Cantique des cantiques (1938)

Écrivant un lever de rideau pour la Comédie-Française, Giraudoux a pensé d'abord au maître des pièces en un acte, Musset, à ses Comédies et à ses Proverbes. Néanmoins c’est de sa œuvre propre que Giraudoux a tiré la situation centrale de sa pièce, utilisant un épisode du chapitre II d'Englantine, roman publié en 1927. Déjà y apparaissait une référence au cantique de Salomon car, malgré les dénégations de Giraudoux, le texte biblique a influencé ce Cantique des cantiques laïc.

Florence est une femme belle, gracieuse et surtout menteuse. En écoutant ses images, on réalise qu'il y a deux langages et deux discours, aux deux niveaux de son être. "Avec vous [le Président], je n'avais conscience que des grands métiers, des grandes entreprises. Je savais, je suivais les luttes du monde, ses soifs, ses trésors. Avec vous, c'était le pétrole, l'or, le fer. Avec lui [Jérôme], c'est le celluloïd, le fixé, l'aluminium. Il a un établi de poche. Il sait toutes les soudures pour chaînes de montre, tous les alliages pour cadenas. C'est le dieu des petits métaux." (scène 4, p.722). "Jérôme a la simplicité d'un enfant". Florence l'adore ainsi et l'enveloppe de sa tendresse adulte. "Abandonnant, sous les espèces du Président, un monde où son statut était celui d'une prostituée belle et riche, Florence entre en maternité comme on entre en religion", "mais ainsi elle rompt avec un monde qu'elle a aimé, en fait avec la réalité elle-même." 43 Dans cette oasis de luxe et de calme - un de ces cafés caractéristiques, peuplé de silhouettes familières qui tiennent le rôle du chœur - se joue le choix de l'élue. Comme on l'a déjà mentionné, la tradition biblique a influencé la pièce giralducienne moins dans l'intrigue générale que dans la poésie de certains passages qui transfigure le proverbe en mélodie.

Dans le rôle double qu’il joue, Jérôme n'est pas tellement naïf ni abandonné à son amour aveugle comme on pourrait le croire. Son image nous laisse oser une autre interprétation de sa fonction: "Intention est le mot. C'est une intention vraie avec zirkon faux." (scène 7, p.735). On pourrait le considérer comme un ange ambigu sous l'apparence d'un mécanicien maladroit, sorte d’intermédiaire entre l'ange-garde de Judith et l'ange de Sodome et Gomorrhe. Dans sa crédulité, il pressent la vérité et essaie de sauvegarder la relation à tout prix puisque, ne l’oublions pas, l'union du couple reste une valeur primordiale dans toute l'œuvre de Giraudoux.

En tout cas, le personnage principal reste, du début à la fin de l'acte, le Président. Sa figure excelle en somme de texte (avec une toute petite différence avec Florence), en fréquence au sein des grands duos, et en présence scénique. Pourtant dans l'étude des systèmes métaphoriques, il partage l'intérêt avec l'héroïne de la pièce. En outre, son imaginaire est rempli d'amour et de passion. "Les autres avaient une boule de haine, de passion nationale, d'intérêt. Moi, je ne voulais même plus avoir d'idée, j'avais un talisman. J'avais sa vérité, sa pureté, son intransigeance. Dans ma poche je la touchais (une émeraude). C'était un chapelet à un seul grain. Je bravais amis et ennemis, de tout mon poids de carats... C'est un roc ! disait de moi l'assemblée... Voilà le roc..." (scène 6, p.731). Giraudoux donne une dimension différente et inattendue à son personnage. D'officiel typique et cruel, il l'a transformé en personnage lyrique et en amant romantique. L'amour a des propriétés supérieures, magiques, religieuses. C'est lui qui donne le courage et nous fait nous sentir plus noble, plus beau, plus fort, c’est l’amour dont la vue nous incite à dépasser les difficultés de ce monde. En filigrane apparaissait peut-être aussi Giraudoux lui-même, avec ses cinquante-cinq ans et la trame difficile de ses amours, de ces liaisons dont s'inspirent ses dernières œuvres.

Cette version humaine et parisienne du poème biblique cache, sous les dissonances de l'ironie et les silences de la pudeur, un hymne à l'amour qui s'en va, qui recommence toujours différent. Aussi douloureux pour la femme qui part que pour l'homme qui demeure. Une leçon d'amour dans un café. "C'est toujours cher", racontait le président.

Notes
43.

Charles Mauron, Le Théâtre de Giraudoux, José Corti, 1971, pp. 250-251.