait mal, mais il y a le théâtre!" 41 Giraudoux, mettant en scène ses théories et celles de son ami et collaborateur Jouvet, se devait de ne pas faire d'exposé trop didactique, lui qui affirmait que "le théâtre n'est pas un théorème, mais un spectacle, pas une leçon, mais un filtre" . (L'Impromptu de Paris, scène 3, p.691).

Pour rendre plaisant ce cours de théâtre dans une coulisse, Giraudoux a joué de son extrême familiarité avec la troupe de Jouvet. En quelques répliques, il a campé au naturel Marthe ou Raymone, silhouetté Renoir, Léon ou Adam, et présenté Madeleine Ozeray parée de tout le rayonnement de son interprétation d'Agnès dans L’École des femmes , tout en analysant et en commentant sur un mode gentiment parodique le Paradoxe sur le comédien de Diderot. En tout cas, il s'agit d'un règlement de compte courtois mais précis. Depuis Judith, les égratignures de méchants calembours ne s'étaient pas cicatrisées; l'accueil réservé à Électre les avait rouvertes. Giraudoux grâce au personnage de Renoir en profita pour attaquer certains journalistes qui n'avaient cessé de lui reprocher de faire de la littérature, du "théâtre littéraire". Et aussi pour défendre ses auteurs préférés, et en particulier Paul Claudel, qu'il avait inlassablement soutenu et proclamé le plus grand.

‘RENOIR: "Comme la langue française, parlée et écrite correctement, résiste d'elle-même à ce chantage, et n'obéit qu'à ceux qu'elle estime, c'est contre elle qu'a été menée l'offensive, et c'est alors qu'on a trouvé pour les pièces où elle n'était ni insultée ni avachie un qualificatif qui équivaut, paraît-il, aux pires injures, celui de pièces littéraires." (scène 3, p.689) ’

Giraudoux a également donné la parole en son nom propre à un Jouvet plus vrai que nature. Giraudoux remplissait ainsi le rôle dont il s'est le plus félicité, celui de poète, d'écrivain attaché à une troupe, fournisseur d'une troupe toute entière. Comédie des comédiens pris sur le vif, dans leur vie de coulisse, tels que ne les voient jamais, les imaginent rarement, les spectateurs. Selon l'étude des tableaux, Renoir est le personnage qui apparaît le plus fréquemment mais Jouvet est celui qui est doté de la plus grand somme de texte. Il est aussi celui chargé de défendre l'art dramatique et ses droits au sein des duos.

‘JOUVET: "Tu as à soigner le théâtre comme ta propre bouche, n'y souffrir aucune tache, veiller à son éclat. Ce n'est pas une question de crédits. Les dents d'or n'y sont pas nécessaires... C'est une question de santé, d'haleine. À théâtre carié, nation cariée... Puisque tu as cent millions, emploie-les d'abord à chasser des temples - tu ne m'en voudras pas d'appeler ainsi nos salles - les faux marchands. Tu y gagneras, malgré ce pas de porte!..." (scène 4, p.704-705) ’

Jouvet nous fait une exposé théorique sur le rôle du théâtre dans la vie d'une cité, d'un peuple, d'un État. Question déjà abordée, et fort sérieusement, par Giraudoux dans des articles et des conférences. Car six ans avant L'Impromptu de Paris, il avait dénoncé avec précision et force les carences de l'État dans l'organisation des loisirs, de l'éducation et de la culture du peuple français. 42 En soulignant les responsabilités de l'État dans la gestion des théâtres, sur le plan financier, artistique et moral, Giraudoux annonçait la notion de "service public" qui trouva son application dans le T.N.P. de Jean Vilar et les troupes de la décentralisation de l'immédiate après-guerre. Cri d'alarme et appel au secours.

Notes
40.

Jean Giraudoux, Théâtre complet, Le Livre de Poche, Paris, 1991, p. 1198.

41.

Catalogue de l'exposition Jean Giraudoux, Bibliothèque Nationale, 1982, p.138.

42.

Jean Giraudoux, Théâtre complet, Le Livre de Poche, Paris, 1991, p.1199